- Ma dame, il y a quelque chose.Ce n'est pas faute de ne pas avoir un talent de nyctalope, mais cette fois-ci j'aurais préféré être aveugle. Il n'y avait aucun indice qui nous aurait permis dans cette purée de pois d'identifier la monstruosité qui nous faisait face, si ce n'est la lueur de nos torches sur sa peau blanche. C'était indescriptible, une sorte de colonne de troncs humains entassés les uns sur les autres, et ça rampait sur le sol comme un véritable scolopendre. Voilà deux dizaines de minutes que nous marchions dans la boue, dans l'espèce de glu qui recouvrait le sol et rendait la traversée du boyau laborieux. Pourtant nous étions sur une côte plutôt ingrate qui semblait nous renvoyer à la surface, mais nous n'avions pas prévu de tomber sur une abomination du style.
Je prends les rennes pour braver la situation la première, suivie de ma partenaire et de sa gosse illuminée. Je n'ai jamais vraiment eu l'occasion de me mesurer face à une créature irréelle, mythologique, mais après tout nous venions d'entrer sur la Route de tous les Périls. Étrangement, la bestiole ne cherche pas à nous bouffer ou à se rapprocher de nous, mais conserve une distance raisonnable. Je fais passer Pierrot sur mon autre bras. Ah, la voilà qui réagit. Je passe ma main droite dans mon dos et en ressort l'un de mes flintlocks.
- Je n'aurai aucun scrupule à tirer sur un enfant.Le temps semble se stopper soudainement, la silhouette blanchâtre ne bouge plus. J'ai deviné clair dans leur jeu, rien qu'en entendant leurs chuchotements sous le déguisement et les petits cris aigus que la bestiole pousse depuis tout à l'heure. Une petite tête blonde sort, suivie de deux autres gamins aux allures crasseuses et au visage barbouillé. Sans plus attendre, le premier prend la parole et découvre une voix nasillarde et provocante :
- Not' chef l'nous a dit d'ramener son p'tit-frère, car l'a pas l'droit d'fréquenter les parents et il l'sait bien. Héhé, pour une fois qu'les mécanos ils ont pas bidonné en disant que vous z'étiez partis dans l'train fantôme...
Du coup on a bloqué toutes les issues ; pis nous on en a profité pour s'déguiser, haha... Ah ! Maint'nant ferme-la stupide adulte et rends-nous Pierrot !
Je soulève un sourcil : un chef, un petit-frère, les mécanos ? Kass et Kroph devaient sûrement nous avoir suivi jusqu'à l'entrée de l'attraction. Mais bon, qu'est-ce que ça peut me faire. Depuis tout à l'heure le marmot est en état de choc, baignant partiellement dans sa propre urine et avalant les larmes qui lui coulaient sur les joues. Je l'aime bien, mais vu le poids que c'est pour la mission, je préfère encore le rendre à ses congénères. Seulement voilà, le gosse, lui, ne veut plus me quitter, il s'attache à mon cou comme un mollusque à sa coquille. Scarlet et Alice restent muettes, leurs torches continuent d'éclairer l'endroit silencieusement. Le vilain rejeton s'exaspère et perd patience.
- Qu'est-ce que tu fiches sale adulte, arrête de jouer, on est pas là pour plaisanter. On est des pirates, les pirates de Till le Rapide !
V'la des menaces maintenant. Mon interlocuteur sort un couteau et me le pointe sous le nez. Des pirates hein ? La moutarde me monte au nez, car j'ai pas que ça à faire de remettre des gamins dans le droit chemin à grands coups de fessée. Je choppe le cure dent du nabot par la lame et le balance dans la pente. Le poignard tombe, ricoche sur une pierre et plonge dans l'eau stagnante plus bas avec un léger "plouf". Balisto sort sa tête et recommence à pousser d'étranges cris, mais personne ne le remarque. Rouge de la tête au pied, le nain beugle :
- Moussaillons, faites-lui la pe-
*Clac****
*Clac* *Clac*Le bruit vient d'en bas, au niveau de la zone où j'avais balancé le couteau quelques instants auparavant. En tout cas ça avait eu le mérite de couper la chique au nimbus et de lui faire changer de couleur. Vous savez, les gosses, ils aiment bien les histoires qui font peur, les légendes urbaines, tout ça. Alors ça m'a pas étonné du tout quand celui-i s'est mis à bredouiller, penaud :
- L-la... La-la... La-la L-Li... LA LICHE !
