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Le goéland, le chien et le rat

Tu crois qu'on restera encore longtemps en mer ?

Je te le demande à toi, j'sais bien que tu me répondras pas. Foutu goéland, avec ta gueule trop grande bonne à brasser de l'air sur ta tronche vide, ta tronche vide qui absorbe l'espace entier, qui fait bien, c'est dur, c'est dur, c'est dur d'avoir une cervelle qui marche. Qui marche trop vite. Plus vite que les claquements de voiles dans le vent, quand elles sont prises dans deux courants contraires. J'suis pas de leur bord, moi. Ils gambergent une idée, j'en ai trente qui viennent en même temps. La faute aux jeux avec les frangins. Y'en avait un qui sortait un mot, tu devais trouver le suivant, avec un lien bizarre, le plus bizarre et improbable possible. Vrai que j'cause mal, que j'crache mes chicots comme un vieux forban à chaque mot, mais j'ai la tête claire. En  accord avec le bleu du ciel et la complexité simple de l'espace infini.

Ouais, tu vois, l'emplumé ? J'connais des mots, t'sais même pas ce que c'est de connaître un mot, toi. D'utiliser des phrases, de nommer les choses. Bastingage, horizon, océan. Les sentiments. Joie profonde, détresse, désespoir, impression d'être souillée jusqu'à la moelle des os, rageuse à faire trembler les murs sous la pression du poing. Soi-même. Serena. Je. Moi. T'emmerde, goéland.

On est au port depuis deux jours, j'ai pas bougé. Pourquoi tu me dis ? Pourquoi, je te le demande ? Parce que j'ai plus envie de contempler la barbe grouillante de crasse alcoolique du gros Bren. Plus assez de patience pour voir son connard de cousin se frotter ses pognes trempées par la branlette excessive, ou par la caresse des berrys mal gagnés qui lui ont usé les digitales depuis des années. Plus assez d'espoir pour assumer de devoir passer mes nuits dans la cabine du premier en entendant siffler les traîne-misère qui lui servent d'hommes. Ils se saoulent, ils se saturent les veines à la liqueur. J'ai rien à dire, goéland, tu sais. T'as qu'à voir avec tes yeux tout ronds, là, tes deux carapaces de crabe à moule que tu t'es collé sous tes plumes toutes blanches. R'garde, que j'te dis. J'ai une choppe à la main. J'vaux pas mieux, hein ? La seule différence entre eux et moi, c'est que je préfère être toute seule. Ça me permet de pas me prendre pour ce que je suis pas, une autre héroïque qui pourrait jaillir de moi au bout de dix lampées, gueuler, provoquer l'univers, se sentir Dieu pour mieux revenir sous la terre. Ouais, mec. Non, pas mec. Ouais, piaf. Tu vois...

… euh. J'ai perdu l'idée, attend. Je suis la chaîne, j'reprends... la chaîne de shots, jusqu'au dernier, celui qui t'achève. Toi, tu t'en fous, tu bois l'eau de mer de ta pêche, non ? Filtrée dans l'estomac et la vessie des poissons que tu gobes d'un coup, slurp. Ouais, t'as une vie saine, piaf.

Ma tête se décapsule en même temps que j'vide mon verre, que j'trinque au grand rien, au grand vide, à l'absurde et au silence. Tu causes pas. Y'a que moi qui tourne et qui retourne dans le néant. J'y suis. C'est ce que je voulais dire. J'bois pour le mal que ça m'fait. Ça a jamais été mon truc d'aller me taillader à la pierre à fusil, encore moins de jouer les hallucinées avec la flamme d'une bougie. J'suis trop digne pour ça, encore trop, malgré l'humiliation, les grasses pognes, les petits marchés sordides. J'suis un grain de sable au fond de l'océan, sauf que lui, il bouge moins que moi. Il se colle à ses semblables, et il bouge presque plus. Faut le déloger par la force ou par les armes. J'suis la force, j'suis les armes. Mais j'ai la faiblesse du grain de sable.

