Le microphone s'ajusta en une vibration sonore qui attira l'attention de tous les chiens réunis en ce cloaque sombre et abject. Le groupe s'installa lentement, préparant instrument et suite à trois coups sur le sol, la chanteuse vêtue d'une robe de soirée partiellement déchirée laissa sa voix mystérieuse engloutir le brouhaha du bar. L'endroit était mal fréquenté, mais totalement bondé. La pauvreté résultant inévitablement en un regroupement de malfrats désireux d'oublier leur existence, l'espace d'une soirée, il devenait vite évident que parmi cette bande de balafrés et de petites frappes se cachaient certains individus réellement dangereux.
L'un d'entre eux se trouvait dans cette pièce, déguisé d'une bien étrange façon. Nazgahl Cradle, dit la Goule, se complaisait à se fondre dans cette masse grouillante pour y déceler des proies de choix. Au fil des voyages, il était parvenu à acquérir une expérience significative dans le domaine du camouflage et de l’adaptation en milieu civilisé, ce qui le rendait d'autant plus dangereux. Son potentiel d'espion encore inexploité faisait de lui une arme que le plus offrant ne tarderait pas à utiliser, mais il agissait pour l'instant de son propre chef.
C'était donc au terme d'un voyage en tant que passager clandestin que la créature en était venue à se dissimuler dans ce petit cabaret respirant la pauvreté et la tristesse, vêtu d'un manteau long et déchiré qui couvrait son torse maculé de runes, ainsi qu'un chapeau écrasé qui semblait avoir bien vécu. Et pour cause, il avait mis la main sur cette tenue dans une poubelle, son domaine de prédilection où qu'il aille...
Le pire étant qu'il avait déjà compris et assimilé le fonctionnement monétaire de la société, ou du moins la partie nécessaire à sa survie dans ce milieu. De son point de vue, l'argent permettait surtout d'obtenir des aliments sans se faire poursuivre à travers tout le pays, et c'était déjà un avantage suffisamment intéressant pour qu'il en vienne à assassiner froidement une jeune femme afin de dépouiller son cadavre.
Nazgahl entendait la musique, mais son intérêt se portait sur tout autre chose. Il exploitait aujourd'hui de nouvelles techniques de chasse en milieu hostile, et distinguait dans la gorge d'une donzelle une source d'intérêt non-négligeable. Bien en chair, la femelle avait de quoi plaire et faisait donc une cible parfaite pour le monstre vorace. Se léchant les babines en lorgnant la concernée, la créature attablée sagement faisait mine de ne se soucier de rien. Personne ne l'approchait, mais lui observait tout ce qui se tramait. Le manteau grattait, le chapeau gênait son champ de vision, ses chaussures usées et maltraitées le dérangeaient dans ses déplacements, mais il était bien contraint d'obéir à ces pratiques douteuses et passablement stupides... Il enlèverait tout ça en sortant d'ici, à coup sûr.
Son ouïe affûtée lui permettait de distinguer le moindre chuchotement, pour peu qu'il se concentre. Ses yeux décelaient les berrys glissés sous les tables, les lames masquée dans les coins d'ombre ainsi que les calibres posés discrètement sur les banquettes. On était pas très regardant sur la clientèle, ni sur ce qu'elle ramenait dans ses poches. Il régnait en ce lieu une ambiance fort curieuse, mêlant tension et stabilité globale. Il était néanmoins évident, à en juger par les yeux des clients, que leur passif était entrecoupé de passages sanglants et que la moindre braise de menace risquait fort de se changer en bain de sang général.
Une perspective qui n'enchantait pas la Goule. Lui ne souhaitait qu'en attraper un pour s'en délecter tranquillement, au nez et à la moustache des propriétaires des lieux. La voix de la chanteuse s'éleva légèrement, et cette légère distorsion sonore attira sur elle le regard de la chose, qui planta ses iris enflammés dans ceux de la demoiselle. Elle ne tarda pas à s'échapper de ce contact visuel, pressentant à ce simple lien oculaire que quelque chose clochait chez lui. Son sourire carnassier et ses crocs pointus lui avaient probablement mis la puce à l'oreille...