*Clac*Allons bon c'était quoi encore ces foutaises. Y'en a même un qui mouille son froc, qu'est-ce qu'il faut pas faire quand même pour bien jouer le jeu. Même la p'tite Alice elle s'y met en agrippant avec zèle le bras de ma camarade. Pourtant, je commence à perdre mon calme tandis que le bruit recommence et recommence à nouveau, ce petit claquement digne des mâchoires d'un homme frigorifié qui s'entrechoquent. Et puis surtout quand Alice se met à dire :
- Alors l'As de Cœur existe vraiment... Maman, il faut partir d'ici en vitesse.Malgré ses inepties elle semble en savoir plus qu'elle ne le prétend, la petite. C'est clairement pas un "As de Cœur" qui monte la côte, mais il doit y avoir une métaphore là-dessous ; pis c'est animé, mais est-ce que c'est vraiment vivant ? J'veux dire, ça vaut vraiment la peine de courir ? Répondant illico à la question que je me pose dans mon crâne, les trois mini-pirates prennent leurs jambes à leur cou, sans même plus faire gaffe à Pierrot ou qui que ce soit.
*Clac* *Clac*- Spoiler:
Le bruit n'est plus qu'à quelques mètres, le petit Pierrot s'accroche plus que jamais à mon cou, à deux doigts de m'étrangler. La chose s'approche, entre dans le faisceau de lumière provoqué par les flammes vacillantes, tranquillement. D'abord se discerne une espèce de branche toute tordue, qui se révèle finalement être rattachée à une boule de chair desséchée avançant lentement sur ses trois autres membres. Le claquement provenait en effet de ses incisives inférieures et supérieures qui se cognaient régulièrement entre elles. On ne sait trop comment, mais lorsque la bestiole nous vit, elle se mit à s'exciter et à claquer des dents de plus belle. Le marmot hurle comme un diable tandis que je commande à mes jambes de prendre la fuite, bien que tétanisée par la peur. C'est vain. La Liche se rapproche dangereusement, visiblement prête à nous dévorer la chair. Sa main n'est plus qu'à quelques centimètres de mon épaule quand l'étau se desserre et me permet de m'enfuir. En passant je prends le bras de ma compagne qui à son tour choppe celui de sa gosse adoptive. Et tous les quatre nous prenons, à notre tour, la poudre d'escampette vers la surface.
***
Finalement après plusieurs minutes de course effrénée dans une côte à trente degrés d'inclinaison, nous débouchons dans une sorte de cave obscure à travers une trappe dans le sol. Une fois tout le monde en sûreté, je me détache du gosse greffé à mon échine, referme le portillon et le bloque avec une poutre en bois prévue à cet effet. Au loin on peut encore entendre un très léger claquement de dents, mais celui-ci se fait moins activement, comme exprimant la déception de l'horrible monstre qui s'en retourne bredouille. L'écureuil super-héros saute sort de son logis et se dresse sur mon épaule. Essoufflée, je m'agenouille ; ma main rencontre un sol minutieusement pavé. Finalement, le doute s'immisce : où sommes-nous ?
- J'ai entendu les pirates de Till aller dans les égouts, mais y'a pas le droit d'aller là-bas. C'était une bonne idée de demander aux mécanos de me fabriquer un automate zombie, comme ça il garde l'endroit : c'est dangereux en bas. Pis c'est pas la première fois...Je me lève, Scarlet et Alice ne font pas un geste. La pénombre règne et la voix de l'inconnue ne me dit rien, si ce n'est que dans son tons aigus et féminins une part de mystère demeure quant à véritable nature.
- ...et vous connaissez les garçons, ils font vraiment tout un pataquès pour rien, hihi. D'ailleurs j'ai jamais tué de zombie, moi. Y'en a jamais eu en fait, rumeurs de garçons, héhé !C'est quoi cette histoire de zombie ? Tout ça n'était d'une qu'une vaste rumeur ? Mes doutes semblent se confirmer petit à petit quant à la personne qui tient ces propos. Un cliquètement d'enclenchement d'interrupteur précède l'allumage des chandelles disposées au sein d'alcôves creusées à même les murs. Je me retourne lentement pour voir à qui j'ai à faire. Un enfant moitié-robot moitié-humain se tenait sur le seuil d'un petite porte en fer, au sommet d'un petit escalier qui montait le long du mur. Il ne pouvait s'agir que d'elle : Lyla B VI. Elle n'était en réalité pas plus grande que trois pommes, son expression n'abritait nulle envie de tuer et ses vêtements dissimulaient aisément ses prothèses robotiques : cela se voyait qu'elle n'était plus le monstre cyborg figurant dans nos rapports. Seule sa tête trahissait vraiment son identité : semi-cybernétique, elle était légèrement disproportionnée et déformée par rapport à son petit corps et habitait dans son orbite mécanique une prothèse oculaire issue du plus grand des génies. Balisto, qui depuis tout à l'heure était perché sur ma clavicule, arme son minuscule arc avec un cure-dent, alerte. Cette drôle de bestiole n'en finissait jamais de me surprendre.
