TITRE SAUVAGE & SWAG
Kaitô ATSUJI | Althéa PANABAKER
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Le grand Opéra de Saint Urea. Placé dans la cité intérieure, c'était la première fois que j'allai poser les pieds là-bas. Et pour cause : j'avais toujours été, depuis mon arrivée dans cette cité gigantesque, une simple barde. Et pourtant, Keran avait vu en moi autre chose qu'une simple clocharde. Il m'avait écoutée, m'avait nourrie et donné un toit alors que je lui offrais ma voix pour chanter le soir. Et mine de rien, ces derniers mois, ma côte avait montée. J'étais devenue, non pas célèbre, mais ce qui s'en rapprochait le plus. Un peu connue, disons. Et j'étais extrêmement fière de pouvoir à présent payer mes repas à Keran, et de pouvoir porter autre chose que ses guenilles. Selène, sa femme, était venue exprès avec moi pour cette soirée particulière. Ma première représentation ! J'en frissonnais de plaisir. J'observais le grand bâtiment blanc, aux fenêtres hautes ornées de vitraux colorés. C'était magnifique, rien à voir avec la frange. J'inspirais, et avec angoisse, portais ma main à mon sac de cuir en bandoulière, pour sentir la présence de mes instruments. Depuis le matin, j'étais paniquée à l'idée d'oublier quelque chose, ou de m'emmêler les pinceaux.
▬ Selène, est-ce que- commençais-je, puis je me tu devant son regard soupçonneux.
▬ Tu vas me faire le plaisir d'entrer et de te préparer. L'ouverture commence dans une bonne heure, et entre te faire belle pour que tu impressionnes tous ces bourgeois et ton angoisse à l'idée de monter sur les planches ...
Je sentais ma bouche toute sèche. Y aurait-il du monde ? J'étais sensée passer en quatrième position. La dernière à vrai dire ; mon temps était également le plus court. Mais devant mon nom inconnu, il était normal que je sois la moins gâtée, non ? Je pénétrais dans l'ombre fraîche du bâtiment. Nous passâmes le grand hall, et je montrais le document m'invitant à faire partie de la représentation de ce soir. Et enfin, je me retrouvais dans ma loge. Ma loge ! Je m'étais toujours préparée dans ma chambre, jusque là ! Certes, la pièce était exigüe, mais le miroir en pied était en verre, la coiffeuse était couverte de fards et de maquillage ; des vêtements à ma taille avaient été préparés. Je restais un instant la bouche ouverte, un peu stupide, devant ce stupre et ce luxe. Si je m'étais douté ! Je sentis l'excitation pointer le bout de son nez, et cette émotion m'enflamma, mâtinée de peur. Et si je n'étais pas assez bonne ? Je relevais le menton, bien décidée à donner tout ce qui était en moi ! Ils allaient voir !
▬ Assis-toi, je m'occupe de tes cheveux. Répètes un peu, en attendant.
Selène était adorable. Et pendant l'heure qui passa, le changement le plus improbable se produisit. Mes boucles passèrent de l'état de chevelure emmêlée à celle de boucles ondulant gracieusement autour de moi comme une cascade sombre ; elle porta un peu de rose à mes joues, mais n'alourdit pas mon visage de maquillage autre que celui-là. Elle alla même jusqu'à brosser mes cornes et me mettre une touche de parfum dans le cou et derrière les oreilles. J'eus un petit rire nerveux devant mon reflet ; je n'avais pas encore revêtu ma tunique, mais je me sentais déjà dans la peau d'une autre. C'était étrange et effrayant.
▬ Quelle tenue tu me conseilles ? fis-je, presque défaillante.
Au-dehors, un brouhaha se faisait entendre. Les gens avaient commencé à entrer. Le spectacle n'allait pas tarder à commencer. J'avais encore du temps devant moi ; Merle, Litanie et Astérie chant-d'oiseau devaient faire leur propres représentations. J'étais la petite dernière, et je me demandai si les personnes présentes auraient la patience d'attendre ma venue. Je déglutis, et pris la robe que me tendait Selène. Blanche, elle était retenue aux épaules par deux broches dorés en forme de tête de mouflon, qui n'étaient pas sans rappeler mes propres cornes d'une jolie couleur terreuse. La tunique me descendait en dessous des genoux, taillée pour quelqu'un de plus grand que moi. Selène fit quelques reprises au niveau des bras et de la poitrine, alors que j'enfilais de petites bottines de cuir brun. J'avais l'impression de me déguiser ; c'était à la fois agréable et étrange. Et puis, quelqu'un toqua à la porte.
▬ Mademoiselle Panabaker ? Vous passez sur scène dans vingt minutes. Je repasse bientôt pour vous demander de me suivre.
