Il naviguait depuis quelques jours sur le navire de la Transilienne. Avec le temps qu’il passait à ne pas manœuvrer, il jouissait du loisir de remuer ses aigreurs et raviver ses plaies à peine cicatrisées. Son corps guérissait rapidement, avec cette hauteur distante qui faisait que ses blessures se refermaient trop tôt à son goût. Il se donnait l’impression de trahir la mémoire de ses hommes en allant aussi vite aussi bien. Il ne payait pas assez cher le prix de sa défection. Et leurs froids cadavres entassés dans la soute du bateau n’avaient pas besoin de sa garde, pourtant, il ne quittait pas leur chevet.
Jour après jour, dans son corps vigoureux, à la fois pour son âge et son passé, il se maudissait d’être encore vivant. Survivre lui était odieux alors que de plus jeunes que lui avaient succombé. Ce n’étaient pas ses premiers morts, mais ils comptèrent pour lui bien plus qu’il ne croyait. On les avait confiés à sa garde et il devait rapporter la nouvelle à leurs parents, leurs familles. Des montagnards dont il se rappelait les journées passées à faire revivre Drum.
Une trahison, voilà ce que signifiait son geste, il y retournait pour subir son châtiment, échine basse, esprit embrumé dans l’atroce culpabilité qui le rongeait. Cette fois, il se condamnait pour de bon, en écho à ses anciens crimes. Il souhaitait mourir sur place, ou perdre sa tête et ne plus pouvoir distinguer le bon du mauvais. Cependant, il restait lucide et sa psyché lui assénait méthodiquement ses fautes et erreurs, le sillage de sang qu’il avait répandu derrière lui.
Il serait redevenu volontiers la bête sauvage qu’il était à son adolescence. Soucieux seulement de voir le jour prochain. Les jours qu’il avait vécus alors portaient plus de substance que bien des années. Une porte s’ouvrit quelque part à sa gauche et il reprit subitement conscience de ce qui l’entourait, comme si un bourdonnement d’oreilles cessait brusquement.
Une présence s’immisça dans sa perception des gens, ainsi qu’il en avait pris l’habitude désormais. C’était la jeune fille qui le harcelait pour manger. Elle ne comprenait pas qu’on puisse se laisser dépérir. Il se disait qu’elle était bien naïve pour son âge.
Dans la cale humide, elle passait outre les cercueils hermétiquement fermés. Il y en avait seize. Il se récitait la litanie de leurs noms pour les graver dans sa mémoire au burin. Il craignait de les oublier. Julius refusait que ces jeunes gens rejoignissent l’infinie liste de ses victimes.
« - Je n’y crois pas, vous n’avez même pas touché votre plat. Ça fait cinq jours maintenant que vous ne mangez plus.
- Quand on a mon âge, petite, on a moins besoin de manger. Tu m’as apporté de l’eau de vie comme je t’ai dit ? »
Elle était blonde avec la peau rose et le sourire facile. Habillée d’un pourpoint brun avec un pantalon en coton noir, elle ne s'embarrassaient de guère d’efforts pour paraître belle. Était-ce l’uniforme des transiliens ? Julius ne le savait pas. Il ne fréquentait personne et tout le monde l’évitait consciencieusement. À partir du moment où il avait payé son trajet ainsi que celui de ses camarades, il était resté isolé dans son coin. Il occupait son temps à méditer ou à boire jusqu'à en gerber par terre, souvent les deux. L’unique personne qu’il voyait était cette jeune femme en fleur, belle et pourtant vêtue comme un homme. Une fois, alors qu’elle s’était penchée pour ramasser son assiette, il lui avait attrapé les mains et les avait regardées. Elles étaient couvertes de cals, elles n’était pas celles d'une fillette. Néanmoins, elle avait joliment rosi. Peut-être était-elle attirée par lui, il savait que certaines femmes appréciaient son visage marqué et ses épaules larges. Il se dit que c’était encore un mensonge qu’il instillait, cette façon d’inspirer force et protection aux autres.