J'bois pour avoir le pouvoir de me détruire un coup, discrètement. C'est débile, mais j'suis encore pudique comme si j'pouvais me permettre de l'être. J'aime pas que ma déchéance se voit. J'veux être la seule à la contempler, à la regarder comme une bête étrange, en cage, que j'nourris quand ça m'prend et du bout des ongles. Les autres, j'veux jamais qu'ils voient autre chose que ces yeux froids comme la neige, ces poings serrés comme pour mordre, cette attitude de risque-tout bèquetée par la vie. Picorée par un bec trop léger, trop aérien pour pas me blesser.

J'suis une masse de terre, un quintal de varech, une forme étendue qui se disperse sur le sable, un vivant-néant avec la part de néant qui grignote le vivant. Une pomme véreuse.

Tu t'en cognes, c'est ça ? Ouais, c'est ça, barre toi ! J'ai pas b'soin de toi pour partir en quête de mon dernier verre de souffre. J'ai b'soin de personne.
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J'ai sauté par-dessus bord pour mieux toucher terre. J'aurais pu passer par la passerelle, mais j'avais pas envie. Plus envie de suivre leurs traces, besoin de communier avec le grand bleu qui soit pas du rouge déguisé au fond d'un ballon plein de poussière. Décuver. Le sel me crame les yeux, me pique la bouche, empèse mes fringues. J'le sens à peine, mais c'est le retour à la sensation. Parce que j'suis plus sur terre, plus rien ne bouge autour de moi. J'suis la seule stabilité qu'existe de par le monde, parce que je suis dans cet espace intermédiaire, sans limites, ce truc bizarre qui colle pas, mais qu'est pas sec. La flotte.

Mais j'suis pressée par la voix de l'urgence, déjà en train de traîner ma masse sur la poussière du quai, sur la crasse des docks, en laissant des gouttes amères derrière moi. Floc, floc, mon ancienne vie, mon calvaire à bord, la honte d'être née ; floc, floc, les sales trognes que j'ferais tout pour oublier. Prise de conscience en un éclair alcoolique. J'aurais du faire ça plus tôt. Pourquoi j'ai laissé la vie partir comme ça, m'abandonner, jusqu'à en crever debout, les yeux blanchis et vidés, tout le corps meurtri et imprégné par la mauvaise bouffe, le goût de la gnôle, celui de la dégueulasserie sans vergogne du plus vieux métier du monde ? Foutue ironie. Tu crois quoi, toi ? Tu crois qu'on fous quoi sur terre pour que ce soit ça qui soit pris pour notre première putain d'œuvre ?

Oh, le clebs ! Lève le museau, j'te cause ! Ouais, tes quatre poils de couille qui se baladent sous ta petite bouille de bâtard qui sent bon la vie de merde, mais la vie libre. Sans frontières à tronche de bastingage, sans limites autres que tes capacités à galoper avec la fringale au bide, juste la paresse. La même que celle qui m'a empêchée de fuir plus tôt.

T'es pas mon frère, le chien ! Grogne si tu veux, tu prendras ma grole dans le museau ! La dernière de ma vie qu'a des talons aiguilles, elle sera pour toi !

Tiens, d'ailleurs, voilà, t'as gagné. Elles me font chier, ces espadrilles de mon cul ! … sa... lo... perie de... fermeture ! Ah ! Libre ! Cadeau, c'est pour toi ! J'te jure, ça me fait plaisir. Tiens, tu peux prendre aussi ces putains de bas résille, là. J'vais m'acheter un treillis. Des années que j'en veux un, ça fait guerrière, ça fait sauvage, ça fait l'inverse de l'image qu'on a voulu m'coller sur le visage jusqu'à ce que j'sois plus qu'elle. Du coup, j'suis en robe simple, celle que j'porte tous les jours au milieu des hommes de bord. Les pieds nus, mouillés, j'laisse une belle trace sur le pavé.

