Odeur de poudre. De pisse, de merde, de tout ce qui se fait en terme de crasse humaine. Les corps emmêlés dans les hamacs, ça ronfle, ça pète, ça cause, ça claque des dents en plein sommeil. J'essaye de le trouver, moi.
Une des nuits où j'échappe à la cabine du capitaine. Les autres ont pas l'droit de me toucher. J'sais pas ce qui serait le pire, entre le vieux porc tout seul, ou tous ses copains à sales tronches qui puent la gnôle du matin au soir. Pas comme si j'étais pas comme eux. J'bois autant. J'ai encore le rhum qui m'fait tourner la tête, la bouche sèche. Mais trop lasse pour avoir envie de bouger.
Et puis, j'ai peur. Ça doit faire deux mois que j'ai laissé le Grey T. pour ce bateau de malheur. Plus rien me retenait là-bas. J'étais toute seule, j'en souffrais. Joe était parti. Mes frangins aussi. J'étais toute seule, j'avais pas l'habitude. Y'avait toujours eu quelqu'un pour me défendre. J'ai tenu trois ans. Au début, ça allait... les anciens potes de Joe avaient pris le relai. Mais petit à petit, ils ont pigé que sans lui pour les gérer, ils pouvaient faire ce qu'ils voulaient de moi.
C'était l'enfer, putain. J'en chialerai encore si ça pouvait m'aider à mieux dormir. C'est devenu le but de ma vie, ça. Dormir. M'échapper, être légère, à l'abri, inatteignable, là sans être là. Mes journées ressemblent à rien. Je branle rien. Des fois, j'épluche des patates et je fais frire du lard sur la vieille cuisinière à pétrole de bord. J'fais semblant de jouer le rôle pour lequel j'ai été prise à bord. J'sais bien que c'était qu'une façade. J'joue les catins plus que les marmitons. De toutes façons, pourquoi faire ? On se nourrit de viande séchée, de biscuits et de patates les grands jours. Y'a que le rhum qui soit bon, et on vide tellement de tonneaux qu'on pourrait nous suivre à la trace au fur et à mesure qu'on les balance à la mer.
C'était ça ou rester à faire les fonds de poubelle et à attendre le coup de surin final au Grey T. Là, j'risque rien. J'suis même pas tombée sur des fous de l'abordage. On fait rien que trafiquer. On transporte de la marchandise illégale qu'on refourgue au plus offrant. On se frotte plus à des mecs comme nous qu'à la marine ou aux chasseurs. C'est même arrivé qu'on paye des gens pour des voyages plus dangereux que d'autres. On a un étranger à bord, là, d'ailleurs. Un homme poisson, une grosse part de barbaque causante comme un tas de planches. J'le comprends. Il a besoin de thunes, mais pas envie d'se salir les mains à les tremper dans la même gamelle que nous.
J'me retourne. Le hamac bouge en suivant le tangage. J'étais tout le temps malade, au début. J'ai même encore un seau à portée de main. Mais c'est passé. La terre m'est devenue hostile, même. Quand je pose le pied au sol, c'est là que ça bouge le plus. L'océan, j'en rêvais depuis qu'j'étais môme et qu'on parlait d'aller vivre comme des gens comme il faut avec les frangins. Il m'a vite adoptée. J'vais pas m'plaindre.
J'ai toujours mes souvenirs. C'est eux qui m'font exister. Quand j'en ai marre d'avoir personne à qui parler, j'cause au frangin dans ma tête. On a jeté ses cendres dans la mer. Il est partout, du coup. J'pense moins à Aimé, plus du tout à Joe. Ce connard est parti sans rien dire à personne. Jusque là, j'croyais qu'il pourrait presque prendre la place du frangin qu'il avait fait partir... c'est horrible. Tu vois, j'suis restée une princesse, Vaillant. J'fais toujours comme si les gens vivaient pour moi.
Mais ça fait des années qu'j'ai appris la vérité à la dure. Qu'j'étais toute seule, vraiment seule. Que personne pouvait intégrer c'que j'avais dans le cœur, à part un mort et un disparu.
J'ai jamais accepté ça. J'le sens parce que je désaoule. L'alcool descend pour que l'angoisse monte. J'ai du mal à respirer, à trouver une position, j'écrase mes larmes contre mes poings. J'les déteste. J'déteste cette foutue vie que j'perds à m'perdre, qu'j'ai perdue à les avoir tous perdus.
J'ai même pas envie de crever. Juste de dormir, de plus penser, d'arrêter d'avoir peur comme ça, de tout prendre à cœur alors que depuis le temps, ça devrait plus rien me faire.
La brutalité de Bren Grasse-Pogne, les yeux vicelards de son connard de mousse, les regards vides d'un peu tout le monde, mes mains fatiguées de rien faire, la ligne d'horizon qui tire toujours la même gueule à l'horizon, la succession des chargements, ma dignité qu'est plus qu'un mot depuis trop longtemps. C'est dur, quand t'as commencé par apprendre ce que ça voulait dire et par t'en construire une. L'impression d'avoir tout perdu, tout gâché, tout laissé couler dans la vase.
Le temps est lourd, il prend son temps pour passer. J'me retourne encore une fois. Les mains crispées. J'sens que c'est monté. J'respire saccadé, j'ai le sang qui pulse trop vite, j'tremble comme une merde. J'me sens fragile. Mes pensées sont toujours là, de plus en plus présentes, salement menaçantes. Mon corps s'est fait la malle. Et j'angoisse, putain, c'que j'angoisse !
