C'pas trop mal, Orange. P'tite cité tranquille, autochtones pas trop cons, marine bien installée désormais et surtout plutôt bien accueillie. Puis du soleil, tout le temps. La ville s'est retrouvée prise dans une bataille, y a quelques temps. Boum, la moitié de la ville partie en fumée. La marine participe activement à la reconstruction. Avec le sourire. Mieux que ça : pas d'uniforme, quasi tous en civil, pour pas incommoder les habitants. Ces derniers rechignent pas trop, ils sont même en bons termes avec leurs occupants camouflés. Encore mieux que ça : le premier réflexe de la plupart de ceux que j'ai rencontré, hier, c'était de se faire la remarque qu'un homme-poisson dans la marine, c'est super rare. J'veux dire, personne pour m'insulter ou pour me lancer de sales regards. Voilà, c'est la ville d'Orange. Débarqué fraîchement hier, on m'a dit que j'surveillerai des ouvriers sur les chantiers. Ça me paraissait bien parti.
Mais en fait, j'suis en route pour les champs, à quelques kilomètres de la ville. La marine y a déployé de la main d'oeuvre pas chère pour compenser le manque de paysan et pouvoir nourrir de nouvelles bouches... Celles des marins fraîchement installés, entre autres. La main d'oeuvre, c'est des taulards. Pour les récoltes. Parce qu'en ville, tout le monde est mobilisé sur la reconstruction, et personne n'a d'yeux pour ce qui se passe dehors, dans la campagne. Et moi, j'vais surveiller ces braves gens. Pas tout seul. Sergent-chef Kamina, nourrice improvisée pour détenus dangereux équipés de faucilles. Mmmh. J'suis secoué. Mentalement, physiquement aussi, en fait. La carriole qui nous amène dans les champs se balance. Foutue campagne. Gros cailloux partout sur la route. Dès le petit matin, ça m'assomme plutôt que ça me réveille. J'ai pas besoin de ça. Pas besoin non plus des autres soldats qui se parlent bruyamment de la pluie et du beau temps. Ils prennent cette... "mission" vachement mieux que moi, apparemment. J'crois que j'ai un blocage.
J'me tourne vers mon voisin de gauche. C'est mon lieutenant. Lui qui m'a annoncé que finalement, j'serai muté du côté des taulards recyclés en paysans. J'ai pas grand chose à lui dire. Juste une question.
Pourquoi ?
T'es intimidant... au moins physiquement, héhé. Les plus faibles de ces types baisseront les yeux, devant toi, t'sais ? Tu devras en profiter.
Mouais. J'ai pas signé pour ça.
Si, si. Tu débarques ou quoi ? C'est quoi le problème ? C'est une de tes attributions, et largement pas la pire.
Comme d'hab'. Rien de neuf à signaler, finalement. J'aurais pu m'en douter. J'ai pas la poigne d'un geôlier effrayant, mais j'en ai la gueule. Bien sûr. Les mauvais rôles me suivront toujours. C'est une de mes malédictions. J'me sens... résigné.
Tu fais juste comme les autres. Tu patrouilles, tu secoues ceux qui paressent, tu calmes ceux qui jouent aux caïds. T'hésites pas à rameuter les copains si t'aperçois quoique ce soit qui sorte de l'ordinaire.
J'suis pas gardien de prison.
T'es marine. T'inquiètes, tout va bien se passer. Montre leur tes dents, ils broncheront pas.
... On est bientôt arrivés ?
Ouaip.
C'est pas ça qui m'inquiète. C'est mon... blocage. Cette impression d'être inutile. Jouer aux matons. Voir toutes ces têtes usées que j'connais pas. Des têtes de criminels de circonstance malheureux, ou de salauds endurcis. Soutenir leurs regards défiants, se montrer ferme, ne pas oublier ce qu'ils ont fait, ou ont pu faire. Parce que si j'vois juste une bande de pauvre types qui triment dès 5h du mat' dans la boue et les hautes herbes, j'vais les prendre en pitié et devenir une pauvre bête affaiblie par la culpabilité. Mais c'est des taulards. Des sales types. Ils... méritent leur sort. Normalement...
C'est tous ces souvenirs et mes vieux rêves qui vont peu à peu refaire surface, ces remontées gastriques. 'sont mes regrets, mes compagnons d'infortune. Les flashs de cette époque où j'rêvais encore de devenir un héros, au service de la justice. Ou au moins, quelqu'un de bien. J'voulais défendre les opprimés. J'étais faible, tellement crédule, d'une guimauverie gerbante. Mais c'était si doux. Ces espoirs sans fondations. P'tits fêtus de paille que j'me construisais, en souriant. Et que l'frangin m'aidait à préserver. Tark, qui m'a toujours servi de pare-vent, il savait pas ce qu'il faisait en me prenant autant en pitié. Parce que c'était ça, j'suis sûr. Il pensait que j'étais un peu illuminé. Lointaines évocations qui me donnent aujourd'hui envie de cracher sur mon reflet. Naïf, sirupeux, trop fragile. J'avais aucune structure, j'vivais dans mon monde. J'étais un innocent qui campait dans l'ombre de son frère. Une merde.