Tu sais, le chien. J'vais pas faire comme toi. T'as des possibilités infinies, t'as déjà l'audace, l'absence de honte, mais t'as le défaut de tes qualités. T'es pas assez fou. T'es pas assez courageux. T'es pas assez loup. J'veux te trancher la tête pour laisser pousser le coureur de prairies, le traqueur de pleines lunes, l'esprit du frangin. J'veux plus jamais être lâche. J'veux vivre comme il aurait vécu, mais avec une force qui sorte que de moi, qui balance un bras d'honneur au triste monde.

Tu t'en fous, le clebs. Tu te lèches le cul, tu sens l'odeur de ta crotte, tu traînes ta gale dans les coins pour trouver un os qui pue, et t'es content.

Tu m'en voudras pas si j'aspire à plus. J't'ai fait cadeau des trucs que j'veux plus voir dans ma nouvelle-nouvelle vie. Essaye de t'en faire un coussin douillet pour te vautrer dedans. J'l'ai fait avant toi, c'était pas top. Mais ça t'changeras un peu, mon pote.

Et puis toi, ça risque pas de te coller à la peau à l'en faire cramer.

J'te jette mon dédain à la face, j'me détourne. Le chemin continue dans cette petite rue, cette petite rue toute sombre qui chante une drôle de musique, comme un claquement qui s'arrêterait jamais. Clacalacalac, crik, crok. Clacalacala...
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Tes petits yeux teigneux, ils brillent dans l'ombre, là, sur le tonneau. Tu te dresses sur tes pattes arrières, t'as pas peur. Pourtant, je me traîne plus que je marche dans cette drôle de ruelle sinueuse, ruisselante d'eau de mer, les cheveux détrempés, les yeux mobiles. C'est que je commence à penser à me planquer parce que j'suis sur le point d'avoir un équipage au cul. Mais j'peux pas m'empêcher de m'arrêter. C'est sinistre chez toi, mon vieux. Ça grouille de partout, t'as jamais moyen d'être tout seul ? Ça te gave pas, tout ce boucan, cette foutue pagaille ? C'est la ouache de partout, plein de miettes de bouffes qui font pas long feu sous le désordre de tes copains qui s'écorchent la gueule comme ils peuvent pour choper la part du lion, ou une part tout court.

Mais dis. Je t'entends. Quoi, la vie ? C'est ce que tu veux me dire ? C'est pour ça que t'es là ? J'te regarde, j'suis accroupie, bras entre les cuisses et paumes contre le pavé. Dos rond. Accrochée au sol. J'me vois à-travers toi, ça me fait peur, ça me fascine. T'es quoi sur la terre ? Tu bouffes ce que tu trouves, tu voles ta subsistance, tu produis rien d'autre que ta merde, et encore, pas des masses, juste un peu pour signer ton passage. Quand tous les tiens sont avec toi, tu peux faire tomber des bâtiments entiers en les rongeant jusqu'à l'os du bois.

T'es un parasite, le rat, tu détruits sans rien créer. Mais j'ai rien apporté de plus que toi au monde, ça me revient comme une claque dans les deux yeux.

Tout ce que je touche, je l'ai comme maudit. Maudit, les frangins, maudit, le Joe, maudit, le jour de ma naissance. Même ce qui a une gueule de bonheur, ça a jamais duré longtemps entre mes mains. J'suis indélicate, destructrice, dangereuse. J'le sens, j'ai encore rien fait, presque rien. Mais toute ma rage est retombée. J'ai oublié la peur d'être suivie. J'suis fascinée par le craquement de tes dents contre le bois du tonneau. L'éclat de tes crocs sur ton poil sale et galeux. T'as que ça. Que tes incisives pour croquer le monde, ou plutôt non, pas le monde, les choses du monde. T'as pas assez d'orgueil pour faire plus, mais sous ta multitude, les ruelles font cric et croc, les fugitives s'arrêtent et les tours s'effondrent pour peu qu'elles aient des fondations en bois.

