Ni une ni deux mes genoux rejoignent le sol. Privé d'équilibre, mon corps s'écroule de tout son long, animé par la volonté propre à un cadavre, celle de rester immobile. Mon bandeau voilant jusque là mon orbite vide gît à quelques mètres. Ma vision est floue, bien que j'essaye tant bien que mal de rester consciente. Il avance, sa silhouette se penche au-dessus de moi. Le coup de grâce, probablement. Mais alors qu'il est bien parti pour l'administrer, son torse se redresse subitement et ses jambes s'éloignent. Il part, il fuit, il me laisse là, vulgaire tas de viande immobile. Pourquoi ? Ah, je les entends. Je peux toujours les entendre. Les aboiement des mouettes, les hurlements des petits soldats en régiments entiers. Ils viennent vers moi. Je devine leur petit air ahuri face au carnage, je les devine intrigués par ma poitrine qui se soulève et s'abaisse, signe que je suis encore en vie. Je peux comprendre ce qu'ils disent, à défaut de les voir dans cette mélasse floue. Tourner la tête demande des efforts inhumains, mais la curiosité de savoir ce qui se passe avant de sombrer dans l'inconscience me dévore. Bientôt, trois paires de jambes s'amassent autour de mon corps inerte.
« ...bien y avoir des dizaines de corps...
- C'est elle... fait tout ça ? »
Oui c'est moi, vous voyez un autre suspect autour de vous ? Et j'aurais bien été en état de vous donner mon grade et mon nom pour que vous me fichiez la paix si Kakihara n'était pas arrivé. N'empêche, j'arrive au prix de multiples efforts à ouvrir ma bouche et à m'égosiller pour lever tout soupçon.
« Cipher... Pol... »Les petites poules de basse-cour pinaillent, elles se répètent entre elles le terme. Aucune ne sait ce que ça signifie, fichtre. Du coup, c'est pas surprenant de voir un officier débarquer, à la suite, avec ses gros souliers et demander ce que c'est que ce raffut. J'imagine ses grands yeux vitreux lorsqu'on lui passe le mot, sa réaction ne se fait pas prier.
« Qu'on l'amène rapidement à l'hôpital ! Elle est des nôtres ! Et faites boucler le secteur nom de dieu. Depuis le temps qu'on le cherche, cet entrepôt ! » qu'il gueule.
Très vite, je sens mon corps s'élever au dessus du sol et être délicatement lâché sur un brancard. C'est doux, ça fait du bien, je suis finalement en sûreté. Je l'ai fait. Et tandis que mon œil droit se ferme, je ressasse les derniers événements qui m'avaient plongée dans un tel état.
***
« Cela suffit ! »D'une voix grave et donneuse d'ordre, l'homme venait de jeter un froid en plein milieu du combat. A l'instar de mes adversaires, mon corps se figea et mon regard bifurqua vers le nouveau venu. Son accoutrement évoquait celui d'un criminel en cavale : partiellement tâché de sang, le code vestimentaire du maquereau était respecté à la lettre. Voyant le gaillard faire preuve d'une telle aura, avec son visage cousu de cicatrices et ses yeux de fou-à-lier, il était impossible de se tromper une seconde sur son identité.
« Kakihara... »Un long sourire se dessina sur la bouche élargie du criminel, signe que j'avais touché juste. Jetant sa main droit en direction de l’entrepôt, il donna l'ordre aux trois compères d'aller aider leurs comparses à déménager le maximum de marchandises possible. En effet, avec un tel feu, la Marine n'allait sûrement pas tarder à débouler et ça, c'était déjà un gros coup dur pour la Triade. Une bonne partie de leur réserves resterait sur place et passerait dans les mains de la Marine, c'était sûr. J'étais satisfaite, j'avais mine de rien rempli ma mission.
« Je reconnais que tu as du cran, petite », finit-il par m'asséner.
Je me tenais droite comme un piquet, compressée par l'atmosphère étouffante de cette nuit d'été et de la présence en face de moi de l'un des plus dangereux exécuteurs de la Triade. Cet homme était réputé comme un fervent masochiste, sadique à l'esprit torturé et le fait même que Leonardo lui avait servi le quatuor du CP8 sur un plat d'argent avec en prime la promesse de lui capturer l'homme-poisson prouvait à quel point sa réputation le précédait avec précision. Les joues taillées au niveau de la bouche donc, le simple fait que la fumée de sa cigarette sortait par ses balafres était simplement stupéfiant et terrifiant à la fois. Je ne devais pas me laisser abattre pour autant, il était le dernier élément à se mettre sur mon chemin.
« Je vais en finir avec toi comme je l'ai fait avec tes sbires, au nom du Gouvernement Mondial et de la justice ! » balançai-je tout en pointant mes armes sur lui.