Aujourd'hui, j'suis différent, mais pas meilleur. Comme souvent, j'me retrouve du mauvais côté de la balance. J'tiens le fouet. J'aurais du devenir révolutionnaire, suivre mon frère. J'ai loupé le coche. Alors, à part les remords, qu'est-ce qui me reste ? ... Hmmf. La sensation d'me faire balloter par le monde. Et mes sales échos. J'crois que si j'fais pas gaffe, je vais finir par plus habiter que dans le passé. Y a un peu... d'amélioration. J'ai plus la mine aussi déconfite qu'avant. J'serre plus les dents pour me déstresser. Mes yeux ne sont plus ceux d'un merlan mort, et ça fait longtemps que les larmes y ont séché. J'ai du retrouver ma tronche de prédateur... avec un zeste d'apathie en plus. L'idéal. Mon physique me protège contre les gens.
Les odeurs de bouses et d'herbe humide me reclouent au plancher des vaches.
On arrive aux champs. On descend. Vachement sensitif, j'ai pas besoin de beaucoup de nuisances pour m'empêcher d'me réfugier dans mes pensées sombres, en ce moment. J'ajoute à ça le boucan grandissant des prisonniers et des matons. Et là-haut, ce soleil matinal aveuglant qui m'fait baisser la tête. Je sature déjà... La journée va être longue. J'balaye la zone des yeux. Ces rangées de types enchaînés entre eux m'impressionnent. J'calcule même pas ceux qui me semblent... "normaux". Par exemple, qui ont pas la moitié de la figure arrachée comme ce type. Ou qui ont pas un profil de rat vicelard comme celui-ci. Ou qui font pas cinq mètres comme celui-là. Normaux. Pas que j'me formalise sur leurs physiques. J'connais pas le passif de ces mecs. J'ai aucun droit de les juger juste pour leur tronche et par leur présence ici. Le gouvernement l'a déjà fait pour moi, donc...
Belle matinée, les gars !
Répartissez vous dans le secteur. On prend la première relève de la journée. Faites ça proprement.
'va faire beau aujourd'hui, ouaip.
Et restez alertes, on est pas sur une terrasse...
Et tout le monde se déploie. J'oublie pas les consignes. Faut toujours avoir les yeux grand ouverts. Regarder ce que fait chaque captif, mater où sont les copains. Pas oublier où on est. Un gardien, c'est pas tout-puissant. J'pense qu'il faudrait le rappeler à certains des gars avec moi, qui balancent déjà de sales mots aux types à côté desquels ils passent. Malgré ce qu'ils ont pu faire, que ce soit à des innocents ou au gouvernement, j'parviens pas à m'empêcher d'avoir pitié d'eux. J'crois qu'ils me rappellent trop ce que j'ai vu sur l'île des esclaves.
J'commence ma ronde, j'rentre dans le champ. Le pas lent et faussement assuré.
Mais en fait, j'suis en route pour les champs, à quelques kilomètres de la ville. La marine y a déployé de la main d'oeuvre pas chère pour compenser le manque de paysan et pouvoir nourrir de nouvelles bouches... Celles des marins fraîchement installés, entre autres. La main d'oeuvre, c'est des taulards. Pour les récoltes. Parce qu'en ville, tout le monde est mobilisé sur la reconstruction, et personne n'a d'yeux pour ce qui se passe dehors, dans la campagne. Et moi, j'vais surveiller ces braves gens. Pas tout seul. Sergent-chef Kamina, nourrice improvisée pour détenus dangereux équipés de faucilles. Mmmh. J'suis secoué. Mentalement, physiquement aussi, en fait. La carriole qui nous amène dans les champs se balance. Foutue campagne. Gros cailloux partout sur la route. Dès le petit matin, ça m'assomme plutôt que ça me réveille. J'ai pas besoin de ça. Pas besoin non plus des autres soldats qui se parlent bruyamment de la pluie et du beau temps. Ils prennent cette... "mission" vachement mieux que moi, apparemment. J'crois que j'ai un blocage.
J'me tourne vers mon voisin de gauche. C'est mon lieutenant. Lui qui m'a annoncé que finalement, j'serai muté du côté des taulards recyclés en paysans. J'ai pas grand chose à lui dire. Juste une question.
Pourquoi ?
T'es intimidant... au moins physiquement, héhé. Les plus faibles de ces types baisseront les yeux, devant toi, t'sais ? Tu devras en profiter.
Mouais. J'ai pas signé pour ça.
Si, si. Tu débarques ou quoi ? C'est quoi le problème ? C'est une de tes attributions, et largement pas la pire.
Comme d'hab'. Rien de neuf à signaler, finalement. J'aurais pu m'en douter. J'ai pas la poigne d'un geôlier effrayant, mais j'en ai la gueule. Bien sûr. Les mauvais rôles me suivront toujours. C'est une de mes malédictions. J'me sens... résigné.
