Il était encore très tôt sur le navire que guidait Rachel au nom de Mona Lisa. Le soleil avait encore deux bonnes heures de sommeil et les étoiles se cachaient régulièrement derrière de nombreux nuages filant à toute vitesse dans ce ciel noir. Les nuages n'étaient pas gros, pas même noirs -pas plus qu'un nuage en pleine nuit tout du moins- mais le vent les poussait sans plus de cérémonies que s'ils avaient été des feuilles mortes devant le balais du jardinier. Et ce vent, sifflant, soufflant, incarnait une colère intarissable, une violence rare. Et qui n'était visiblement pas disposé à se calmer puisqu'il s'évertuait depuis la veille à s'insinuer entre chaque planche, faisant claquer les voiles et craquer les mâts sous tension, à tout renverser sur le pont, que l'on parle de tonneaux ou des pauvres hères un peu perdus dans le noir, à réveiller les dormeurs dans des bourrasques à faire chavirer le navire et à empêcher de dormir les plus effrayés. Et pourtant, comble de l'ironie, la mer avait rarement été aussi plate et calme qu'en ces jours. Et si plus rien n'étonnait Rachel sur Grand Line, certains craignaient tout de même une manifestation de Davy Jones. Pauvres marins perclus de croyances, seuls déboires de la marine.
Il devait donc être cinq ou six heures du matin. Et personne à bord ne dormait. À part la vigie qui ne répondait de toute façon jamais quand on l'interpellait. Personne ne dormait, car personne n'était rassuré avec tout ce vent et face aux craquements répétés d'une coque qui ne savait plus très bien si elle devait tanguer contre le vent malgré que la mer lui intimait que tout allait bien. Personne ne dormait et ceux qui n'étaient pas de quart passaient donc leurs heures de repos dans une gigantesque partie de Poker insouciante. Personne ne dormait et plus personne n'en avait l'envie.
Pas même Rachel.
Elle était fatiguée pourtant. Elle se sentait vidée, rincée et prête à être servie sur un plat en argent pour un banquet. Mais ce n'étaient pas les bourrasques qui l'empêchaient de dormir. Plutôt de savoir qu'elle allait contre vents et marées. Au sens propre comme au figuré. Car elle pourchassait Nazca, cette poupée de porcelaine agitée par les fils du malvoulant, mais en sachant pertinemment qu'elle ne se trouverait pas où notre commandante allait. D'ailleurs, tout le monde à bord le savait, que ce n'était qu'une simple traversée de routine. Ils étaient habitués. Et nombre d'entre eux n'étaient déjà plus rentrés se réchauffer les pieds au foyer d'une maison confortable depuis les mesures prises par le gouvernement contre les pirates. Ils étaient habitués. Presque heureux, même, de savoir que pour une fois ils ne seraient pas sur le devant de la scène. Insouciants, disions-nous. Et il fallait dire que comme destination pour un marin, il y avait pire que Citadelle. Car si on exceptait son climat épouvantable et ses fortes pluies diluviennes, les citoyens les adoraient. La mouette y était toujours très bien reçue. À l'excès même, certains diraient.
Mais pas Rachel.
Elle ne dirait rien. Car elle n'avait rien à dire. Et malgré qu'il joue à n'en plus pouvoir avec ses anglaises noires, même le vent ne l'écouterait pas. Car il s'en foutait, le vent, de savoir que c'était sur cette île même qu'elle avait rencontré les Sea Wolves ; Toji, Lin et Red qui est par là. Rachel frissonna. Un frisson qui laissa sur la langue un arrière goût de sanglot qui lui déplut.
Sur le navire, personne ne cherchait le contact avec elle et elle ne cherchait le contact avec personne. Avec personne du navire. Car les lettres qu'elle écrivait restaient sans réponses. Ni Red, ni Salem. Elle ne s'était jamais sentie aussi seule. Et si toutes les demi-heures elle redemandait au vent de souffler au loin ses pensées noires, ça n'avait pas l'efficacité qu'elle demandait. A tribord, une forme sombre, gigantesque, se découpait sur le ciel noir. Mettons bleu très très très foncé. Le Trou. La destination finale. Mais pour y aller, il faudrait viser Citadelle. Rachel soupira puis ferma les yeux, main sur le pommeau d'un sabre qu'elle n'avait pas utilisé depuis des années. Elle ne serait guère plus qu'une donneuse d'ordres.
