Un p'tit cadeau du service, oui. Un gaufrier utilisable par tous les employés.
Sympa.
Du genre gourmand, Craig ?
Pas du tout, j'vais juste m'en faire une ou deux.
Et le collègue me laisse. Le gaufrier, à côté de la cafetière. L'hôpital de Navarone s'équipe. On peut y faire des gaufres maintenant, pendant les pauses goûter. Cool.
Une journée comme une autre, à glander dans le service traumato'. Une journée comme n'importe laquelle autre de ma dernière semaine. Une semaine que j'suis affecté à l'hôpital de Navarone en attendant mieux, une semaine que j'glande comme c'est pas permis. Parce qu'en période de paix, les soldats se blessent pas, sauf quand ils font les cons pendant leurs entraînements. Et quand ils font les cons pendant leurs entraînements, ils viennent s'adresser à leurs toubibs préférés. Des docteurs jeunes ou moins jeunes, et tous souriants, compétents, à l'apparence impeccable, qui ont une aura. Ils suintent l'altruisme ou la bienveillance, ou, à défaut, ils les feintent.
Dans les très rares cas d'urgences, c'est le toubib de garde qui s'y colle.
Moi.
Moi, j'suis le toubib préféré de personne.
Personne aime le toubib à peau grise et à grandes dents.
Alors souvent, j'bulle près de la cafetière, que j'connais mieux que personne. J'ai peu à peu appris à faire d'excellents cafés. J'suis donc devenu l'préposé au café, et je ne fais souvent rien d'autre de la journée. Parce que personne veut d'un homme-poiscaille pour s'occuper de ses p'tits tracas. Et ça me fout les boules. De servir à rien. Car ouais, les bons médecins qui me félicitent pour mes cafés, puants de sarcasmes, dégoulinants parfois de pitié, j'en ai ma claque. J'ai tant hâte de retourner sur le terrain, d'me rentre utile, d'arrêter de perdre tout mon temps auprès de la cafetière. Je passe de longues heures à me construire un best-of de mes meilleurs et pires moments passés dans la marine. Overdose de souvenirs, ça devient douloureux vers la fin de la journée. Régulièrement, je craquais en prêtant l'oreille à certains durs échos du passé, et la cafetière devenait ma principale confidente.
Mais aujourd'hui, les choses changent un peu. On a un gaufrier. J'ai l'honneur de l'inaugurer. J'mets la pâte dedans. Et j'vais faire des putains de gaufres. Les meilleures de l'hôpital.
Je deviendrai le seigneur des gaufres de l'hôpital de Navarone. Et en attendant mieux, les gens devront au moins me reconnaître pour ça.
Ça crame. J'ai jamais utilisé un gaufrier, et j'connais pas bien les temps de cuisson. Alors, j'vais y aller à tâtons. Disons, pour l'instant... Une minute ? Ça fait pshhhht. J'compte dans ma tête jusqu'à 60. Tout en me rendant compte à quel point j'tombe bas. Pourtant, j'me sens bien. Ça m'amuse. C'est pas utiliser ce gaufrier qui me plaît, mais me regarder. Mettre le doigt sur mes propres pensées, et m'en moquer. C'est comme une comédie qui tournerait en boucle dans ma tête. Tous les jours, c'est la même représentation, mais avec d'autres acteurs. Héhé. Cette pièce intérieure laisse une grande place à l'impro. A cause de ça, elle a souvent tendance à virer en tragédie. Les acteurs déconnent souvent sur la fin, lâchent le script et commencent à aborder des thèmes douteux, pas tout publics. Les sales souvenirs, passé douloureux, je craque, tout ça. Spoiler : à la fin de ma comédie interne, tout le monde meurt.