"Dis-voir étranger, je t'ai jamais vu par ici."
"Ssssa ne m'étonne pas."
"Nouveau dans l'coin ?"
Nazgahl renifla une seconde, comme alerté par une piste alléchante. Oui, cet homme qui venait de s'asseoir face à lui était un chasseur également. Un balayage de la pièce lui permit de constater que tous s'étaient focalisés sur la chanteuse dans un concert de sifflements, lorsque cette dernière avait dévoilé sa gambette. Un mauvais chasseur donc, à en juger par son approche indélicate et son attitude ne laissant aucun doute sur ses intentions. Il avait de mauvais yeux, et ça ne plaisait pas à la Goule qui envisageait déjà de les lui arracher pour concocter de petits apéritifs organiques. Le monstre détailla son vis-à-vis, l'observant sous toutes les coutures pour jauger le danger. Musclé, brun, vêtu d'un costume de soirée, il jouait sur un autre tableau que la majorité des clients.
"J'te cause..."
"Oui, nouveau."
"J'me disais aussi, qu'on voyait pas des quenottes comme les tiennes à tous les coins de rue."
Curieux. Nazgahl percevait la peur de son interlocuteur, une émotion si fébrile chez ce dernier qu'elle en était presque indistinguable. Presque, seulement, mais pas assez éteinte pour tromper le fin traqueur qu'il était. La Goule était déjà repérée, semble-t-il, comme étant trop marginale pour être un client classique. Il allait falloir réétudier la notion de camouflage citadin, à bien y songer...
"Ssss'est un fait."
"T'es pas du genre loquace, toi. Tu m'dis si j't'emmerde, ça ira plus vite."
"Sssi je t'emmerde ?"
"Ouais."
"Je ne comprends pas, j'en sssuis navré."
"Tu t'foutrais pas un peu de ma gueule ?"
Enfin, les hostilités. Après s'être tranquillement levé de sa chaise, l'homme en costume vint quitter son assise pour s'installer juste à côté de Nazgahl, menant sa main à l'intérieur de sa veste. Le monstre esquissa un sourire timide, croisant les mains devant sa gueule tout en posant lentement ses coudes sur la table du bar. Ils étaient isolés, très isolés, et c'était plaisant.
"Ecoute, ducon, j'défends les intérêts d'un certain McKahl, tu vois l'idée ?"
"Non."
"C'est ça, c'est ça. Eh bien j't'explique pour que tu l'imprimes bien dans ta tête. Ici c'est chez Monsieur McKahl, et c'est pas un rigolo si tu vois ce que je veux dire. Et par extension, ses hommes ont pour obligation de s'occuper des cas comme toi, les petits malins qui se prennent pour des crapules."
"Crapule ? Je ne suis pas une crapule."
"Ca je sais, mais tu t'en donnes l'air. Alors tu vas gentiment m'suivre, on va t'amener dehors et t'expliquer plus clairement de quoi je cause, ainsi que nos tarifs si tu veux pouvoir quitter cet endroit sans te prendre une balle dans le crâne."
"Menace ?"
"Appelle-ça comme tu veux mon grand, n'empêche que tu vas raquer si tu veux pas crever."
"Donc menace ?"
"M'oblige pas à me répéter."
"D'accord, menace."
Une griffe fila vers la gorge du racketteur, lui perforant la gorge de part en part, lui interdisant de crier par la même occasion. Il poussa bien un gargouillement étouffé mais, fort heureusement, la voix angélique de la chanteuse couvrait ce son désagréable. Vif comme l'éclair, Nazgahl appliqua son autre main sur la plaie, cette dernière tenant une serviette qui absorba le rouge violent qui maculait le cou de sa victime. Aussi furtivement que possible, il allongea le corps le long de la banquette et le fit basculer sous ta nappe blanche, le dissimulant aux yeux du public. Il passerait pour un soûlard quelconque qui s'était assoupi, sans aucun doute.
Beau début de soirée, belle prise.