La nouvelle de la venue d'un navire de la marine,directement détaché du commandement de la Valkyrie, s'était vite répandu. Non pas que ce soit une surprise, ou même un secret, mais Rachel n'aurait pas pensé que cette information, ou cette visite, entrainerait de tels déploiements pour les accueillir.
Ils avaient dû rentrer les voiles à l'aube à cause du vent et quitter les casquettes de la marine de peur qu'elles ne s'envolent comme il avait redoublé de puissance. Malgré le manque de sommeil de beaucoup, les rames furent sorties pour finir le trajet jusqu'au port sans risquer d'arriver avec trop de vitesse. Même les plus petites des voiles leur faisait prendre trop de vitesse et manquaient de s'arracher lors des coups de vents allant jusqu'à plus de 50 nœuds -avait jugé bon de préciser une vigie que tous pensaient morte depuis quelques jours. Et malgré ça, ils étaient arrivés au port avec une vitesse un peu excessive et avaient manqué d'arracher un bout de ponton auquel ils n'avaient pas réussi à s'amarrer assez vite. Mais une fois fait, et après que tout le monde ait soufflé de soulagement, ils admirèrent le comité d'accueil.
Rachel ne put s'empêcher de penser que Mona Lisa aurait aimé venir ici.
Le tapis rouge, il y était. Complètement détrempé par la pluie qui s'était mêlée aux vents violents, mais au moins il était là. De chaque côté, comme des platanes mouvants, des gardes, stricts, sévères, et au faciès visiblement typé ; des étrangers. Partout autour, le peuple s'amassait pour admirer le navire chahuté par un vent cinglant et une pluie froide. Rachel ouvrit la marche en posant le pied sur la passerelle qu'on lui offrit et descendit à quai, suivie par quatre marins assignés à ses talons et qu'elle trouvait déjà lourds. Qu'on la suive parce qu'elle était importante, pour la mettre en valeur, elle n'aurait rien dit ; mais elle avait la désagréable impression qu'ils la surveillaient plus qu'ils ne veillaient sur elle. À moins qu'elle ne se fasse des idées.
Le claquement de son talon sur le plancher des vaches -qu'elle aurait souhaité aussi instable que le pont d'un bâtiment par grosse houle- n'avait pas encore fini de résonner qu'on lui apportait un parapluie. Un homme, grand, un peu plus de deux mètres, les cheveux noirs tirés en arrière et un stylo dans la poche de son costume, se tenait au-dessous. Aimable et souriant. Elle le remercia d'un mouvement sec de la tête et détourna vivement le regard pour s'élancer vers la ville. Sans le parapluie ni l'homme en costume trois pièces qui parut désemparé. Il jeta un regard hésitant au navire d'où elle venait puis la rattrapa
-Euh... Bonjour ?
-C'est ça bonjour.
-Euh...
-Écoutez, j'ai pas dormi de la nuit, je suis un tout petit peu irritable, alors vous allez garder vos manières de tombeur pour un autre de mes marins. Eux non plus n'ont pas beaucoup dormi, mais ils seront plus à même que moi de recevoir vos attentions pour le moins...
-Suspectes ?
-Exactement.
-Wow. Pour une première rencontre, vous y allez fort.
-J'ai eu une mauvaise semaine.
-Vu le ton, je dirais un mois entier.
-Deux ; puisque vous tenez tant à le savoir !
-Enchanté. Moi c'est...
-Oui c'est ça, on lui dira. Je peux vous demander de suivre quelqu'un d'autre maintenant ?
Désarçonné, l'homme s'arrêta au milieu de la route, le visage figé dans une expression proche de la pure surprise, comme si devant ses yeux un diable venait de jaillir de sa boite pour l'effrayer. Puis il éclata de rire et se détourna. Rachel marqua un temps d'arrêt et se retourna vers lui pour le regarder faire demi-tour. S'il en avait visiblement fini avec elle, il avait une dernière chose à dire. Et malgré tout, c'était de l'amusement qui perçait de ses mots comme s'il venait d'assister à une très bonne farce.
