Dis, Pluplu, c'est quoi, pour toi, le nombre parfait d'enfants ?Je recrache tout ce que j'ai en bouche, c'est à dire, la totalité de mon verre de lait et quelques morceaux de pain qui baignaient dans le liquide plein de calcium. C'est Milly qui le dit et elle veut que je boive du lait pour renforcer mes os. Je ne suis pas opposé. Par contre, elle a le don de poser les questions qui savent me surprendre. Et c'est lentement que je tourne la tête vers elle, délaissant mon voisin d'en face qui, lui, n'aime pas le lait. Je la regarde, les yeux exorbités comme si elle venait de prononcer un juron particulièrement odieux. Elle esquive mon regard, les joues légèrement rosies.
Tu … tu … tu as dis quoi ?Et bien … Plu. Je voulais savoir si, dans l'hypothèse ou tu voulais avoir des enfants, et que c'était techniquement possible d'en faire, en supposant que tout se passe bien, combien d'enfants te semble être le … le …Elle se tait un instant, cherchant le mot qui lui manque. Son regard croise le mien. Elle frissonne. Je baisse les yeux, dans le vague, esquissant un sourire niais.
Des … enfants ?Oui … tu sais ? Les petits adorables bambins qu'on élève avec amours.Je … je vois. Je crois.Il y'en a qui disent que deux, c'est bien. D'autres disent trois. Toi, tu dis quoi ?Je tourne la tête à droite et à gauche à la recherche d'une échappatoire. Je ne sais pas quoi répondre. Je ne sais pas ce que je dois répondre. C'est un piège ! Mais les voisins de tables ne sont pas les derniers des crétins, ni les premiers dans le domaine de la maternité. La question est universellement compliquée pour nous. Étrangement, les voisins semblent soudainement préoccupés par le fond de leur bol de soupe ou l'examen des patates à la recherche d'un défaut inexistant. Merci les mecs. Échec de la solidarité masculine. Et ce n'est pas leurs encouragements silencieux qui vont me sauver. Je reviens vers Milly qui me regarde, légèrement rouge, en me faisant les yeux doux. Ma gorge se noue. Ne pas paniquer. Ne pas paniquer. Dire quelque chose d'intelligent.
Euuuuuuh …C'est un bon début. Je fais quelques gestes avec mes mains comme pour commencer une explication ; c'est juste pour gagner du temps.
Tu … tu ne veux.JE ! Euh. Je ne sais pas, en fait. Je me suis jamais posé la question.J'ai failli subir une question encore pire que celle-là. Bien esquivé. Maintenant, il faut enfoncer la brèche ouverte. Pour ça, il y a les incontournables.
En fait, je n'arrive plus à penser depuis que tu es dans ma vie.Bon, c'est un peu gros, mais Milly gobe le truc. En d'autres circonstances, j'aurais été odieux de faire ça. Mais pour ce genre de question, tous les coups sont permis pour s'en sortir. C'est une lutte qui remonte jusqu'aux premiers membres de l'espèce.
T'es trop chou.Elle approche son visage pour déposer un baiser sur ma joue. Autour, les voisins toussotent dans leur verre. Ils me félicitent.
Et maintenant que je te pose la question, tu en penses quoi ?Argh. On ne sème pas si facilement une fille. Et encore moins Milly. L'histoire a prouvé que des dizaines d'années après, on s'est retrouvé. Je vois que je n'ai aucune échappatoire, il va falloir être franc. La question n'est pas anodine. Combien on aurait de gosses ensemble ? J'essaie de m'imaginer la scène. Celle avec les enfants. Pas celle d'avant.
Plu ? T'es malade ? Tu deviens rouge.Non … c'est rien. Oublie.Alors ? Combien ?Hé bien … C'est toi qui dois les porter. C'est toi qui dois … en souffrir, un peu. Alors, c'est à toi d'en décider.Toussotement plus fort. Joli coup de pied en touche. Et je passe pour un homme se souciant du bien-être de mon amour. Des siècles d'échecs pour qu'on en arrive à cette pensée.
J'aime bien les enfants...Ah ?Alors, je crois que tant que je pourrais en faire, je voudrais en faire ! Même si on en a dix !DIX?!Et encore, on peut en avoir plus !Mon dieu. Elle n'a aucune limite. Et malgré l'énormité du chiffre, elle me sourit. Pire, elle me prend la main et vient la poser sur son ventre. Un instant, j'ai un horrible doute. Mais non, ça ne se peut. Elle me fait démentir.
Tu t'imagines ? Il pourrait y avoir de la vie, ici.C'est pas la première fois que je lui touche le ventre, mais c'est la première fois que ça se fait sur le thème des enfants. Ça a le don de me couper la voix, me limitant à un simple son de créature mourante, ce qui en dit long sur mon désarroi. Je cherche du secours. Allez les gars ! Vous allez pas me laisser dans cette situation. Mais ils sont vraiment des lâches à Navarone. À dix mètres aux alentours, tous les types ont pivoté sur leur chaise pour nous tourner le dos. Les seuls qui ont pas tourné le dos, c'est les filles qui nous regardent avec des étoiles dans les yeux.
