Combien de fois depuis mon pied à terre miteux je me suis imaginé prendre le large ? Combien de fois est-ce que, avant de fermer le yeux pour rejoindre des rêves agités et des cauchemars savoureux, ai-je pensé au départ, à ce jour chaste béni par un ersatz de révérend concupiscent probablement trop heureux de me voir partir de sous son porche au moins aussi fui que je l'étais ? Combien d'heures ai-je pu passer à m'aventurer vers d'autres horizons, ces dunes faites d'écume qui n’étouffent pas lorsque le vent souffle et dont les crêtes bien plus bleues mènent vers de vrais terres habitées et non vers ces oasis de rocs et d'épineux ? Y'a pas d'épineux en mer. Ou alors pas beaucoup. Et bien moins sec. Y'a au moins ça de différent avec le désert d'Hinu. Les dunes d'eau, elles bougent, genre beaucoup plus vite que les vagues de sable millénaires. Une vague est éphémère, vit une seconde, deux tout au plus, puis meurt sur le pont avec ce qu'il faut d'écume de pluie et de poissons échoués, emportant un marin ou deux vers Davy Jones au passage. Une dune, elle met peut-être cinq ans à avancer. Mais les charpentes des maisons -comme les mâts des navires- finissent toujours ensevelies. Combien de fois, aux portes de ces bars qui m'ont foutu dehors parce qu'il était trop tard, moi trop plein ou mes phalanges trop rouges, combien de fois, le cul dans la terre, le nez contre ma porte carbonisée, les pierres dans les tibias, combien de fois, noyés dans les yeux du Cormoran en espérant que ce soit dans un océan de solitude, avais-je échafaudé cette fuite ?
Ouep. C'était une belle connerie.
Je crois bien que l'euphorie est passée. Je cours de droite à gauche en me cognant tour à tour crâne contre mât, pieds contre chevilles de bois, orteils contre poulies et cordes nouées, carpes et métacarpes dans le gouvernail et regard contre ta crinière blonde. Je me fais rincer par des vagues pas bien grande mais juste assez sournoises pour passer par-dessus le pseudo bastingage et me fais secouer par tes regards en coin que je soupçonne amusés. T'en mène pas large non plus, pelotonnée dans un coin, un Cormoran comme couverture et les cheveux plus mouillés qu'une cascade, mais j'ai dans l'idée que tu t'en fous de tout ça. Au moins autant que les gouttes sur mes lunettes. Bordel. Bordel ! J'y vois rien sans et même avec je peux pas discerner un putain de goéland d'une voile mal ferlée. Et putain comment je fais pour qu'elle s'arrêter de faseyer, moi, hein ? T'en sais rien, c'est ça ? Ou plutôt tu veux pas dire ? 'Chier. Dans le doute, je tire sur une corde. Le mât grince... Dans le doute, je vais la lâcher, hein. Tu pourrais t'abriter dans ce qui servira de cabine, mais je crois que le plaisir est trop grand pour toi de me voir galérer comme un bambin devant un casse-tête. J'ai les cage à miel récurées comme jamais par un vent qui me siffle des comptines contées par le zéphyr lui-même et mes doigts glissants, abimés, ripent sur les cordes gorgées d'eau. Fait pourtant pas un temps de chiotte. Juste de la pluie. Qui tombe à verse des nuages gris qui semblent nous suivre. À l'horizon, le ciel est bleu, évidemment, mais pas au dessus de nous... ça aurait été trop facile.
Alors je me demande. Combien de fois, entre deux chutes et trois poissons volants dans la figure, j'ai regretté d'être parti ?
Tu diras à l'échappée que c'est pas ma faute si la corde s'est nouée autour du mât à cause du vent.
-Braaaaak !
- Tu feras remarquer à ce grand con qu'il peut pas grand chose à quoi que ce soit.
-Braaaaak !
Dis bien à la petiote qu'au moins le grand con aura essayé quelque chose.
-Braaaaak !
- Dis à cet ivrogne qu'elle a pas demandé à être invitée à bord.
-Braaaaak !
Si tu pouvais rappeler à la maniaco-dépressive qu'elle est libre de partir quand elle le veut, tu serais un ange de Cormoran.
-Braaaaak !
- Ta gueule. Souligne à cet incapable que c'est pas en disant des conneries qu'il va décoincer sa corde.
-Braaaaak !
Précise-lui bien que c'est pas en étant vulgaire qu'elle va attraper du poisson.