-Je suppose qu'il faut de tout pour faire un monde. Un hôtel est mis à votre disposition jusqu'à ce soir. On vous emmènera à la catapulte depuis là-bas. Vous le trouverez à trois cent mètres sur votre gauche. Vous ne le raterez pas, j'en suis persuadé.
Pendant une seconde, Rachel crut qu'il allait ajouter quelque chose, mais il se contenta de marcher d'une démarche laconique et décontractée, parapluie dressé à plus de deux mètres cinquante au-dessus du sol. Non loin d'elle, les quatre hommes qui la suivaient/protégeaient/surveillaient (rayer la mention inutile) restèrent interdits. Elle les foudroya du regard comme s'ils avaient été responsable de la subite colère qui l'envahissait. Elle leur aboya d'aller guider les hommes jusqu'à l'hôtel et ils s'exécutèrent à contre-cœur. Et tandis qu'ils tournaient les talons pour s'engager sur les pas de cet homme disparu à travers le rideau de pluie, Rachel sentit une vague d'impuissance la traverser. Un mélange de couleurs pastelles dans sa poitrine. L'animosité, toujours, mais envers elle-même ; une tristesse, également, mais qu'elle n'arrivait pas à s'expliquer. Elle laissa la pluie ruisseler sur son visage, pour en sentir chaque goutte au coin de ses cils, avoir conscience de chacun des ruisseaux qui descendaient de ses cheveux détrempés jusque dans son cou. Puis elle tourna les talons à son tour et s'engouffra dans la ville. Empruntant délibérément le chemin opposé à celui du l'hôtel.
Notre commandante fut incapable de dire quelle route elle emprunta alors. Elle passa par des chemins pavés, puis des goudronnées. Il lui sembla passer devant des enseignes, des magasins, des habitations éclairées, mais sans y faire attention. Une volée de gigantesques marches l'emmena vers les hauteurs de Citadelle et se surprit à observer un paysage aux teintes de gris déteindre de toutes parts. La pluie estompait les traits, embrumait les lumières et rendait flou le paysage. Elle eut l'impression d'observer un tableau à l'acrylique sur lequel on avait jeté un sceau d'eau. Et dans son souvenir, cette ville n'était pas aussi morne.
Ensuite elle arpenta des ruelles étroites où de délicieuses effluves de viande et de bouillon auraient fait tourner de l’œil n'importe quel mendiant et qu'elle ignora magistralement ; elle se retrouva sur une espèce de place du marché bondé et couvert où elle fut secouée en tous sens comme un grain de riz dans une casserole d'eau bouillonnante ; Il sembla même qu'elle s'aventura sous un pont avec un sans domicile fixe, mais elle n'en était même plus sûre. Peut-être même avait-elle partagé une gorgée de sa gnôle.
Et alors elle se retrouva à l'hôtel.
En observant la devanture, elle se demanda si quelqu'un ne l'avait pas guidée sans qu'elle ne s'en aperçoive. Elle entra, trempée comme une soupe, laissant sur ses talons des flaques d'eau de pluie. Mais à peine avait-elle fait quelques pas que des marins soulagés l'abordèrent en courant vers elle et en criant qu'ils la cherchaient depuis plusieurs heures et que les hommes du coin étaient arrivés il y a bien une demi-heure pour les emmener jusqu'à la catapulte géant qui leur ferait la traversée vers le Trou.
-Faîtes les patienter une demi-heure de plus. Je vais prendre une douche.
-C'est que... nous devions passer avec le chargement de nourritures et de diverses fournitures...
-Ils sont enfermés sur cette île 24h sur 24. Une heure de plus ne changera pas leurs habitudes.
L'un des hommes lui offrit alors d'utiliser sa propre chambre pour se mettre à l'aise et elle accepta volontiers. Elle prit cependant la peine de glisser à leurs futurs guides qu'elle serait prête dans une demi-heure avant de s'éclipser sous leurs récriminations acides.