Il ricana. Son rire avait quelque chose de malsain, comme l'ensemble de sa personne, mais les bruits sortant de son gosier n'avaient rien d'humain : c'était le fruit du démon, le diable incarné. Hâtive d'en finir, je me jetai brusquement dans la gueule du loup en fonçant droit sur l'ennemi. Rapidement, la peur me submergea en voyant mes projectiles rater invariablement leur cible. Malgré tout je ne perdis pas espoir et me rapprochai assez pour entamer un combat au corps à corps. Le rire rauque du gaillard se faisait tonitruant, tandis qu'il esquivait sans aucune peine mes attaques en se contorsionnant comme une feuille de papier. Puis soudain, mon corps me rappela que j'avais des plaies ouvertes, que celles-ci m'avaient affaiblie et qu'elles étaient susceptibles de bloquer mes mouvements. Et ça, il ne fallut pas longtemps à Kakihara pour le remarquer.
Je hurlais tandis que l'éclair d'acier s'enfonçait dans la chair de mon épaule gauche et s'en retirait presque aussitôt. Qu'était-ce ? Un poignard ? Non, une baguette. Une simple baguette, une arme longue et tranchante en argent. Mais efficace, car mon bras tombait, lourd et inutile, lâchant Gromit ; mes muscles étaient paralysés, bloqués. Devant moi, l'homme apporta sa tige en acier à sa bouche et lécha goulument le sang dessus, comme s'il s'en rassasiait. J'essayai de lui administrer un coup de crosse dans le cou, à l'aide de mon dernier membre valide, mais échouai : sa main gauche se crispa sur mon avant-bras et avant que j'eusse pu dire « ouf », c'était son avant-bras droit à lui qui venait percuter le mien. J'entendis dès lors mon os se briser, mon épaule se disloquer et la douleur me submergea comme si un millier d'aiguilles venaient de se planter dans mon cœur. Je tentai tout de même de me débattre une dernière fois, mon genou droit vola et percuta le ventre de l'adversaire, mais il ne broncha pas ; au contraire, il savoura le coup porté et se passa la langue sur ses lèvres pour montrer sa satisfaction. Et alors, choppant ma cuisse pour m'empêcher de bouger, il m'envoya brutalement son poing dans le visage et me fit voir trente-six chandelles. Sonnée, je sentais à peine le sang s'écouler de mon nez, je remarquais à peine mon cache-œil voler derrière moi, je notais à peine le petit coup de paume dans mon plexus qui me fit tomber à la renverse. Et je restais à la disposition du monstre pour m'administrer le coup fatal.
***
Le réveil se fit quasiment aussi douloureux que le combat que me rappelaient mes songes. Je progressais dans une espèce de brouillard de douleurs, de plaies en cicatrisation et de plâtres au bras. J'avais pas besoin d'une glace pour imaginer dans quel sale état je me trouvais, mais j'étais encore en vie. A mon chevet, un petit gars de la Marine veillait, assoupi ; il devait probablement attendre mon réveil pour recueillir les détails de mon rapport. Mais il n'en serait rien. Est-ce que je pouvais me redresser ? Oui, mais ça faisait tout de même sacrément mal. Je passai mes jambes par dessus la rambarde du lit d'hôpital et posai mes deux pieds sur le carrelage gelé. Le contact avec le froid me revigora, mais en me mettant debout je sentis la douleur dans mon bassin et dans mes cuisses. Sur une table, non-loin, un repas frugal m'attendait. Je le dévorai sans faire de cas, totalement affamée. Combien de temps étais-je restée inconsciente ? Est-ce que Craig et le petit Olivier s'en étaient sortis indemnes ? J'imaginai, oui.
Une fois debout et stable, je n'ai qu'une envie : me défaire de cette fichu robe d'hospitalisé qui vous laisse les fesses à l'air et prendre une douche. Je remarque finalement avec satisfaction que mon épaule a été remise en place et que je peux bouger mes deux bras, bien que l'un d'entre eux est fiché dans une enveloppe blanche et dure. Des bandages me couvrent un peu partout et il n'y a absolument rien pour cacher mon œil meurtri. Qui plus est, il va me falloir récupérer mes armes si celles-ci n'ont pas été placée avec mes affaires. Totalement nue, j'ouvre les portes d'un placard et souris en dévoilant tout ce qui m'appartient, pistolets y compris. J'oublie pas qu'il me faudra aller faire un tour dans l'ancienne demeure de Leonardo pour récupérer Grominet, laissé à l'entrée dans son sac de sport.
Prendre une douche quand le simple contact de l'eau chaude sur une plaie à peine cicatrisée ça fait mal et qu'on a un bras totalement inutile, c'est plutôt difficile. Pourtant, j'arrive à me débrouiller plutôt bien et en ressors au bout d'une bonne demi-heure, facile. Je change mes pansements, remets mes habits qui ont été lavés et raccommodés du mieux que je peux et réveille le matelot encore endormi dans son siège.
« Eh ! EH !! » lui crié-je tout en lui tirant l'épaule.