-Braaaaak !
- Tu lui diras qu'avec toutes les morues qu'il a dû se taper, il devrait pas avoir besoin de mon aide.
Non. Sérieusement. Y'a des baffes qui se perdent.
T'as de la chance que j'ai déjà épuisé mon stock sur toi pour mes douze prochaines existences misérables, sinon j'aurais pas hésité à y dépenser mon crédit. Même pas pour tes beaux yeux vairons.
Le nuage de pluie est parti. On peut encore le voir à l'horizon emmerder un navire un peu plus gros que le notre -pardon le mien- et donc avec plus de personnes à tremper comme une soupe. Je suis trempé comme une soupe. À tel point que j'ai l'intime conviction que si je sautais à la mer, là, maintenant, tout de suite, j'en ressortirai moins mouillé qu'à cet instant. Malheureusement, mes convictions, je les ai laissées au placard il y a un bon moment maintenant. Et je dois avouer que je n'en connais plus guère que les deux premiers mots de la définition. Toi en revanche -oui tu dois la connaître en entière- mais surtout tu sembles bien moins ruisselante que je ne le suis. La supériorité de la femme sur l'homme pour paraître plus présentable quelle que soit la situation ou juste ce con de Cormoran qui a succombé à tes yeux pour te prêter ses plumes ? … Je vote pour la réponse une. Dans le doute. Et du coup, comble de malheur, même si la pluie s'est arrêtée et avec elle le vent insistant, j'ai une corde emmêlée autour d'un mât fissuré et une voile plus très bien tendue. C'est moins pratique pour avancer. Alors on dérive. En direction de cette île là-bas. Au loin. Que t'as aperçue avant moi parce que je me passais les cils au sèche-cheveux qui n'existe pourtant pas dans ce monde-ci. Et en attendant de l'atteindre -parce qu'on sait évidemment pas combien de temps il va nous falloir ni même à quelle distance on est d'elle- le Cormoran a sorti trois cannes à pêches rudimentaires que je le soupçonne d'avoir fabriquées lui-même dans l'espoir qu'on fasse dans le patrimoine. Manque plus que des petits enfants qu'existent pas et on sera beau, tous les trois, alignés le Cormoran entre toi et moi, à se balancer des gentillesses à l'oreille de l'autre par le biais d'un oiseau au bec jaune. Qu'est-ce que j'ai fait au bon dieu ?
-Tu m'as tuée.
J'ai horreur quand elle a raison.
J'ai raté mon créneau. J'ai écorché la peinture de la coque sur les bittes en bois du ponton d'amarrage vers lequel on nous avait guidé par gestes goguenards et voix criardes. Et si je me suis demandé pourquoi goguenards les gestes, j'ai compris en voyant les épaves qui y étaient amarrées. Un bateau de pêcheur plus vieux que le vieillard aux rides si nombreuses qu'elles semblaient pendre de part et d'autre de ses joues et qui jouait au scrabble sur son pont ; Un filet éventré à des dizaines d'endroits, à moitié immergé et qui semblait là depuis aussi longtemps que le ponton lui-même ; des toilettes publiques... Je suis pas sûr que ma chaloupe ait tant de gueule que ça finalement.
Avec un regard mauvais, je jette une amarre sur le ponton. Toi, tu sautes d'un bond de cabri comme si t'avais pas passé trois jours le cul sur du bois trempé et tu étires tes bras, ta nuque et tes cheveux. Une seconde, je crois même que tu vas prendre l'amarre pour la fixer au ponton, mais non, tu commences à remonter le ponton vers ce qui sert de terre au petit village où on accoste. Je connais pas le nom du bled, je connais pas le nom de l'île, mais je suis assez certain que le temps que je galère à tout accrocher là où il faut sans rien casser de plus, t'auras eu le temps de demander. Peut-être que t'auras même eu le temps de te trouver une petite mousse -entendons-nous bien, je parle d'une bière et pas d'une jeune fille qui récurerait le pont d'un navire miteux et pas trop superstitieux. Hé. Si tu savais à quel pour j'ai envie de whisky moi aussi...
De mon point de vue de minaret, je peux observer un peu mieux cette île. Il y fait chaud. Une chaleur moite, humide. Oui oui, Observer. Parce que les gars d'ici ont les auréoles sous les bras et des shorty camouflage bien dégueulasses. En fait, à en croire les cris des animaux qu'on entend venant des terres genre singe hurleur, oiseaux moqueurs et poissons héraut, et si j'en crois ce que les arbres haut, plus verts qu'une prairie dans un putain de champ de vache de Kage Berg et avec autant de lianes, de lierre et de champignons que dans tout West réuni, je crois bien qu'on a débarqué sur une île tropicale. Et c'est pas mon petit doigt qui me le dit, non.