Rachel prit le temps de laisser couler l'eau chaude sur son visage et sur son corps comme s'il s'agissait d'un bain purifiant, l'esprit occupé. Encombré même. Par toute cette histoire. L'impression de n'être qu'un pantin qu'on agitait pour faire plaisir à quelques garnements et leurs parents. Un simple outil dont les désirs n'étaient pas même pris en compte et sur qui l'on ne comptait d'ailleurs même pas. Le trou l'attendait, mais rien là bas ne l'y attendait réellement. Elle commençait à se faire à cette idée que nulle part dans le monde quelque chose ou quelqu'un ne l'attendait plus. Dans un mouvement rageur qu'elle attribua à un désespoir subit, elle coupa le jet d'eau et entreprit de se laver frénétiquement. Chaque parcelle de peau. Jusqu'à en devenir rouge. Elle ne sut s'expliquer cette réaction mais ne s'en étonna pas. Elle se rinça et ne put se résigner à s'extraire du jet d'eau. Elle aurait voulu s'y assoupir... Aussi est-ce après quarante-cinq minutes qu'elle se présenta aux hommes qui devraient la conduire elle et une poignée d'homme de la Valkyrie jusqu'à la catapulte, puis au Trou. Et en tête de ce cortège, l'homme au parapluie attendait, jambes croisées et yeux fixés sur un journal, enfoncé dans un canapé en cuir visiblement confortable. Il s'en extirpa avec réticence à son arrivée.
-Officier Blacrow. Bonsoir. Nous avons failli attendre.
-J'en suis navrée.
Elle n'aurait su dire si elle était honnête et lui-même paru hésiter une seconde avant de décider que c'était sans importance.
-Vos hommes ont préparé vos affaires pour le voyage. Je serai le guide ; êtes vous prête ? Nous sommes déjà passablement en retard.
-Ce ne sont pas mes hommes...
-J'en suis navré.
Une étincelle pétilla dans son regard. Elle la saisit et soupira.
-Très bien, allons-y.
L'homme fit son plus grand sourire et ce fut le signal de départ pour tous. Il déposa sur le comptoir de l'hôtel un bon de remboursement -du moins ce qu'en vit Rachel- puis ouvrit la marche vers la sortie. La météo restait inchangée. L'homme sortit son parapluie et en couvrit la commandante d'élite. La toile de l'objet était tellement grande qu'elle abritait également un mètre tout autour d'eux, mais il alla jusqu'à en ouvrir un second qu'il porta à bout de bras pour venir abriter un couple de chiens comme des serpillères qui s'y précipitèrent sans plus de cérémonies, bienheureux d'échapper à ce temps qu'ils auraient qualifié « d'homme ».
Ils marchèrent pendant quelques minutes, sans décrocher un mot. Du moins Rachel et son guide, car à l'arrière, les marins de la Valkyrie et les « étrangers » qui les accompagnaient faisaient connaissance et riaient de bon cœur et ce malgré la barrière de la langue. Et si notre commandante avait le visage fermé, presque gênée en repensant à la scène qu'elle avait faite à cet homme plus tôt dans la journée, lui semblait décontracté. Il s'agissait d'une simple promenade et pour peu il aurait sifflé un air guilleret.
L'homme aux parapluies les fit alors entrer dans une espèce de hangar, à l'écart de la ville, surplombant une falaise abrupte où s'écrasait en contrebas une écume et des vagues de taille modeste.
-Installez-vous dans les parages, il faut une dizaine de minutes avant d'être paré à l'envoi.
À peine eut-il fini sa phrase qu'il alla se poster dans un coin où l'attendait un escargophone posé sur une petite colline de feuilles de salade. Il sortit un petit carnet de sa poche intérieure et décrocha le combiné pour communiquer avec le Trou et ordonner le déploiement du filet pour les récupérer en entier et pas concassé contre les récifs au pied de la falaise carcérale.