Tu fais juste comme les autres. Tu patrouilles, tu secoues ceux qui paressent, tu calmes ceux qui jouent aux caïds. T'hésites pas à rameuter les copains si t'aperçois quoique ce soit qui sorte de l'ordinaire.
J'suis pas gardien de prison.
T'es marine. T'inquiètes, tout va bien se passer. Montre leur tes dents, ils broncheront pas.
... On est bientôt arrivés ?
Ouaip.
C'est pas ça qui m'inquiète. C'est mon... blocage. Cette impression d'être inutile. Jouer aux matons. Voir toutes ces têtes usées que j'connais pas. Des têtes de criminels de circonstance malheureux, ou de salauds endurcis. Soutenir leurs regards défiants, se montrer ferme, ne pas oublier ce qu'ils ont fait, ou ont pu faire. Parce que si j'vois juste une bande de pauvre types qui triment dès 5h du mat' dans la boue et les hautes herbes, j'vais les prendre en pitié et devenir une pauvre bête affaiblie par la culpabilité. Mais c'est des taulards. Des sales types. Ils... méritent leur sort. Normalement...
C'est tous ces souvenirs et mes vieux rêves qui vont peu à peu refaire surface, ces remontées gastriques. 'sont mes regrets, mes compagnons d'infortune. Les flashs de cette époque où j'rêvais encore de devenir un héros, au service de la justice. Ou au moins, quelqu'un de bien. J'voulais défendre les opprimés. J'étais faible, tellement crédule, d'une guimauverie gerbante. Mais c'était si doux. Ces espoirs sans fondations. P'tits fêtus de paille que j'me construisais, en souriant. Et que l'frangin m'aidait à préserver. Tark, qui m'a toujours servi de pare-vent, il savait pas ce qu'il faisait en me prenant autant en pitié. Parce que c'était ça, j'suis sûr. Il pensait que j'étais un peu illuminé. Lointaines évocations qui me donnent aujourd'hui envie de cracher sur mon reflet. Naïf, sirupeux, trop fragile. J'avais aucune structure, j'vivais dans mon monde. J'étais un innocent qui campait dans l'ombre de son frère. Une merde.
Aujourd'hui, j'suis différent, mais pas meilleur. Comme souvent, j'me retrouve du mauvais côté de la balance. J'tiens le fouet. J'aurais du devenir révolutionnaire, suivre mon frère. J'ai loupé le coche. Alors, à part les remords, qu'est-ce qui me reste ? ... Hmmf. La sensation d'me faire balloter par le monde. Et mes sales échos. J'crois que si j'fais pas gaffe, je vais finir par plus habiter que dans le passé. Y a un peu... d'amélioration. J'ai plus la mine aussi déconfite qu'avant. J'serre plus les dents pour me déstresser. Mes yeux ne sont plus ceux d'un merlan mort, et ça fait longtemps que les larmes y ont séché. J'ai du retrouver ma tronche de prédateur... avec un zeste d'apathie en plus. L'idéal. Mon physique me protège contre les gens.
Les odeurs de bouses et d'herbe humide me reclouent au plancher des vaches.
On arrive aux champs. On descend. Vachement sensitif, j'ai pas besoin de beaucoup de nuisances pour m'empêcher d'me réfugier dans mes pensées sombres, en ce moment. J'ajoute à ça le boucan grandissant des prisonniers et des matons. Et là-haut, ce soleil matinal aveuglant qui m'fait baisser la tête. Je sature déjà... La journée va être longue. J'balaye la zone des yeux. Ces rangées de types enchaînés entre eux m'impressionnent. J'calcule même pas ceux qui me semblent... "normaux". Par exemple, qui ont pas la moitié de la figure arrachée comme ce type. Ou qui ont pas un profil de rat vicelard comme celui-ci. Ou qui font pas cinq mètres comme celui-là. Normaux. Pas que j'me formalise sur leurs physiques. J'connais pas le passif de ces mecs. J'ai aucun droit de les juger juste pour leur tronche et par leur présence ici. Le gouvernement l'a déjà fait pour moi, donc...
Belle matinée, les gars !
Répartissez vous dans le secteur. On prend la première relève de la journée. Faites ça proprement.
'va faire beau aujourd'hui, ouaip.
Et restez alertes, on est pas sur une terrasse...
Et tout le monde se déploie. J'oublie pas les consignes. Faut toujours avoir les yeux grand ouverts. Regarder ce que fait chaque captif, mater où sont les copains. Pas oublier où on est. Un gardien, c'est pas tout-puissant. J'pense qu'il faudrait le rappeler à certains des gars avec moi, qui balancent déjà de sales mots aux types à côté desquels ils passent. Malgré ce qu'ils ont pu faire, que ce soit à des innocents ou au gouvernement, j'parviens pas à m'empêcher d'avoir pitié d'eux. J'crois qu'ils me rappellent trop ce que j'ai vu sur l'île des esclaves.
J'commence ma ronde, j'rentre dans le champ. Le pas lent et faussement assuré.