Je sors de ma poche une poignée de graines miraculeusement en bon état et les offre au Cormoran du plat de la main, sans vraiment le regarder. Je me suis accroupi sans y faire attention non plus.
Le village entier semble monté sur pilotis. À presque deux mètres au-dessus du niveau de l'eau locale. J'suis pas bien sûr d'en saisir l'entière utilité, mais ça donne au tout un côté pittoresque qu'est pas pour me déplaire. Hé. Vous pensiez vraiment que j'allais me plaindre d'enfin découvrir une autre île que Hinu, dont les rues ne seraient pas souillées par les odeurs de pisse de mort et de foutre qui pour la plupart doivent sortir de mon outre ? Vous pensiez vraiment que j'allais cracher sur du bois flotté, à moitié pourri, bouffé par les gosses et les moules sauvages en regrettant une ville qui à part une femme et deux gosses n'a jamais rien pu m'apporter de plus beau qu'un coucher de soleil qui me toise depuis ses quinze mile nœuds de distance ? Non. J'suis bien ici. Ça dépayse. Ça fait du bien. Je prends une grande respiration bien chaude et moite. Une nouvelle sensation pour moi, le moite. Enfin le moite qu'est pas issu du corps nu d'une femme j'entends. Ça colle à la peau, ça alourdit les vêtements et me fais me sentir englué dans de la mélasse, comme recouvert de miel, mais j'aime ça. Toi t'as pas l'air dérangée par tout ça. Toi t'as l'air de connaître un peu le monde et de l'avoir un peu exploré. Faudra que tu m'apprennes. Si un jour tu veux bien m'apprendre quelque chose.
Et ce jour là ce sera probablement ton nom en fait.
En y regardant de plus près comme je me redresse sous une exclamation de joie du Cormoran, la ville sur pilotis me semble à l'embouchure d'une rivière. D'un fleuve plutôt. Qui se jette dans l'West comme une armée de mort à travers les mondes selon Pullman. Et la mer accueille à bras ouvert ce courant contraire. Probablement pour ça les pilotis. Pas souffrir trop des différences de courant certains jours de tempête. Et je met un peu de baume sur mon égo en me disant que c'est peut-être aussi pour ça que j'ai pas bien réussi à manœuvrer ma coque de noix jusqu'au ponton sans problèmes. Et en parlant de problèmes, y'a un type qui débarque soudain du ponton, manquant de se casser la gueule sur une fiente de pigeon bien placée. Le gag de la peau de banane version portuaire. Quoique vu la taille de la fiente j'ai un peu un doute sur la mouette. Et j'ai soudain pas trop envie de rester dans le coin pour vérifier à quel genre d'oiseau carnivore un tel truc peu appartenir.
-Bienvenue !
Hé.
-Je suis ravi de t'accueillir à Là-bas !
Laba ?
-...C'est ici.
Tu veux dire ici c'est là-bas ?
-Non c'est le nom.
Pardon ?
-Le village d'ici est Là-Bas.
Tu te fous de ma gueule ?
-Pourquoi est-ce que ça tourne toujours comme ça... ? J'ai vraiment un métier à la con...
Plait-il ?
-Bref, bienvenue-dans-ce-village-portuaire-sans-monnaie-ni-pirates-les-frais-de-parking-pour-votre-coque-de-noix-sont-de-l'ordre-d'une-Valeur-qui-vous-est-demandée-par-moi-tout-de-suite-et-payable-maintenant-et-puis-après-vous-pourrez-vous-balader-dans-la-ville-et-même-remonter-le-fleuve-si-ça-vous-fait-envie-malgré-les-crocodiles-et-les-oiseaux-carnivores-pour-ce-que-j'en-ai-à-faire-alors-vous-payez-ou-vous-me-regardez-avec-des-yeux-de-merlan-pendant-une-heure-de-plus-parce-que-j'ai-vraiment-du-boulot-je-dois-avoir-une-grille-de-mots-fléchés-ou-deux-qui-m'attend-dans-le-bureau-ou-personne-ne-vient-jamais-me-voir-à-part-pour-dire-qu'il-part-ou-que-je-suis-un-salaud-nonpayé-avec-leurs-nonimpôts-mais-tu-t'en-fous-payable-en-trois-fois-sans-frais-si-ça-te-chante-d'ailleurs.