À nouveau, les discussions s'animèrent et les langues se délièrent. Rachel se posa dans un coin du pseudo hangar et ferma les yeux. Elle était incapable de dire quelle heure il était et depuis combien de temps elle était éveillée ; elle se laissa aller et somnola quelques instants jusqu'à ce que l'homme au parapluie commence à élever la voix dans son combiné. Avec difficultés, elle émergea de cette rapide léthargie et se dirigea vers lui. Il parlait dans le vide. La commandante d'élite allait demander quel était la nature du souci quand le combiné grésilla pour laisser filtrer une voix inconnue mais froide, cassante. Hautaine. Une voix qui se présenta et qui glaça instantanément Rachel sur place.
-Bonsoir. Je me présente. Je suis Nazca. Je représente le Malvoulant. Et j'ai un requête de sa part à vous soumettre.
Il devait donc être cinq ou six heures du matin. Et personne à bord ne dormait. À part la vigie qui ne répondait de toute façon jamais quand on l'interpellait. Personne ne dormait, car personne n'était rassuré avec tout ce vent et face aux craquements répétés d'une coque qui ne savait plus très bien si elle devait tanguer contre le vent malgré que la mer lui intimait que tout allait bien. Personne ne dormait et ceux qui n'étaient pas de quart passaient donc leurs heures de repos dans une gigantesque partie de Poker insouciante. Personne ne dormait et plus personne n'en avait l'envie.
Pas même Rachel.
Elle était fatiguée pourtant. Elle se sentait vidée, rincée et prête à être servie sur un plat en argent pour un banquet. Mais ce n'étaient pas les bourrasques qui l'empêchaient de dormir. Plutôt de savoir qu'elle allait contre vents et marées. Au sens propre comme au figuré. Car elle pourchassait Nazca, cette poupée de porcelaine agitée par les fils du malvoulant, mais en sachant pertinemment qu'elle ne se trouverait pas où notre commandante allait. D'ailleurs, tout le monde à bord le savait, que ce n'était qu'une simple traversée de routine. Ils étaient habitués. Et nombre d'entre eux n'étaient déjà plus rentrés se réchauffer les pieds au foyer d'une maison confortable depuis les mesures prises par le gouvernement contre les pirates. Ils étaient habitués. Presque heureux, même, de savoir que pour une fois ils ne seraient pas sur le devant de la scène. Insouciants, disions-nous. Et il fallait dire que comme destination pour un marin, il y avait pire que Citadelle. Car si on exceptait son climat épouvantable et ses fortes pluies diluviennes, les citoyens les adoraient. La mouette y était toujours très bien reçue. À l'excès même, certains diraient.
Mais pas Rachel.
Elle ne dirait rien. Car elle n'avait rien à dire. Et malgré qu'il joue à n'en plus pouvoir avec ses anglaises noires, même le vent ne l'écouterait pas. Car il s'en foutait, le vent, de savoir que c'était sur cette île même qu'elle avait rencontré les Sea Wolves ; Toji, Lin et Red qui est par là. Rachel frissonna. Un frisson qui laissa sur la langue un arrière goût de sanglot qui lui déplut.
Sur le navire, personne ne cherchait le contact avec elle et elle ne cherchait le contact avec personne. Avec personne du navire. Car les lettres qu'elle écrivait restaient sans réponses. Ni Red, ni Salem. Elle ne s'était jamais sentie aussi seule. Et si toutes les demi-heures elle redemandait au vent de souffler au loin ses pensées noires, ça n'avait pas l'efficacité qu'elle demandait. A tribord, une forme sombre, gigantesque, se découpait sur le ciel noir. Mettons bleu très très très foncé. Le Trou. La destination finale. Mais pour y aller, il faudrait viser Citadelle. Rachel soupira puis ferma les yeux, main sur le pommeau d'un sabre qu'elle n'avait pas utilisé depuis des années. Elle ne serait guère plus qu'une donneuse d'ordres.
La nouvelle de la venue d'un navire de la marine,directement détaché du commandement de la Valkyrie, s'était vite répandu. Non pas que ce soit une surprise, ou même un secret, mais Rachel n'aurait pas pensé que cette information, ou cette visite, entrainerait de tels déploiements pour les accueillir.