Quand la solitude l’étouffait, il tendait son esprit vers les autres passagers pour écouter leurs pensées. Il ne le faisait pas par malice, pas plus que par curiosité. Il avait juste besoin de ne pas se sentir aussi seul. Tendre son esprit était devenu presque un état normal et continu. Il n’avait plus de nécessité à se concentrer particulière pour y arriver. Cela lui prit des mois, mais il y aboutit. Il réussissait à distinguer dans la cohue des voix, celle d’une personne en particulier et la percevoir elle, seule. Des fois, il se laissait aller à englober plusieurs hommes dans son écoute et n’en retenir que des impressions générales. Il savait qui volait et qui ne volait pas. Il avait même surpris un type fomenter le projet de tuer quelqu’un qui avait un peu trop parlé à sa femme avant de le rétracter. Sa colère avait pulsé assez fort pour sortir Julius de la brume où l’alcool l’avait plongée. Quand il avait réussi à s’en détacher, il se sentait tremblant de fatigue et de fureur et ne put se détendre qu’en se resservant de larges gorgées du liquide brun ambré que ces gens appelaient cidre et lui pisse de pomme.
Mais voilà, ce jour-là, la jeune fille avait décidé de traîner un peu en sa compagnie un peu comme elle le faisait régulièrement. Elle s’arrêtait pour lui parler de ses malheurs et elle prenait son silence pour une écoute attentive. Il était réceptif à ses tourments, pourtant, il n’arrivait pas à y réagir tant sa tête était vide. Pendant qu’elle passait la serpillère sur ce qu’il avait renversé, elle lui racontait les brimades subies par son quartier-maître, une vieille femme acariâtre qui ne la laissait jamais en paix. Julius l’écouta ce jour-là avec un regain d’intérêt, son enthousiasme et sa fraîcheur de vivre suspendaient sa mélancolie. Sa présence lui était un baume au cœur. Elle arriva même à lui arracher un rire court et sec qui l’entraîna dans une quinte de toux. La jeune fille interrompit son ménage pour le regarder un moment avant de croiser ses bras autour de sa poitrine et d’annoncer tout haut son intention de ne pas le laisser ici plus longtemps.
« Il n’y a pas de mais ! Vous n’êtes pas encore mort alors vous n’avez pas de place ici et puis, vous sentez tellement mauvais que je vais finir par en mourir, vous allez me suivre. »
Le regard qu’il lui adressa la fit presque fléchir alors que ses joues se coloraient de rouge. Elle lui rendit le sien et il la suivit étrangement docile, fatigué qu’il fût de lutter contre tout. Il avait juste envie de s’abandonner à ses soins. Le nez pincé, elle lui ôta ses hardes dans sa cabine en s’exclamant d’horreur devant son corps couturé de cicatrices. Puis, elle défit ses bandages et fit l’inventaire de ses blessures. Elle le lava armée de son éponge et de sa patience. Après son traitement diligent, il était propre, coiffé et portait des vêtements frais. Elle allait l’abandonner sur un lit qui était le sien et qu’il n’avait pas encore visité alors, mais il la retint. Son regard était fiévreux et exprimait une détresse insondable ainsi qu’une soif démente d’une chaleur et d’une présence à ses côtés. Sa poigne lui fit presque mal, toutefois, elle ne put se résoudre à le laisser et ils se consumèrent tous les deux l’un dans l’autre pour éloigner un moment la misère de leurs existences.
Le lendemain, Julius sentait ses muscles raides. Il était resté trop longtemps immobile devant ces morts se complaisant dans sa douleur. Il avait faim et se devait de reprendre le poids perdu à cause de son interminable convalescence. Alors, il se mit à faire de l’exercice tous les jours et à manger pour six. Le soir, il retrouvait la jeune fille dans sa chambre et ne la laissait partir qu’à regret, au jour naissant. Il délaissait non sans culpabilité les cercueils et s’étoffait jour après jour.
Quand il arriva à destination, il racheta le contrat de son amante et lui demanda de quitter le service de la Transilienne. Il lui proposa de rejoindre l’école de médecine de Drum et de parfaire une science qu’elle possédait instinctivement. D’abord, elle refusa, elle voulait l’accompagner où il irait. Puis, il finit par lui promettre de venir la chercher une fois son enseignement terminé.
C’était une promesse qu’il ne tiendrait jamais. Mais, se parjurer n’allait pas entacher un honneur dont il ne pouvait se targuer.
La rencontre avec Rikkard se passa mal. Il s'était figuré le voir se ruer sur lui pour le tuer, il ne produisit rien de tel. Il lui avait juste dit de s’en aller avant qu’il n’oublie avoir été son ami. Il lui dit de ne jamais revenir sur Drum s’il voulait espérer vivre encore. Derrière ces mots durs, Julius sentit une sombre résolution et prit la menace au sérieux. Il partit honteux, coupable par deux fois d’avoir trahi ses compagnons ; en les laissant mourir puis par son histoire avec Lydie. Il n’avait plus rien à faire ici.