Et ça vous arrive de respirer ?
-Alors ?
Vous prenez pas les berries ?
-Non, ça dissuade les pirates de venir nous voler.
Hé. L'argent c'est du troc, vous savez ?
-L'argent est prohibé à là-bas.
Ça m'a l'air complètement con comme manière de faire.
-Vous payez ou vous repartez ?
C'est quoi une Valeur ?
-C'est une unité utilisée pour donner une valeur aux services.
J'ai vraiment que des berries moi.
-Donnez-moi un voile ou n'importe quoi-et-dépéchez-vous-j'ai-pas-toute-la-journée.
Et c'est alors que mon regard s'est posé sur le Cormoran.
Ouep. C'était une belle connerie.
Je crois bien que l'euphorie est passée. Je cours de droite à gauche en me cognant tour à tour crâne contre mât, pieds contre chevilles de bois, orteils contre poulies et cordes nouées, carpes et métacarpes dans le gouvernail et regard contre ta crinière blonde. Je me fais rincer par des vagues pas bien grande mais juste assez sournoises pour passer par-dessus le pseudo bastingage et me fais secouer par tes regards en coin que je soupçonne amusés. T'en mène pas large non plus, pelotonnée dans un coin, un Cormoran comme couverture et les cheveux plus mouillés qu'une cascade, mais j'ai dans l'idée que tu t'en fous de tout ça. Au moins autant que les gouttes sur mes lunettes. Bordel. Bordel ! J'y vois rien sans et même avec je peux pas discerner un putain de goéland d'une voile mal ferlée. Et putain comment je fais pour qu'elle s'arrêter de faseyer, moi, hein ? T'en sais rien, c'est ça ? Ou plutôt tu veux pas dire ? 'Chier. Dans le doute, je tire sur une corde. Le mât grince... Dans le doute, je vais la lâcher, hein. Tu pourrais t'abriter dans ce qui servira de cabine, mais je crois que le plaisir est trop grand pour toi de me voir galérer comme un bambin devant un casse-tête. J'ai les cage à miel récurées comme jamais par un vent qui me siffle des comptines contées par le zéphyr lui-même et mes doigts glissants, abimés, ripent sur les cordes gorgées d'eau. Fait pourtant pas un temps de chiotte. Juste de la pluie. Qui tombe à verse des nuages gris qui semblent nous suivre. À l'horizon, le ciel est bleu, évidemment, mais pas au dessus de nous... ça aurait été trop facile.
Alors je me demande. Combien de fois, entre deux chutes et trois poissons volants dans la figure, j'ai regretté d'être parti ?
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Tu diras à l'échappée que c'est pas ma faute si la corde s'est nouée autour du mât à cause du vent.
-Braaaaak !
- Tu feras remarquer à ce grand con qu'il peut pas grand chose à quoi que ce soit.
-Braaaaak !
Dis bien à la petiote qu'au moins le grand con aura essayé quelque chose.
-Braaaaak !
- Dis à cet ivrogne qu'elle a pas demandé à être invitée à bord.
-Braaaaak !
Si tu pouvais rappeler à la maniaco-dépressive qu'elle est libre de partir quand elle le veut, tu serais un ange de Cormoran.
-Braaaaak !
- Ta gueule. Souligne à cet incapable que c'est pas en disant des conneries qu'il va décoincer sa corde.
-Braaaaak !
Précise-lui bien que c'est pas en étant vulgaire qu'elle va attraper du poisson.
-Braaaaak !
- Tu lui diras qu'avec toutes les morues qu'il a dû se taper, il devrait pas avoir besoin de mon aide.
Non. Sérieusement. Y'a des baffes qui se perdent.
T'as de la chance que j'ai déjà épuisé mon stock sur toi pour mes douze prochaines existences misérables, sinon j'aurais pas hésité à y dépenser mon crédit. Même pas pour tes beaux yeux vairons.