Ils avaient dû rentrer les voiles à l'aube à cause du vent et quitter les casquettes de la marine de peur qu'elles ne s'envolent comme il avait redoublé de puissance. Malgré le manque de sommeil de beaucoup, les rames furent sorties pour finir le trajet jusqu'au port sans risquer d'arriver avec trop de vitesse. Même les plus petites des voiles leur faisait prendre trop de vitesse et manquaient de s'arracher lors des coups de vents allant jusqu'à plus de 50 nœuds -avait jugé bon de préciser une vigie que tous pensaient morte depuis quelques jours. Et malgré ça, ils étaient arrivés au port avec une vitesse un peu excessive et avaient manqué d'arracher un bout de ponton auquel ils n'avaient pas réussi à s'amarrer assez vite. Mais une fois fait, et après que tout le monde ait soufflé de soulagement, ils admirèrent le comité d'accueil.
Rachel ne put s'empêcher de penser que Mona Lisa aurait aimé venir ici.
Le tapis rouge, il y était. Complètement détrempé par la pluie qui s'était mêlée aux vents violents, mais au moins il était là. De chaque côté, comme des platanes mouvants, des gardes, stricts, sévères, et au faciès visiblement typé ; des étrangers. Partout autour, le peuple s'amassait pour admirer le navire chahuté par un vent cinglant et une pluie froide. Rachel ouvrit la marche en posant le pied sur la passerelle qu'on lui offrit et descendit à quai, suivie par quatre marins assignés à ses talons et qu'elle trouvait déjà lourds. Qu'on la suive parce qu'elle était importante, pour la mettre en valeur, elle n'aurait rien dit ; mais elle avait la désagréable impression qu'ils la surveillaient plus qu'ils ne veillaient sur elle. À moins qu'elle ne se fasse des idées.
Le claquement de son talon sur le plancher des vaches -qu'elle aurait souhaité aussi instable que le pont d'un bâtiment par grosse houle- n'avait pas encore fini de résonner qu'on lui apportait un parapluie. Un homme, grand, un peu plus de deux mètres, les cheveux noirs tirés en arrière et un stylo dans la poche de son costume, se tenait au-dessous. Aimable et souriant. Elle le remercia d'un mouvement sec de la tête et détourna vivement le regard pour s'élancer vers la ville. Sans le parapluie ni l'homme en costume trois pièces qui parut désemparé. Il jeta un regard hésitant au navire d'où elle venait puis la rattrapa
-Euh... Bonjour ?
-C'est ça bonjour.
-Euh...
-Écoutez, j'ai pas dormi de la nuit, je suis un tout petit peu irritable, alors vous allez garder vos manières de tombeur pour un autre de mes marins. Eux non plus n'ont pas beaucoup dormi, mais ils seront plus à même que moi de recevoir vos attentions pour le moins...
-Suspectes ?
-Exactement.
-Wow. Pour une première rencontre, vous y allez fort.
-J'ai eu une mauvaise semaine.
-Vu le ton, je dirais un mois entier.
-Deux ; puisque vous tenez tant à le savoir !
-Enchanté. Moi c'est...
-Oui c'est ça, on lui dira. Je peux vous demander de suivre quelqu'un d'autre maintenant ?
Désarçonné, l'homme s'arrêta au milieu de la route, le visage figé dans une expression proche de la pure surprise, comme si devant ses yeux un diable venait de jaillir de sa boite pour l'effrayer. Puis il éclata de rire et se détourna. Rachel marqua un temps d'arrêt et se retourna vers lui pour le regarder faire demi-tour. S'il en avait visiblement fini avec elle, il avait une dernière chose à dire. Et malgré tout, c'était de l'amusement qui perçait de ses mots comme s'il venait d'assister à une très bonne farce.
-Je suppose qu'il faut de tout pour faire un monde. Un hôtel est mis à votre disposition jusqu'à ce soir. On vous emmènera à la catapulte depuis là-bas. Vous le trouverez à trois cent mètres sur votre gauche. Vous ne le raterez pas, j'en suis persuadé.