Le gamin sursaute, arraché à sa quiétude. Il comprend pas tout, mais ses yeux s'agrandissent en voyant mon regard s'appesantir sur lui.
« Ma...mademoi...
- Passons les politesses. Euh... Tu sais depuis combien de temps je suis là ? »Il hoche la tête. Il me dit que ça fait une semaine que je suis dans cet état. Il me dit qu'il a veillé nuit et jour. Il m'informe aussi qu'un Lieutenant est passé me voir régulièrement et qu'il a beaucoup discuté avec lui. Rien de bien anormal en soi. Je lui demande pour l’entrepôt, il me répond que tout est bon, qu'une bonne partie des marchandises ont été confisquées, que c'est une véritable victoire pour la Marine et que je suis une héroïne, avec le Lieutenant. Mon regard se veut suspicieux et mes sourcils froncés. Qui est ce Lieutenant ?
« M'enfin mademoiselle, le Lieutenant Kamina, avec qui vous étiez ! Il nous a tout raconté, d'ailleurs on m'a chargé de vous donner ceci, en raison de vos efforts. »
Le gamin me tend une valise. Je l'ouvre, regarde, referme. Je rouvre à nouveau et referme une seconde fois. J'essaye de rester inexpressive face à la masse d'argent que contient la cassette, ah...
« DEUX MILLIONS DE BERRIES ?! »C'est raté. Le gamin recule subitement, effrayé. Je n'ai même plus l'impression de souffrir d'où que ce soit. Il est rare que je reçoive une récompense après une mission, notamment car en général celles-ci se déroulent dans l'ombre et que c'est le crédo du Cipher Pol. Cependant je pouvais m'attendre à ce que mon nom ait fait le tour de la ville et que nos actes à l'entrepôt aient déjà été relayés dans les ragots des commères des bas-quartiers. Transportée, légère, j'ouvre la porte de la chambre et me faufile dans le couloir. En passant, je bouscule sans faire exprès une infirmière qui remarque mes bandages et mon plâtre.
« Mais... Mais vous êtes... Mademoiselle, vous ne devriez pas sortir. »
Je reprends ma course, mais elle me poursuit et menace de me rattraper.
« Mademoiselle, revenez ! MADEMOISELLE ! »
Non, tu peux toujours courir, j'ai déjà perdu une semaine ici, je ne resterai pas plus longtemps. Je déteste les hôpitaux ! Tout en serrant ma valise contre moi et en trottinant à ma vitesse maximum, je pousse les lits à roulettes derrière-moi pour bloquer la voie à la chasseuse enragée. La porte n'est plus très loin, plus que quelques pas...
BLOMDans la précipitation je bute contre quelqu'un et c'est une odeur bien particulière qui me titille les naseaux. Craig !
« MADEMOISEEELLE !! NOOON !! »
Je jette un regard d'effroi derrière-moi. Pas le temps de rester papoter ici, je lui choppe le bras et nous précipite dehors. Il fait beau et chaud. On traverse la rue, se faufile dans une ruelle et s'arrête enfin, à l'abri de ces nurses affligeantes. Mon regard le parcourt de haut en bas dans sa tenue militaire, surprise, quand je viens m’enquérir de son état de santé sans même lui laisser le temps de placer une syllabe.
« Et sinon ça va ? Moi ça va. Euh, il faut que j'aille chez Leonardo. Enfin, là où il habitait. J'ai des trucs là-bas. Toi aussi non ? On a qu'à y aller ensemble ? Faut que je me dépêche car j'ai un bateau à prendre, hein ! Allez, on y va ! »Et c'est au pas de course que, à peine remise de toutes mes blessures, je fonce vers la basse-ville à nouveau.
***
A l'issue de la mission, nos routes s'étaient séparées suite à de chaleureux adieux. J'avais pu remarquer qu'une pointe de soupçon habitait le regarde de l'homme-poisson au moment du départ, mais cela ne l'empêcha pas de me souhaiter bonne route et d'espérer qu'un jour on se retrouve à nouveau. Alors, emmitouflée dans mes bandages, le bras droit douloureux de soutenir le poids de Grominet récupéré à la hâte dans le lotissement du traitre et le corps endolori, j'avais attendu que le ferry faisant voiles vers Marie-Joie vienne faire étape dans cette ville sinistre et corrompue. Lorsque le navire arriva et embarqua son lot de passager plus qu'il n'en recracha, je fus la dernière à rejoindre le pont, aidée par un matelot ayant remarqué mon aspect piteux et désireux de porter mon sac de sport. Et alors que je m'éloignais lentement de la rive, le regard posé sur l'homme-poisson, je souriais malgré moi et jespérais que mon petit cadeau allait lui plaire.
Car près de lui, sur l'embarcadère des quais, une petite valise noire était resté là, par terre, volontairement oubliée ; une petite valise noire pleine de billets.