Le jeune garçon, que j'avais déjà vu à l'entrée, m'offrit un petit sourire rassurant et s'éloigna. Mon coeur se mit à tambouriner dans ma poitrine, et j'eus envie de m'enfuir. Tous ces gens étaient habitués à entendre de très bons chanteurs. Est-ce que je valais le coup ?
Bien sûr. Tu vaux ce que tu veux valoir.
Je baissais les yeux sur mes doigts ; mes longs cils formaient des ombres sur mes joues roses et ma peau de porcelaine. Je devais donner tout ce que j'avais. Je cessais doucement de trembler, et avec une assurance un peu feinte, je pris mon luth de bois rouge pâle et attendis que le jeune garçon ne vienne me chercher. Nous passâmes par des couloirs cachés aux yeux des spectateurs. A un moment nous surplombâmes la salle et voir tous ces gens assis, qui chuchotaient entre eux pendant cette entracte, me retourna l'estomac.
▬ Tout ira bien.
Je posais mes prunelles d'ambre sombre sur le garçon, qui continuait de me guider. Je me calquais sur son assurance : je ferais tout pour que mes chants leur conviennent. Nous descendîmes un escalier, puis je fus sur la scène. Les rideaux étaient tirés, alors que la lumière était rallumée dans la salle. J'inspirais, le luth dans les bras, et allais m'assoir sur le petit tabouret au milieu.
Il était temps.
Le garçon leva le pouce vers moi, puis ordonna qu'on ouvre les rideaux. Au-dehors, les messes basses se turent, et les lumières s'éteignirent. Et enfin, le rideau s'écarta, dans un chuintement doux et soyeux. Je me retrouvais dans le noir, à peine visible dans l'ombre de la salle. Puis les lumières se firent sur la scène, m'aveuglant un instant. Le garçon hocha la tête, et du coin de l'oeil, je le vis me faire signe de commencer. Mes doigts eurent du mal à trouver leur emplacement logique. Je tremblais un peu ; est-ce que c'était visible ? Mon estomac semblait prêt à s'enfuir en me laissant derrière. Je déglutis, et puis, je fermais les yeux. Tant pis.
Ma bulle se forma, alors que mes doigts aux ongles courts et laqués de noir grattaient et pinçaient les premières cordes. Je me mis à chanter. Ma peur n'était plus qu'un souvenir. Ici, je chantais. Et eux, ils recevaient ce que je leur donnais. Voilà toute l'histoire. Je pris en assurance, et le mince filet de voix claire devint puissance musicale, emplissant la salle, semblant voguer comme si elle était vivante. Harmonieuse et mélodieuse, elle offrait un panel d'émotions qui étaient les miennes. Les paroles s'échappaient de mes lèvres ; mes histoires venaient du mon coeur, et sous mes tons musicaux, celui presque divin de l'instrument que je tenais contre moi. Je ne vivais plus que pour ça ; chanter, et jouer. Mes doigts courraient sur le bois et les cordes, animés de leur vie propre. Je ne pensais plus à rien ; j'étais musique. Je ne pris pas le temps de souffler ; j'enchaînais les chants et les sagas tranquillement. A un moment, une pensée me vint : pourquoi avais-je eu peur, exactement ? N'avais-je pas confiance en ma propre capacité ? Puis cette idée s'échappa, noyée dans le maelstrom de ma voix. Cette dernière continuait de s'élever, sincère, limpide et cristalline. Puis, les lumières se rallumèrent alors que je terminais ma symphonie. Je rouvris les yeux, un instant aveuglée. Je clignais stupidement des paupières, alors que les gens se mettaient à applaudir.
Je déglutis, l'angoisse refaisant surface : il y avait encore du monde ! Diantre ! Je me levais, les jambes flageolantes, et sous l'insistance du jeune garçon qui continuait de m'observer avec les autres chanteurs et musiciens, je fis une révérence assez maladroite, le luth à la main, tremblante de tous mes membres. Je voulus rejoindre ma loge, mais le jeune garçon m'interrompit. Il désigna du pouce le public.
▬ Il est courant que des gens veuillent parler aux musiciens, après la représentation. Vous pouvez rester ici, qui sait, vous pourriez être félicitée.
Il disait ça avec tant de gentillesse que je me sentis émue. Avais-je vraiment mérité des félicitations ? Autour de moi, divers bourgeois étaient allés parler aux trois autres chanteurs. Je les observais avec curiosité, m'étant assise sur mon tabouret ; la scène était envahie de jeunes gens qui voulaient féliciter et offrir des contrats à mes prédécesseurs. Je soupirais, encore un peu choquée par l'émotion. J'inspirais, et réussis à sourire à un petit garçon qui passait avec sa mère devant moi.
Tout s'était bien passé, en fin de compte.