Il ne revit pas la femme avant de quitter l’île. Malgré ce que lui disait son esprit, il savait qu’il avait fini son deuil. Il garderait la cicatrice de leur disparition. Cependant, il en guérirait. Pour l’instant, il devait répondre à l’appel des médecins de Drum, payer le prix du sang versé.
Jour après jour, dans son corps vigoureux, à la fois pour son âge et son passé, il se maudissait d’être encore vivant. Survivre lui était odieux alors que de plus jeunes que lui avaient succombé. Ce n’étaient pas ses premiers morts, mais ils comptèrent pour lui bien plus qu’il ne croyait. On les avait confiés à sa garde et il devait rapporter la nouvelle à leurs parents, leurs familles. Des montagnards dont il se rappelait les journées passées à faire revivre Drum.
Une trahison, voilà ce que signifiait son geste, il y retournait pour subir son châtiment, échine basse, esprit embrumé dans l’atroce culpabilité qui le rongeait. Cette fois, il se condamnait pour de bon, en écho à ses anciens crimes. Il souhaitait mourir sur place, ou perdre sa tête et ne plus pouvoir distinguer le bon du mauvais. Cependant, il restait lucide et sa psyché lui assénait méthodiquement ses fautes et erreurs, le sillage de sang qu’il avait répandu derrière lui.
Il serait redevenu volontiers la bête sauvage qu’il était à son adolescence. Soucieux seulement de voir le jour prochain. Les jours qu’il avait vécus alors portaient plus de substance que bien des années. Une porte s’ouvrit quelque part à sa gauche et il reprit subitement conscience de ce qui l’entourait, comme si un bourdonnement d’oreilles cessait brusquement.
Une présence s’immisça dans sa perception des gens, ainsi qu’il en avait pris l’habitude désormais. C’était la jeune fille qui le harcelait pour manger. Elle ne comprenait pas qu’on puisse se laisser dépérir. Il se disait qu’elle était bien naïve pour son âge.
Dans la cale humide, elle passait outre les cercueils hermétiquement fermés. Il y en avait seize. Il se récitait la litanie de leurs noms pour les graver dans sa mémoire au burin. Il craignait de les oublier. Julius refusait que ces jeunes gens rejoignissent l’infinie liste de ses victimes.
« - Je n’y crois pas, vous n’avez même pas touché votre plat. Ça fait cinq jours maintenant que vous ne mangez plus.
- Quand on a mon âge, petite, on a moins besoin de manger. Tu m’as apporté de l’eau de vie comme je t’ai dit ? »
Elle était blonde avec la peau rose et le sourire facile. Habillée d’un pourpoint brun avec un pantalon en coton noir, elle ne s'embarrassaient de guère d’efforts pour paraître belle. Était-ce l’uniforme des transiliens ? Julius ne le savait pas. Il ne fréquentait personne et tout le monde l’évitait consciencieusement. À partir du moment où il avait payé son trajet ainsi que celui de ses camarades, il était resté isolé dans son coin. Il occupait son temps à méditer ou à boire jusqu'à en gerber par terre, souvent les deux. L’unique personne qu’il voyait était cette jeune femme en fleur, belle et pourtant vêtue comme un homme. Une fois, alors qu’elle s’était penchée pour ramasser son assiette, il lui avait attrapé les mains et les avait regardées. Elles étaient couvertes de cals, elles n’était pas celles d'une fillette. Néanmoins, elle avait joliment rosi. Peut-être était-elle attirée par lui, il savait que certaines femmes appréciaient son visage marqué et ses épaules larges. Il se dit que c’était encore un mensonge qu’il instillait, cette façon d’inspirer force et protection aux autres.
Quand la solitude l’étouffait, il tendait son esprit vers les autres passagers pour écouter leurs pensées. Il ne le faisait pas par malice, pas plus que par curiosité. Il avait juste besoin de ne pas se sentir aussi seul. Tendre son esprit était devenu presque un état normal et continu. Il n’avait plus de nécessité à se concentrer particulière pour y arriver. Cela lui prit des mois, mais il y aboutit. Il réussissait à distinguer dans la cohue des voix, celle d’une personne en particulier et la percevoir elle, seule. Des fois, il se laissait aller à englober plusieurs hommes dans son écoute et n’en retenir que des impressions générales. Il savait qui volait et qui ne volait pas. Il avait même surpris un type fomenter le projet de tuer quelqu’un qui avait un peu trop parlé à sa femme avant de le rétracter. Sa colère avait pulsé assez fort pour sortir Julius de la brume où l’alcool l’avait plongée. Quand il avait réussi à s’en détacher, il se sentait tremblant de fatigue et de fureur et ne put se détendre qu’en se resservant de larges gorgées du liquide brun ambré que ces gens appelaient cidre et lui pisse de pomme.