58. 59. 60. J'éteins tout. J'ouvre le gaufrier, je choppe son bébé. Appétissant. La gaufre est pas super stable, mais elle semble mangeable. Elle me coule pas entre les doigts, c'est d'jà ça. J'aurais aimer la saupoudrer de sucre. J'hésite un instant à mettre un peu de café chaud dessus, pour tenter une expérience culinaire inédite. J'laisse s'échapper un rictus, et j'me marre de mes idées stupides. La solitude, l'inactivité, le passé qui revient me tourmenter, fait naître en moi de drôles de créatures. Parfois du néfaste, parfois de l'absurde. Quand j'pense devenir fou, y a ces monstres qui s'déterrent d'eux-mêmes du terrain fertile de ma pensée et d'mon imagination pour danser et me narguer. Me dire que ouais. J'pète un câble. J'suis inutile, et névrosé. Et qu'c'est ma faute, j'ai déjà fais trop de mauvais choix dans mon court début de vie.
J'porte la gaufre au niveau de ma bouche. J'vais la déchiqueter, ça va être un carnage. J'ai peur de pas en pouvoir jauger l'goût très longtemps, car dès que la proie est tombée dans la gueule du requin, elle se retrouve très vite réduite en pâté informe, incolore et sans saveur.
J'me mets à la place de cette proie, qui compte ses dernières secondes. Qui s'enfonce dans la gueule du carnivore. Qui n'a plus qu'à attendre qu'elle se referme sur elle. Et alors, si elle a de la chance, tout s'éteindra. Aussitôt. Passé sa tête sous ma guillotine intégrée. Mais si elle tient bon, elle connaîtra l'enfer. J'mâche qu'une seule et unique fois, ça suffit largement. Puis j'avale. Si elle tient bon, elle sera précipitée vivante vers mon oesephage et tombera dans le premier cercle de l'enfer, mon estomac. La violence et le chaos de la nature, et la cruauté et l'implacabilité du jugement dernier, personnifiés ici dans moi, qui croque une gaufre.
... la voilà, face à la mort. La gaufre, née y a à peine trente secondes, n'a pas eu le temps de hurler, n'est déjà plus rien d'autre qu'une bouillie innommable, et s'en va dans un aller simple vers mon estomac. Son calvaire dans mon système digestif fait que commencer.
Hmmm.
C'était pas très bon. J'vais pousser le temps de cuisson à deux minutes.
Sympa.
Du genre gourmand, Craig ?
Pas du tout, j'vais juste m'en faire une ou deux.
Et le collègue me laisse. Le gaufrier, à côté de la cafetière. L'hôpital de Navarone s'équipe. On peut y faire des gaufres maintenant, pendant les pauses goûter. Cool.
Une journée comme une autre, à glander dans le service traumato'. Une journée comme n'importe laquelle autre de ma dernière semaine. Une semaine que j'suis affecté à l'hôpital de Navarone en attendant mieux, une semaine que j'glande comme c'est pas permis. Parce qu'en période de paix, les soldats se blessent pas, sauf quand ils font les cons pendant leurs entraînements. Et quand ils font les cons pendant leurs entraînements, ils viennent s'adresser à leurs toubibs préférés. Des docteurs jeunes ou moins jeunes, et tous souriants, compétents, à l'apparence impeccable, qui ont une aura. Ils suintent l'altruisme ou la bienveillance, ou, à défaut, ils les feintent.
Dans les très rares cas d'urgences, c'est le toubib de garde qui s'y colle.
Moi.
Moi, j'suis le toubib préféré de personne.
Personne aime le toubib à peau grise et à grandes dents.
Alors souvent, j'bulle près de la cafetière, que j'connais mieux que personne. J'ai peu à peu appris à faire d'excellents cafés. J'suis donc devenu l'préposé au café, et je ne fais souvent rien d'autre de la journée. Parce que personne veut d'un homme-poiscaille pour s'occuper de ses p'tits tracas. Et ça me fout les boules. De servir à rien. Car ouais, les bons médecins qui me félicitent pour mes cafés, puants de sarcasmes, dégoulinants parfois de pitié, j'en ai ma claque. J'ai tant hâte de retourner sur le terrain, d'me rentre utile, d'arrêter de perdre tout mon temps auprès de la cafetière. Je passe de longues heures à me construire un best-of de mes meilleurs et pires moments passés dans la marine. Overdose de souvenirs, ça devient douloureux vers la fin de la journée. Régulièrement, je craquais en prêtant l'oreille à certains durs échos du passé, et la cafetière devenait ma principale confidente.