J'ai envie de pleurer. Je prends les premiers mots qui me viennent à l'esprit.
C'est … fascinant.Oui ! C'est le mot.J'essaie d'enlever ma main. C'est extrêmement gênant. Milly enchaine, pleine de joie.
Ça serait fantastique, d'être là, ensemble … tout les trois.Elle me sourit. Je le regarde. Et dans ses yeux, je me vois. Je me vois et, dans un clignement de l'oeil, je ne me vois plus. Ils ne me voient plus. À trois. À quatre. À cinq. À plus. Le chiffre ne peut qu'augmenter. Et pourtant, dans pas si longtemps que ça, il baissera d'un cran.
Car je ne serai plus là.
Milly n'a pas vu le changement chez moi. J'en suis quasiment devenu livide. Avant qu'elle ne me pose la question, j'étais dans mes pensées. J'avais pris une décision. Une décision douloureuse. Et je me morfondais avec. Elle m'en a sorti. Elle vient de m'y replonger. Oui. C'est beau. Mais tout ça n'est qu'un mirage. Un rêve à durée limitée. Un kleenex. Pour sécher les larmes à la fin. Alors que mon sourire s'est éteint que mes yeux se sont faits plus humides, elle continue.
J'y ai pensé ce matin. C'est quelque chose que je ne croyais plus jamais penser. Et depuis, j'en suis toute folle !Ah ?Oui … et je crois que … mon … mon corps … apprécie l'idée.HEIN ?Non … oublie.Comment peut-on oublier ? L'espace d'un instant, elle parvient encore à me tirer des mes idées sombres.
J'ai juste … des bouffées de chaleur. Une sorte d'euphorie. Un peu la migraine, aussi. Enfin, c'est bizarre.Tu devrais aller voir le médecin.J'ai tilté. Elle fait écho à ce que j'ai évoqué plus tôt. Va-t-elle bien ?
Rooh. Tu veux vraiment que j'aille le voir.C'est important Milly. Ce n'est pas juste une petite douleur. C'est ton corps.Mais …Pense aux enfants, Milly.C'est bas. Mais ça a le don de la faire réagir.
S'il y a une complication pour un truc bénin, tu le supporterais ?… non …ça ne coûte rien d'aller le voir. Il faut être sûr que tout va bien.
Il faut que j'en sois sûr...D'accord, j'irais …Tu y vas. Tout de suite !Elle fait la moue, boudeuse.
Maiieuh.Je m'approche d'elle, lui attrapant la main et je l'embrasse doucement. Les yeux dans les yeux, nez contre nez, je conclus.
C'est important. Pour nous.D'a … d'accord.C'est bien.Elle se lève, hésite à partir, puis revient vers moi. Attrapant une serviette, elle se met à essuyer les coins de ma bouche. Du lait.
Tu es un mauvais exemple comme père à faire ça.Heureusement qu'ils auront une mère formidable.Elle tique. Je l'ai dit sans grande émotion. Elle penche la tête, inquiète.
Tu fais la même tête que quand tu es sorti du bureau de monsieur Andermann.…De quoi avez-vous pu bien parler ?De rien.Sûr ?Oui. Il m'en veut juste de lui avoir piqué son pantalon, l'autre jour.Ah ? Mais c'est ma faute !Il ne peut pas en vouloir à une demoiselle, alors, c'est pour ma pomme. Mais c'est pas grave.Mais …Va. Je te rejoins.Elle hésite, puis fait volt-face, partant pour l'infirmerie. Je la suis du regard jusqu'à ce qu'elle disparaisse. Et après ça, je reste là, à regarder dans le vide, avant de revenir à mon plateau. Je croise les regards des voisins. Il y a des excuses dans leurs regards. Je m'en moque. Je finis rapidement mon plat, puis je réunis les deux plateaux de Milly et moi et je m'en vais les déposer à l'endroit prévu à cet effet. Tout près, c'est une chaise qui recule, moi qui fait un détour et un obstacle humain qui s'interpose sur mon chemin. Je bascule. Bruits de vaisselles cassés. Je suis à terre.
Raah.
Et c'est là qu'elle m'interpelle.
Pépé ! Je te croise enfin !***
Je veux savoir.Quoi donc ?Tu as accès à nos dossiers médicaux. J'ai … cette chose. Mais qu'en est-il de Milly ?Il me jauge du regard un instant.
Que feras-tu de cette information ?J'ai besoin de le savoir. Je ne sais pas si …DIS-LE-MOI !Il me fixe, puis lâche.
Dans l'affaire, elle a récupéré toute la chance. Elle est promise à une nouvelle vie. La vieillesse la prendra comme elle me prendra, à un âge avancé. Elle n'a rien, mon ami. Elle vivra.