Le nuage de pluie est parti. On peut encore le voir à l'horizon emmerder un navire un peu plus gros que le notre -pardon le mien- et donc avec plus de personnes à tremper comme une soupe. Je suis trempé comme une soupe. À tel point que j'ai l'intime conviction que si je sautais à la mer, là, maintenant, tout de suite, j'en ressortirai moins mouillé qu'à cet instant. Malheureusement, mes convictions, je les ai laissées au placard il y a un bon moment maintenant. Et je dois avouer que je n'en connais plus guère que les deux premiers mots de la définition. Toi en revanche -oui tu dois la connaître en entière- mais surtout tu sembles bien moins ruisselante que je ne le suis. La supériorité de la femme sur l'homme pour paraître plus présentable quelle que soit la situation ou juste ce con de Cormoran qui a succombé à tes yeux pour te prêter ses plumes ? … Je vote pour la réponse une. Dans le doute. Et du coup, comble de malheur, même si la pluie s'est arrêtée et avec elle le vent insistant, j'ai une corde emmêlée autour d'un mât fissuré et une voile plus très bien tendue. C'est moins pratique pour avancer. Alors on dérive. En direction de cette île là-bas. Au loin. Que t'as aperçue avant moi parce que je me passais les cils au sèche-cheveux qui n'existe pourtant pas dans ce monde-ci. Et en attendant de l'atteindre -parce qu'on sait évidemment pas combien de temps il va nous falloir ni même à quelle distance on est d'elle- le Cormoran a sorti trois cannes à pêches rudimentaires que je le soupçonne d'avoir fabriquées lui-même dans l'espoir qu'on fasse dans le patrimoine. Manque plus que des petits enfants qu'existent pas et on sera beau, tous les trois, alignés le Cormoran entre toi et moi, à se balancer des gentillesses à l'oreille de l'autre par le biais d'un oiseau au bec jaune. Qu'est-ce que j'ai fait au bon dieu ?
-Tu m'as tuée.
J'ai horreur quand elle a raison.
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J'ai raté mon créneau. J'ai écorché la peinture de la coque sur les bittes en bois du ponton d'amarrage vers lequel on nous avait guidé par gestes goguenards et voix criardes. Et si je me suis demandé pourquoi goguenards les gestes, j'ai compris en voyant les épaves qui y étaient amarrées. Un bateau de pêcheur plus vieux que le vieillard aux rides si nombreuses qu'elles semblaient pendre de part et d'autre de ses joues et qui jouait au scrabble sur son pont ; Un filet éventré à des dizaines d'endroits, à moitié immergé et qui semblait là depuis aussi longtemps que le ponton lui-même ; des toilettes publiques... Je suis pas sûr que ma chaloupe ait tant de gueule que ça finalement.
Avec un regard mauvais, je jette une amarre sur le ponton. Toi, tu sautes d'un bond de cabri comme si t'avais pas passé trois jours le cul sur du bois trempé et tu étires tes bras, ta nuque et tes cheveux. Une seconde, je crois même que tu vas prendre l'amarre pour la fixer au ponton, mais non, tu commences à remonter le ponton vers ce qui sert de terre au petit village où on accoste. Je connais pas le nom du bled, je connais pas le nom de l'île, mais je suis assez certain que le temps que je galère à tout accrocher là où il faut sans rien casser de plus, t'auras eu le temps de demander. Peut-être que t'auras même eu le temps de te trouver une petite mousse -entendons-nous bien, je parle d'une bière et pas d'une jeune fille qui récurerait le pont d'un navire miteux et pas trop superstitieux. Hé. Si tu savais à quel pour j'ai envie de whisky moi aussi...
De mon point de vue de minaret, je peux observer un peu mieux cette île. Il y fait chaud. Une chaleur moite, humide. Oui oui, Observer. Parce que les gars d'ici ont les auréoles sous les bras et des shorty camouflage bien dégueulasses. En fait, à en croire les cris des animaux qu'on entend venant des terres genre singe hurleur, oiseaux moqueurs et poissons héraut, et si j'en crois ce que les arbres haut, plus verts qu'une prairie dans un putain de champ de vache de Kage Berg et avec autant de lianes, de lierre et de champignons que dans tout West réuni, je crois bien qu'on a débarqué sur une île tropicale. Et c'est pas mon petit doigt qui me le dit, non.
Je sors de ma poche une poignée de graines miraculeusement en bon état et les offre au Cormoran du plat de la main, sans vraiment le regarder. Je me suis accroupi sans y faire attention non plus.