Mais aujourd'hui, les choses changent un peu. On a un gaufrier. J'ai l'honneur de l'inaugurer. J'mets la pâte dedans. Et j'vais faire des putains de gaufres. Les meilleures de l'hôpital.
Je deviendrai le seigneur des gaufres de l'hôpital de Navarone. Et en attendant mieux, les gens devront au moins me reconnaître pour ça.
Ça crame. J'ai jamais utilisé un gaufrier, et j'connais pas bien les temps de cuisson. Alors, j'vais y aller à tâtons. Disons, pour l'instant... Une minute ? Ça fait pshhhht. J'compte dans ma tête jusqu'à 60. Tout en me rendant compte à quel point j'tombe bas. Pourtant, j'me sens bien. Ça m'amuse. C'est pas utiliser ce gaufrier qui me plaît, mais me regarder. Mettre le doigt sur mes propres pensées, et m'en moquer. C'est comme une comédie qui tournerait en boucle dans ma tête. Tous les jours, c'est la même représentation, mais avec d'autres acteurs. Héhé. Cette pièce intérieure laisse une grande place à l'impro. A cause de ça, elle a souvent tendance à virer en tragédie. Les acteurs déconnent souvent sur la fin, lâchent le script et commencent à aborder des thèmes douteux, pas tout publics. Les sales souvenirs, passé douloureux, je craque, tout ça. Spoiler : à la fin de ma comédie interne, tout le monde meurt.
58. 59. 60. J'éteins tout. J'ouvre le gaufrier, je choppe son bébé. Appétissant. La gaufre est pas super stable, mais elle semble mangeable. Elle me coule pas entre les doigts, c'est d'jà ça. J'aurais aimer la saupoudrer de sucre. J'hésite un instant à mettre un peu de café chaud dessus, pour tenter une expérience culinaire inédite. J'laisse s'échapper un rictus, et j'me marre de mes idées stupides. La solitude, l'inactivité, le passé qui revient me tourmenter, fait naître en moi de drôles de créatures. Parfois du néfaste, parfois de l'absurde. Quand j'pense devenir fou, y a ces monstres qui s'déterrent d'eux-mêmes du terrain fertile de ma pensée et d'mon imagination pour danser et me narguer. Me dire que ouais. J'pète un câble. J'suis inutile, et névrosé. Et qu'c'est ma faute, j'ai déjà fais trop de mauvais choix dans mon court début de vie.
J'porte la gaufre au niveau de ma bouche. J'vais la déchiqueter, ça va être un carnage. J'ai peur de pas en pouvoir jauger l'goût très longtemps, car dès que la proie est tombée dans la gueule du requin, elle se retrouve très vite réduite en pâté informe, incolore et sans saveur.
J'me mets à la place de cette proie, qui compte ses dernières secondes. Qui s'enfonce dans la gueule du carnivore. Qui n'a plus qu'à attendre qu'elle se referme sur elle. Et alors, si elle a de la chance, tout s'éteindra. Aussitôt. Passé sa tête sous ma guillotine intégrée. Mais si elle tient bon, elle connaîtra l'enfer. J'mâche qu'une seule et unique fois, ça suffit largement. Puis j'avale. Si elle tient bon, elle sera précipitée vivante vers mon oesephage et tombera dans le premier cercle de l'enfer, mon estomac. La violence et le chaos de la nature, et la cruauté et l'implacabilité du jugement dernier, personnifiés ici dans moi, qui croque une gaufre.
... la voilà, face à la mort. La gaufre, née y a à peine trente secondes, n'a pas eu le temps de hurler, n'est déjà plus rien d'autre qu'une bouillie innommable, et s'en va dans un aller simple vers mon estomac. Son calvaire dans mon système digestif fait que commencer.
Hmmm.
C'était pas très bon. J'vais pousser le temps de cuisson à deux minutes.