Pendant une seconde, Rachel crut qu'il allait ajouter quelque chose, mais il se contenta de marcher d'une démarche laconique et décontractée, parapluie dressé à plus de deux mètres cinquante au-dessus du sol. Non loin d'elle, les quatre hommes qui la suivaient/protégeaient/surveillaient (rayer la mention inutile) restèrent interdits. Elle les foudroya du regard comme s'ils avaient été responsable de la subite colère qui l'envahissait. Elle leur aboya d'aller guider les hommes jusqu'à l'hôtel et ils s'exécutèrent à contre-cœur. Et tandis qu'ils tournaient les talons pour s'engager sur les pas de cet homme disparu à travers le rideau de pluie, Rachel sentit une vague d'impuissance la traverser. Un mélange de couleurs pastelles dans sa poitrine. L'animosité, toujours, mais envers elle-même ; une tristesse, également, mais qu'elle n'arrivait pas à s'expliquer. Elle laissa la pluie ruisseler sur son visage, pour en sentir chaque goutte au coin de ses cils, avoir conscience de chacun des ruisseaux qui descendaient de ses cheveux détrempés jusque dans son cou. Puis elle tourna les talons à son tour et s'engouffra dans la ville. Empruntant délibérément le chemin opposé à celui du l'hôtel.
Notre commandante fut incapable de dire quelle route elle emprunta alors. Elle passa par des chemins pavés, puis des goudronnées. Il lui sembla passer devant des enseignes, des magasins, des habitations éclairées, mais sans y faire attention. Une volée de gigantesques marches l'emmena vers les hauteurs de Citadelle et se surprit à observer un paysage aux teintes de gris déteindre de toutes parts. La pluie estompait les traits, embrumait les lumières et rendait flou le paysage. Elle eut l'impression d'observer un tableau à l'acrylique sur lequel on avait jeté un sceau d'eau. Et dans son souvenir, cette ville n'était pas aussi morne.
Ensuite elle arpenta des ruelles étroites où de délicieuses effluves de viande et de bouillon auraient fait tourner de l’œil n'importe quel mendiant et qu'elle ignora magistralement ; elle se retrouva sur une espèce de place du marché bondé et couvert où elle fut secouée en tous sens comme un grain de riz dans une casserole d'eau bouillonnante ; Il sembla même qu'elle s'aventura sous un pont avec un sans domicile fixe, mais elle n'en était même plus sûre. Peut-être même avait-elle partagé une gorgée de sa gnôle.
Et alors elle se retrouva à l'hôtel.
En observant la devanture, elle se demanda si quelqu'un ne l'avait pas guidée sans qu'elle ne s'en aperçoive. Elle entra, trempée comme une soupe, laissant sur ses talons des flaques d'eau de pluie. Mais à peine avait-elle fait quelques pas que des marins soulagés l'abordèrent en courant vers elle et en criant qu'ils la cherchaient depuis plusieurs heures et que les hommes du coin étaient arrivés il y a bien une demi-heure pour les emmener jusqu'à la catapulte géant qui leur ferait la traversée vers le Trou.
-Faîtes les patienter une demi-heure de plus. Je vais prendre une douche.
-C'est que... nous devions passer avec le chargement de nourritures et de diverses fournitures...
-Ils sont enfermés sur cette île 24h sur 24. Une heure de plus ne changera pas leurs habitudes.
L'un des hommes lui offrit alors d'utiliser sa propre chambre pour se mettre à l'aise et elle accepta volontiers. Elle prit cependant la peine de glisser à leurs futurs guides qu'elle serait prête dans une demi-heure avant de s'éclipser sous leurs récriminations acides.
