« Rame plus fort, gamin ! Ou on n'arrivera pas avant la nouvelle lune, sacrénomdidiou ! »
Et Malégor ramait, ramait et ramait encore. Il aurait bien pris un bateau à voile au port, mais son client l'avait pressé, hurlant et piaillant que les vents contraires ne feraient que les ralentir. Ralentir pour quoi donc ? Pour une chasse au trésor complètement ridicule, dans les faits. Le papy en avait bien touché deux mots à son pilote avant de l'embaucher, mais ce dernier avait préféré engloutir sa bière sans se soucier davantage de tout ça.
Pour l'heure, le duo se rapprochait du lieu indiqué par le grand-père. Le vieillard, excité comme une puce mise sous acide, n'arrêtait pas de sautiller partout et de répéter inlassablement « Plus vite ! Plus vite ! Les poissons s'endorment ! », et ce toutes les minutes, à peu de choses près. Malégor, lui, se contentait de ramer plus vite et plus fort.
« Alors votre trésor, là, c'est du sérieux ? s'enquit-il pour faire la conversation, et surtout pour arrêter les miaulements hystériques de l'explorateur en herbe.
- Si c'est du sérieux ? T'as pas écouté une branque de c'que j'racontais tout à l'heure, hein ? s'empourpra Papy Trésor en dardant un œil mauvais vers son navigateur.
- Vous parliez d'un golem, ou d'un truc comme ça, si je me trompe pas ? continua Malégor sans se soucier de la mine outrée et toute ridée de son antiquité de client.
- LE Golem, mon p'tit, LE Golem ! Un gardien immémorial, qui protège tout un tas de richesses, des choses que tes pov' yeux d'jeunot verront jamais ailleurs qu'ici ! Une chance à pas rater dans sa vie ! assura le grand-père, oubliant aussitôt sa mauvaise humeur.
- J'en doute pas. On arrive bientôt, l'île est en vue, coupa Malégor, blasé et pas convaincu du tout par les explications du papy.
- Hehehe... Bientôt, je serai riche... Et toi aussi, p'tit, tu seras riche ! Parce que quand j'aurai trouvé le Golem, j'pourrai... commença le grand-père.
- Minute, minute, minute ! le stoppa le pilote en immobilisant l'embarcation. Vous avez pas d'argent pour l'instant ? »
Le vieil homme lui jeta un regard interloqué. Ses lèvres tremblotèrent et sa langue râpeuse vint les humecter doucement. Malégor prit seulement consience à ce moment-là de l'ancienneté physique de son commanditaire : peau ridée et constellée de taches de vieillesse, poils de barbe blancs épars sur son visage, yeux encadrés par de larges cernes.
« Ben bien sûr que non, gamin. J'croyais pourtant que c'était clair depuis l'départ, ça ! s'exclama le chasseur de trésors, presque comme s'il était courroucé.
- Alors... Vous comptiez me payer avec des promesses ? voulut comprendre Malégor, froid et sec.
- Nan, décidément, tu comprends rien à rien, toi ! Tu s'ras payé au centuple, gamin ! L'équivalent de cent courses, que t'auras ! le rassura le vieillard.
- Ah, bon ! On procède comment, alors ? Je vous ramène tout de suite ou vous rentrez à la nage ? »
L'autre ne sembla pas percuter tout de suite. Il demeura coi quelques secondes, un « Euh » coincé dans la gorge. Sans prévenir, il dégaina alors un vieux fusil à poudre, probablement aussi vieux que lui, et le pointa sur l'arcade de Malégor tout en se renfrognant aussi sec. Le jeune homme ne bougea pas, soupira de dépit.
« On ne peut PAS payer quelqu'un avec des promesses. J'ai déjà essayé dans les bars, les tavernes et les auberges de chez moi. Personne a jamais accepté. C'est l'une des grandes leçons que la vie m'a apprise : on ne picole pas avec des mots et du vent.
- Ça, mon grand c'est pas mon problème. Si tu veux pas d'récompense, pas d'souci à t'faire, je gard'rai tout pour moi ! »
Alors qu'il allait presser la détente, Malégor réagit plus promptement. Les articulations du vieux étaient trop rouillées pour être efficaces, les réflexes du pilote trop acérés pour être doublés par un croulant. Il lui attrapa le poignet et, d'une torsion bien appliquée, lui fit lâcher l'arme. Dans un gros *PLOUF*, elle sombra dans les profondeurs de la mer, alors que le vieillard poussait un petit cri de surprise totalement inutile.
Et, aussi simplement que s'il chassait un grain de poussière de sa veste, aussi naturellement que s'il virait une mouche de son nez, il balança le grand-père à l'eau. Un nouveau *PLOUF*, plus sonore celui-là, se trouva cette fois ponctué d'un hurlement bien plus guttural, bien plus spontané.
Et, comme si de rien n'était, Malégor reprit sa route.
« Gamin ! Reviens ! J'rigolais ! J'comptais pas vraiment tirer ! Me laisse pas ici, j'vais m'noyer ! » supplia le naufragé.
Malégor l'ignora superbement. Il n'aimait pas qu'on l'escroque, et il aimait encore moins se faire braquer de la sorte. Il avait prévu de faire demi-tour un peu plus loin, mais des silhouettes sur la plage attirèrent son attention. Du mouvement, des voix...
« Bah, j'ai rien d'autre à faire... » se dit-il avant de se diriger sur l'île
Quand il mit les pieds sur la berge, il eut très vite affaire à un spectacle empreint de brutalité et de violence. Sabres au clair, les protagonistes présents sur place semblaient sur le point d'en venir aux mains. Un groupe de jeunes gens, aux vêtements troués, salis, déchirés, était un peu plus loin. On pouvait lire la peur dans le moindre de leurs traits. La face déformée par une terreur profonde, ils semblaient prier en silence, jetant de temps à autre des regards paniqués derrière eux.
Malégor s'avança entre deux bonhommes, les mains dans les poches, les yeux grands ouverts. Le premier des deux arborait une veste de la Marine et était suivi par un loup tandis que l'autre faisait beaucoup plus touriste. Un troisième homme aux cheveux longs tenait en respect une jeune femme avachie sur le sol et, enfin, une dernière femme portant également un uniforme de Marine était encadrée par plusieurs soldats. Une joyeuse réunion, apparemment.
« Yo ! Qu'est-ce qui se passe, par ici ? » demanda-t-il quand il se trouva entre le Marine au loup et le loustic trempé comme une bière.
En attendant la réponse, il déboucha sa flasque de saké et en prit une rasade, l'œil fixé sur celui qui dominait la jeune femme au sol.