Le village entier semble monté sur pilotis. À presque deux mètres au-dessus du niveau de l'eau locale. J'suis pas bien sûr d'en saisir l'entière utilité, mais ça donne au tout un côté pittoresque qu'est pas pour me déplaire. Hé. Vous pensiez vraiment que j'allais me plaindre d'enfin découvrir une autre île que Hinu, dont les rues ne seraient pas souillées par les odeurs de pisse de mort et de foutre qui pour la plupart doivent sortir de mon outre ? Vous pensiez vraiment que j'allais cracher sur du bois flotté, à moitié pourri, bouffé par les gosses et les moules sauvages en regrettant une ville qui à part une femme et deux gosses n'a jamais rien pu m'apporter de plus beau qu'un coucher de soleil qui me toise depuis ses quinze mile nœuds de distance ? Non. J'suis bien ici. Ça dépayse. Ça fait du bien. Je prends une grande respiration bien chaude et moite. Une nouvelle sensation pour moi, le moite. Enfin le moite qu'est pas issu du corps nu d'une femme j'entends. Ça colle à la peau, ça alourdit les vêtements et me fais me sentir englué dans de la mélasse, comme recouvert de miel, mais j'aime ça. Toi t'as pas l'air dérangée par tout ça. Toi t'as l'air de connaître un peu le monde et de l'avoir un peu exploré. Faudra que tu m'apprennes. Si un jour tu veux bien m'apprendre quelque chose.
Et ce jour là ce sera probablement ton nom en fait.
En y regardant de plus près comme je me redresse sous une exclamation de joie du Cormoran, la ville sur pilotis me semble à l'embouchure d'une rivière. D'un fleuve plutôt. Qui se jette dans l'West comme une armée de mort à travers les mondes selon Pullman. Et la mer accueille à bras ouvert ce courant contraire. Probablement pour ça les pilotis. Pas souffrir trop des différences de courant certains jours de tempête. Et je met un peu de baume sur mon égo en me disant que c'est peut-être aussi pour ça que j'ai pas bien réussi à manœuvrer ma coque de noix jusqu'au ponton sans problèmes. Et en parlant de problèmes, y'a un type qui débarque soudain du ponton, manquant de se casser la gueule sur une fiente de pigeon bien placée. Le gag de la peau de banane version portuaire. Quoique vu la taille de la fiente j'ai un peu un doute sur la mouette. Et j'ai soudain pas trop envie de rester dans le coin pour vérifier à quel genre d'oiseau carnivore un tel truc peu appartenir.
-Bienvenue !
Hé.
-Je suis ravi de t'accueillir à Là-bas !
Laba ?
-...C'est ici.
Tu veux dire ici c'est là-bas ?
-Non c'est le nom.
Pardon ?
-Le village d'ici est Là-Bas.
Tu te fous de ma gueule ?
-Pourquoi est-ce que ça tourne toujours comme ça... ? J'ai vraiment un métier à la con...
Plait-il ?
-Bref, bienvenue-dans-ce-village-portuaire-sans-monnaie-ni-pirates-les-frais-de-parking-pour-votre-coque-de-noix-sont-de-l'ordre-d'une-Valeur-qui-vous-est-demandée-par-moi-tout-de-suite-et-payable-maintenant-et-puis-après-vous-pourrez-vous-balader-dans-la-ville-et-même-remonter-le-fleuve-si-ça-vous-fait-envie-malgré-les-crocodiles-et-les-oiseaux-carnivores-pour-ce-que-j'en-ai-à-faire-alors-vous-payez-ou-vous-me-regardez-avec-des-yeux-de-merlan-pendant-une-heure-de-plus-parce-que-j'ai-vraiment-du-boulot-je-dois-avoir-une-grille-de-mots-fléchés-ou-deux-qui-m'attend-dans-le-bureau-ou-personne-ne-vient-jamais-me-voir-à-part-pour-dire-qu'il-part-ou-que-je-suis-un-salaud-nonpayé-avec-leurs-nonimpôts-mais-tu-t'en-fous-payable-en-trois-fois-sans-frais-si-ça-te-chante-d'ailleurs.
Et ça vous arrive de respirer ?
-Alors ?
Vous prenez pas les berries ?
-Non, ça dissuade les pirates de venir nous voler.
Hé. L'argent c'est du troc, vous savez ?
-L'argent est prohibé à là-bas.
Ça m'a l'air complètement con comme manière de faire.
-Vous payez ou vous repartez ?
C'est quoi une Valeur ?
-C'est une unité utilisée pour donner une valeur aux services.
J'ai vraiment que des berries moi.
-Donnez-moi un voile ou n'importe quoi-et-dépéchez-vous-j'ai-pas-toute-la-journée.
Et c'est alors que mon regard s'est posé sur le Cormoran.