Je hais ce monde. Il me laissera jamais m'en sortir.
Une des nuits où j'échappe à la cabine du capitaine. Les autres ont pas l'droit de me toucher. J'sais pas ce qui serait le pire, entre le vieux porc tout seul, ou tous ses copains à sales tronches qui puent la gnôle du matin au soir. Pas comme si j'étais pas comme eux. J'bois autant. J'ai encore le rhum qui m'fait tourner la tête, la bouche sèche. Mais trop lasse pour avoir envie de bouger.
Et puis, j'ai peur. Ça doit faire deux mois que j'ai laissé le Grey T. pour ce bateau de malheur. Plus rien me retenait là-bas. J'étais toute seule, j'en souffrais. Joe était parti. Mes frangins aussi. J'étais toute seule, j'avais pas l'habitude. Y'avait toujours eu quelqu'un pour me défendre. J'ai tenu trois ans. Au début, ça allait... les anciens potes de Joe avaient pris le relai. Mais petit à petit, ils ont pigé que sans lui pour les gérer, ils pouvaient faire ce qu'ils voulaient de moi.
C'était l'enfer, putain. J'en chialerai encore si ça pouvait m'aider à mieux dormir. C'est devenu le but de ma vie, ça. Dormir. M'échapper, être légère, à l'abri, inatteignable, là sans être là. Mes journées ressemblent à rien. Je branle rien. Des fois, j'épluche des patates et je fais frire du lard sur la vieille cuisinière à pétrole de bord. J'fais semblant de jouer le rôle pour lequel j'ai été prise à bord. J'sais bien que c'était qu'une façade. J'joue les catins plus que les marmitons. De toutes façons, pourquoi faire ? On se nourrit de viande séchée, de biscuits et de patates les grands jours. Y'a que le rhum qui soit bon, et on vide tellement de tonneaux qu'on pourrait nous suivre à la trace au fur et à mesure qu'on les balance à la mer.
C'était ça ou rester à faire les fonds de poubelle et à attendre le coup de surin final au Grey T. Là, j'risque rien. J'suis même pas tombée sur des fous de l'abordage. On fait rien que trafiquer. On transporte de la marchandise illégale qu'on refourgue au plus offrant. On se frotte plus à des mecs comme nous qu'à la marine ou aux chasseurs. C'est même arrivé qu'on paye des gens pour des voyages plus dangereux que d'autres. On a un étranger à bord, là, d'ailleurs. Un homme poisson, une grosse part de barbaque causante comme un tas de planches. J'le comprends. Il a besoin de thunes, mais pas envie d'se salir les mains à les tremper dans la même gamelle que nous.
J'me retourne. Le hamac bouge en suivant le tangage. J'étais tout le temps malade, au début. J'ai même encore un seau à portée de main. Mais c'est passé. La terre m'est devenue hostile, même. Quand je pose le pied au sol, c'est là que ça bouge le plus. L'océan, j'en rêvais depuis qu'j'étais môme et qu'on parlait d'aller vivre comme des gens comme il faut avec les frangins. Il m'a vite adoptée. J'vais pas m'plaindre.
J'ai toujours mes souvenirs. C'est eux qui m'font exister. Quand j'en ai marre d'avoir personne à qui parler, j'cause au frangin dans ma tête. On a jeté ses cendres dans la mer. Il est partout, du coup. J'pense moins à Aimé, plus du tout à Joe. Ce connard est parti sans rien dire à personne. Jusque là, j'croyais qu'il pourrait presque prendre la place du frangin qu'il avait fait partir... c'est horrible. Tu vois, j'suis restée une princesse, Vaillant. J'fais toujours comme si les gens vivaient pour moi.
Mais ça fait des années qu'j'ai appris la vérité à la dure. Qu'j'étais toute seule, vraiment seule. Que personne pouvait intégrer c'que j'avais dans le cœur, à part un mort et un disparu.
J'ai jamais accepté ça. J'le sens parce que je désaoule. L'alcool descend pour que l'angoisse monte. J'ai du mal à respirer, à trouver une position, j'écrase mes larmes contre mes poings. J'les déteste. J'déteste cette foutue vie que j'perds à m'perdre, qu'j'ai perdue à les avoir tous perdus.
J'ai même pas envie de crever. Juste de dormir, de plus penser, d'arrêter d'avoir peur comme ça, de tout prendre à cœur alors que depuis le temps, ça devrait plus rien me faire.
La brutalité de Bren Grasse-Pogne, les yeux vicelards de son connard de mousse, les regards vides d'un peu tout le monde, mes mains fatiguées de rien faire, la ligne d'horizon qui tire toujours la même gueule à l'horizon, la succession des chargements, ma dignité qu'est plus qu'un mot depuis trop longtemps. C'est dur, quand t'as commencé par apprendre ce que ça voulait dire et par t'en construire une. L'impression d'avoir tout perdu, tout gâché, tout laissé couler dans la vase.
Le temps est lourd, il prend son temps pour passer. J'me retourne encore une fois. Les mains crispées. J'sens que c'est monté. J'respire saccadé, j'ai le sang qui pulse trop vite, j'tremble comme une merde. J'me sens fragile. Mes pensées sont toujours là, de plus en plus présentes, salement menaçantes. Mon corps s'est fait la malle. Et j'angoisse, putain, c'que j'angoisse !
Je hais ce monde. Il me laissera jamais m'en sortir.