Rachel prit le temps de laisser couler l'eau chaude sur son visage et sur son corps comme s'il s'agissait d'un bain purifiant, l'esprit occupé. Encombré même. Par toute cette histoire. L'impression de n'être qu'un pantin qu'on agitait pour faire plaisir à quelques garnements et leurs parents. Un simple outil dont les désirs n'étaient pas même pris en compte et sur qui l'on ne comptait d'ailleurs même pas. Le trou l'attendait, mais rien là bas ne l'y attendait réellement. Elle commençait à se faire à cette idée que nulle part dans le monde quelque chose ou quelqu'un ne l'attendait plus. Dans un mouvement rageur qu'elle attribua à un désespoir subit, elle coupa le jet d'eau et entreprit de se laver frénétiquement. Chaque parcelle de peau. Jusqu'à en devenir rouge. Elle ne sut s'expliquer cette réaction mais ne s'en étonna pas. Elle se rinça et ne put se résigner à s'extraire du jet d'eau. Elle aurait voulu s'y assoupir... Aussi est-ce après quarante-cinq minutes qu'elle se présenta aux hommes qui devraient la conduire elle et une poignée d'homme de la Valkyrie jusqu'à la catapulte, puis au Trou. Et en tête de ce cortège, l'homme au parapluie attendait, jambes croisées et yeux fixés sur un journal, enfoncé dans un canapé en cuir visiblement confortable. Il s'en extirpa avec réticence à son arrivée.
-Officier Blacrow. Bonsoir. Nous avons failli attendre.
-J'en suis navrée.
Elle n'aurait su dire si elle était honnête et lui-même paru hésiter une seconde avant de décider que c'était sans importance.
-Vos hommes ont préparé vos affaires pour le voyage. Je serai le guide ; êtes vous prête ? Nous sommes déjà passablement en retard.
-Ce ne sont pas mes hommes...
-J'en suis navré.
Une étincelle pétilla dans son regard. Elle la saisit et soupira.
-Très bien, allons-y.
L'homme fit son plus grand sourire et ce fut le signal de départ pour tous. Il déposa sur le comptoir de l'hôtel un bon de remboursement -du moins ce qu'en vit Rachel- puis ouvrit la marche vers la sortie. La météo restait inchangée. L'homme sortit son parapluie et en couvrit la commandante d'élite. La toile de l'objet était tellement grande qu'elle abritait également un mètre tout autour d'eux, mais il alla jusqu'à en ouvrir un second qu'il porta à bout de bras pour venir abriter un couple de chiens comme des serpillères qui s'y précipitèrent sans plus de cérémonies, bienheureux d'échapper à ce temps qu'ils auraient qualifié « d'homme ».
Ils marchèrent pendant quelques minutes, sans décrocher un mot. Du moins Rachel et son guide, car à l'arrière, les marins de la Valkyrie et les « étrangers » qui les accompagnaient faisaient connaissance et riaient de bon cœur et ce malgré la barrière de la langue. Et si notre commandante avait le visage fermé, presque gênée en repensant à la scène qu'elle avait faite à cet homme plus tôt dans la journée, lui semblait décontracté. Il s'agissait d'une simple promenade et pour peu il aurait sifflé un air guilleret.
L'homme aux parapluies les fit alors entrer dans une espèce de hangar, à l'écart de la ville, surplombant une falaise abrupte où s'écrasait en contrebas une écume et des vagues de taille modeste.
-Installez-vous dans les parages, il faut une dizaine de minutes avant d'être paré à l'envoi.
À peine eut-il fini sa phrase qu'il alla se poster dans un coin où l'attendait un escargophone posé sur une petite colline de feuilles de salade. Il sortit un petit carnet de sa poche intérieure et décrocha le combiné pour communiquer avec le Trou et ordonner le déploiement du filet pour les récupérer en entier et pas concassé contre les récifs au pied de la falaise carcérale.
À nouveau, les discussions s'animèrent et les langues se délièrent. Rachel se posa dans un coin du pseudo hangar et ferma les yeux. Elle était incapable de dire quelle heure il était et depuis combien de temps elle était éveillée ; elle se laissa aller et somnola quelques instants jusqu'à ce que l'homme au parapluie commence à élever la voix dans son combiné. Avec difficultés, elle émergea de cette rapide léthargie et se dirigea vers lui. Il parlait dans le vide. La commandante d'élite allait demander quel était la nature du souci quand le combiné grésilla pour laisser filtrer une voix inconnue mais froide, cassante. Hautaine. Une voix qui se présenta et qui glaça instantanément Rachel sur place.
-Bonsoir. Je me présente. Je suis Nazca. Je représente le Malvoulant. Et j'ai un requête de sa part à vous soumettre.