- Oh le meugnon petit n'écureuil... Vous êtes les nouveaux parents non ? Pourquoi vous trainez dans cet endroit lugubre ?Je ne réponds pas et sers les poings, sur mes gardes. Nous l'avions trouvée, il était inutile de se répandre en paroles inutiles, tout ce qu'il nous restait à faire était de la descendre. Mais curieusement Lyla n'exprimait aucune haine ni ne semblait prête à vouloir se battre, pourtant elle savait très bien qui nous étions et ce pour quoi nous étions là, ça se voyait. Le petit Pierrot qui était resté caché derrière moi pendant tout ce temps sort alors de sa cachette et se précipite dans les jupons de la mécha-gosse.
- Lyla, lyla, j'ai eu peeeeeur !! Heureusement que Maman Maëlle était là pour me protéger ! Elle est gentiiiille, je l'aime bien !
Tout d'un coup l'expression du cyborg se fait plus méfiante, comme si nous avions touché une corde sensible. Son regard se fait nettement plus dur tandis qu'elle pousse l'enfant derrière elle et zieute tour à tour Alice, Scarlet et moi. Je m'étonne d'ailleurs que la présence de la fillette maladive ne l’inquiète pas plus que ça, bien qu'après tout elle ait déjà exprimé plus d'une fois sa haine vis à vis de la "Reine Rouge" qui ne devait être que Lyla. Ma comparse quant à elle reste muette. Quelques chuchotements puis finalement le bambin finit par quitter la pièce juste après m'avoir fait un discret signe de la main.
- Que faisiez-vous avec Pierrot ?Alors c'est ça qui la préoccupe ? Son brusque changement de comportement est simplement du à un gamin sans importance ? C'est pas très cohérent...
- On s'en fout, baston !- C'est toi Lyla B VI ? J'vais faire les présentations, euh... Inutile de te cacher qui nous sommes ! On est venus pour... te faire disparaître de la surface du so- de la terre !C'est catastrophique. Bon, aucune trace de Kaitô dans le coin, je prie pour que sa couverture reste intacte, une anomalie dans les renseignements de la reine étant toujours possible. Plus ça va et plus son air se fait terrible. De mon côté la pression commence à me jouer sur mes nerfs et Bachibouzouk à se faire violence.
- Après autant de temps, le Cipher Pol n'est vraiment pas tombé le bon jour pour venir m'embêter ! J'ai des tas de choses à faire, je dois me préparer, me coiffer, organiser une réunion avec Lydia, Till et Frankyky...- Bastoooon !La gosse semble se perdre dans son emploi du temps de gamine, je perds patience et dégaine mon arme sans prévenir et cash lui tire une balle en plein dans la tête. Ah, elle a disparu ! Qu'est-ce que c'est que ce bordel. J'entends Scarlet pousser un petit cri. Pas le temps de me retourner, une voix robotique provenant de mon angle mort résonne dans mes oreilles.
- Ficher D158K, Shigan entièrement disponible.J'écarquille les yeux sous la soudaineté de l'attaque. J'ai à peine le temps de me décaler pour éviter que le coup soit mortel, cependant le doigt fuse tout de même et me transperce l'épaule droite. Balisto bondit à terre, paniqué.
Le Rokushiki, ah, c'est con. Je tombe sur les rotules, tâchant de respirer, le poumon douloureux. Inutile, un second coup arrive et m'envoie valdinguer avec une force incroyable contre un mur à ma gauche, appuyant en plus sur ma blessure. Mon crâne rencontre une brique, ma vue s'obscurcit, se trouble, je demeure inerte. J'entends juste :
- De toute façon vous n'auriez jamais quitté ce château vivants, tueurs d'enfants !Je me déhanche le cou pour essayer de me redresser, mais l'effort en vient finalement à me vider de toute l'énergie qui me reste. Je croise les doigts pour que Scarlet s'en sorte... c'est sa première mission.
Noir. Tout devient noir, je tombe inconsciente.