Est-ce que je les ai, moi, les dents longues ? J'en ai le frisson, quand je me relève en glissant un regard furtif derrière mon épaule. Traquée, j'vois une silhouette que je crois reconnaître. J'me jette au sol, je rampe dans les ordures, je me noie dessous, je me confonds avec elle. Un souffle rauque qui passe, qui râle sans me voir. J'suis muette, invisible, cachée. Le danger tourne encore un peu dans la ruelle, et il s'en va. J'ose pas sortir, j'serais presque bien, le nez dans la chiure. Mais un dernier sursaut d'orgueil me fait me redresser sur les coudes.

J'te crache à la gueule, le rat. T'as gâché ma journée en ayant eu raison. J'suis moisissure et traces de rouille. J'vis au dépend des autres, j'ai toujours fait que ça. Ce que je fais, là, c'est m'arracher au dernier lieu que je parasitais, m'arracher à mon dernier hôte. Mais est-ce qu'il y a beaucoup de sangsues qui se cassent par elles-même ?

-Je vaux mille fois mieux que ça.

J'ai pensé tout haut. Je balance mon pied nu dans le tonneau, tu te casses en couinant. Tu m'auras pas ! Tu m'auras pas ! Tu m'auras pas !
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J'ai déjà repris ma course, je me retourne plus. J'suis davantage attirée par la nouveauté que par le morceau de fromage garanti tous les jours avec Bren-piège-à-rats. J'prends mon envol, comme le goéland qu'avait bien raison de venir me rappeler que l'espace était vaste. J'imagine connement qu'il criaille au-dessus de moi, qui joue les guides dans tout ce dédale qu'il voit de haut. Un abri, une planque. La ville est grande, y'a du travail de plein de genres différents. J'vais pouvoir tout recommencer du départ. Habiter un coin décent, avec un vrai pieu et une lampe à pétrole qui fume pas tout le temps. Me tenir droite, pas me cacher. Être un peu plus fière, jour après jour, évoquer le passé avec la tendresse navrée de ceux qui s'en sont sortis et qui ont cicatrisé. Me marier peut-être, comme disait Vaillant, avoir une vie honnête, droite. J'sais pas si j'y pense vraiment. Les tambours qui cognent dans ma tête ont plus envie de parler de victoire en fanfare que de petite paix tranquille retrouvée. Retrouvée ?

J'ai grandi aérienne, avec les ailes du goéland, le cœur du chien et la dent du rat. En courant, je me cogne contre un couple de bourgeois. Ils gueulent, j'les devine terrifiés. J'suis une apparition, un fantôme du Grey T. et du bordel, j'ai rien à voir avec eux. J'écoute pas ce que je dis. Mais j'sais que c'est vrai.

J'me sauverais. Mais je kifferai jamais tout ça. La baraque, les géraniums aux fenêtres, la soupe à heures fixes, le gentil mari, le petit salaire honnête, la vie rangée, sans une connerie, avec des mômes malheureux de pas connaître leurs vraies origines et d'avoir un mur face à leurs questions, oublier le passé jusqu'à ce qu'il ressurgisse comme une vague et qu'il balaye tout, joie factice, enfants, mariage.

Pardon, Vaillant. Leur bonheur sera pas le mien. Mais je trouverai mieux, mieux pour nous deux. Je te le promets. Je couperai pas mes ailes, je mettrai pas mon cœur en cage, je me limerai pas les dents. Je ferai avec.

-Eh, psst. T'as la marine au cul ?
-Non, les pirates. Tu peux me planquer ?
-Oui, viens.

De la peste au choléra, du bordel marin avec client exclusif au bordel terrestre avec clients multiples. Mais j'suis pas restée longtemps, quelques jours, le temps d'avoir des fringues, à grailler pour deux jours. Assez peu de temps pour garder ma volonté intacte, pas question d'aller chercher mon ancienne peau dans la niche du clebs.

J'ai la vie, toute la foutue vie devant moi. J'suis sur une colline, Bliss s'étale devant moi, sous moi. J'mords dans un bout de saucisson calé sur du pain. J'bois une bière à la bouteille. C'est la veillée d'armes, j'suis en passe d'être adoubée, adoubée par la dignité.
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