Mais voilà, ce jour-là, la jeune fille avait décidé de traîner un peu en sa compagnie un peu comme elle le faisait régulièrement. Elle s’arrêtait pour lui parler de ses malheurs et elle prenait son silence pour une écoute attentive. Il était réceptif à ses tourments, pourtant, il n’arrivait pas à y réagir tant sa tête était vide. Pendant qu’elle passait la serpillère sur ce qu’il avait renversé, elle lui racontait les brimades subies par son quartier-maître, une vieille femme acariâtre qui ne la laissait jamais en paix. Julius l’écouta ce jour-là avec un regain d’intérêt, son enthousiasme et sa fraîcheur de vivre suspendaient sa mélancolie. Sa présence lui était un baume au cœur. Elle arriva même à lui arracher un rire court et sec qui l’entraîna dans une quinte de toux. La jeune fille interrompit son ménage pour le regarder un moment avant de croiser ses bras autour de sa poitrine et d’annoncer tout haut son intention de ne pas le laisser ici plus longtemps.
« Il n’y a pas de mais ! Vous n’êtes pas encore mort alors vous n’avez pas de place ici et puis, vous sentez tellement mauvais que je vais finir par en mourir, vous allez me suivre. »
Le regard qu’il lui adressa la fit presque fléchir alors que ses joues se coloraient de rouge. Elle lui rendit le sien et il la suivit étrangement docile, fatigué qu’il fût de lutter contre tout. Il avait juste envie de s’abandonner à ses soins. Le nez pincé, elle lui ôta ses hardes dans sa cabine en s’exclamant d’horreur devant son corps couturé de cicatrices. Puis, elle défit ses bandages et fit l’inventaire de ses blessures. Elle le lava armée de son éponge et de sa patience. Après son traitement diligent, il était propre, coiffé et portait des vêtements frais. Elle allait l’abandonner sur un lit qui était le sien et qu’il n’avait pas encore visité alors, mais il la retint. Son regard était fiévreux et exprimait une détresse insondable ainsi qu’une soif démente d’une chaleur et d’une présence à ses côtés. Sa poigne lui fit presque mal, toutefois, elle ne put se résoudre à le laisser et ils se consumèrent tous les deux l’un dans l’autre pour éloigner un moment la misère de leurs existences.
Le lendemain, Julius sentait ses muscles raides. Il était resté trop longtemps immobile devant ces morts se complaisant dans sa douleur. Il avait faim et se devait de reprendre le poids perdu à cause de son interminable convalescence. Alors, il se mit à faire de l’exercice tous les jours et à manger pour six. Le soir, il retrouvait la jeune fille dans sa chambre et ne la laissait partir qu’à regret, au jour naissant. Il délaissait non sans culpabilité les cercueils et s’étoffait jour après jour.
Quand il arriva à destination, il racheta le contrat de son amante et lui demanda de quitter le service de la Transilienne. Il lui proposa de rejoindre l’école de médecine de Drum et de parfaire une science qu’elle possédait instinctivement. D’abord, elle refusa, elle voulait l’accompagner où il irait. Puis, il finit par lui promettre de venir la chercher une fois son enseignement terminé.
C’était une promesse qu’il ne tiendrait jamais. Mais, se parjurer n’allait pas entacher un honneur dont il ne pouvait se targuer.
La rencontre avec Rikkard se passa mal. Il s'était figuré le voir se ruer sur lui pour le tuer, il ne produisit rien de tel. Il lui avait juste dit de s’en aller avant qu’il n’oublie avoir été son ami. Il lui dit de ne jamais revenir sur Drum s’il voulait espérer vivre encore. Derrière ces mots durs, Julius sentit une sombre résolution et prit la menace au sérieux. Il partit honteux, coupable par deux fois d’avoir trahi ses compagnons ; en les laissant mourir puis par son histoire avec Lydie. Il n’avait plus rien à faire ici.
Il ne revit pas la femme avant de quitter l’île. Malgré ce que lui disait son esprit, il savait qu’il avait fini son deuil. Il garderait la cicatrice de leur disparition. Cependant, il en guérirait. Pour l’instant, il devait répondre à l’appel des médecins de Drum, payer le prix du sang versé.