-17%
Le deal à ne pas rater :
SSD interne Crucial SSD P3 1To NVME à 49,99€
49.99 € 59.99 €
Voir le deal

Au nom du père, de la fille et des esprits

Joshua le gardien du phare n'était pas particulièrement daltonien. Certes il était obligé de mettre deux paires de lunettes l'une sur l'autre pour réussir à voir plus loin qu'un jet de pierre et évidemment, il devait mettre par dessus une nouvelle paire solaire pour espérer observer quelque chose lorsque le faisceau de lumière blanche passait devant ses yeux, au risque d'en devenir aveugle. Et il devait également enlever les trois paires et se caler sous l'arcade un monocle bricolé par ses soins, à base d'un cul de bouteille et d'une loupe mal réglée, pour pouvoir lire à son chevet les soirs de nouvelles lune, quand la lumière éclatante qu'il diffusait vingt quatre heures sur vingt quatre lui passait au-dessus de la tête sans pouvoir en récupérer ne serait-ce qu'une larme. Obligé d'avoir une lampe de chevet d'appoint. Pour pouvoir lire. Niveau consommation d'huile, c'était peut-être pas énorme, mais quand on est gardien de phare, avoir besoin d'une lampe de chevet, c'était pour Joshua comme si un maraicher ne se nourrissait que de poisson. Illogique. Mais il vous aurait expliqué, avec forces détails et digressions métaphysiques, que la vieillesse c'est ça, qu'à partir de quarante ans, la vue baisse. Et qu'avant on avait pas besoin de lunettes, qu'on pouvait lire dans la pénombre et discerner Vénus de Sirius. Et qu'avant, Joshua n'était pas plus daltonien qu'un caméléon champion de cache-cache.

Mais ça c'était avant, et maintenant, dans ce ciel si bas qu'un canard s'est pendu, dans ces nuages si gris qu'on l'aurait cru dépressif, il était incapable de voir les différentes couleurs et textures qui marbraient un ciel orageux. Il était incapable de voir où était le cumulonimbus, de savoir quand viendrait la pluie. Et pas la peine d'essayer de se fier aux rhumatismes, habiter dans un phare, c'était se condamner à l'humidité à perpétuité. La mer, toujours la mer. Et aujourd'hui, daltonien comme un chien, il n'était même pas capable de discerner l'horizon à travers ces nappes grises et ces écumes blanches et ce brouillard léger et ce vent changeant. Aussi ne regardait-il plus les eaux et le large, du moins plus autant qu'avant. Il passait ses journées à régler la lumière de son phare, à en alimenter continuellement le feu et à laver les lunettes gigantesques, vertes et rouges, qui indiquaient d'ordinaire aux navires l'emplacement des récifs et de la côte abrupte qui se cachait derrière. Et il faisait des mots-croisés, souvent, comptant sur son petit fils pour lui faire le plein de tout (mots-croisés, bière, bois et femmes).

Aussi ne vit-il pas l'embarcation venir dangereusement dans sa direction.

Et moi non plus d'ailleurs.

Mais au moins avais-je une excuse. Celle de me concentrer sur mes jambes flageolantes comme celles d'un bambi fraichement sorti du giron d'une mère-morte. Je peinais à soulever ma carcasse et dus m'y reprendre à trois fois pour passer une dune de sable glissante et finis par la contourner. J'étais incapable de me souvenir de la raison pour laquelle je me perdais dans cette dune, à supporter un Cormoran aussi frivole qu'un chaton qui découvre la neige. J'avais dû décuver pendant mon ascension. La bouteille que je ne lâchais pas m'y faisait croire. M'en persuadais. Je ne parvins même pas à m'en vouloir. Je m'en foutais. Et si je continuais sur cette lancée, cette folle entreprise d'aller jusqu'à cette butée, cette paroi lisse, cette falaise à pic, c'est que j'espérais encore me souvenir de la raison qui m'y poussait. Qu'une fois en haut, avec ce gris limpide à perte de vue, cette pluie imminente dans le genre déferlement diluvien qui touchait parfois Hinu, qu'une fois la gueule dans un ciel pas capable de se souvenir de la dernière fois où il a ri, une fois mes yeux plein de cette vision macabre où les couleurs ont perdu leur guerre quotidienne, une fois que mes prunelles auront fini de dégueuler dans cette eau magnanime et pourtant intraitable, je saurais ce que Grand Dieu je foutais là. Je m'attendais pas vraiment à une trouée dans le ciel façon apparition mystique qui m'expliquerait la raison d'être de l'humain, la raison d'être de moi, l'explication rationnelle à mon increvable et détestable personnalité, du moins je n'y croyais pas. Mais j'avais dans l'espoir, qu'une fois en haut de ce minaret, face à un désert aquatique, à ce phare perdu, à ce monopole mono-colore, surplombant de tout mon corps et de toute ma conscience défaillante ces récifs, ces rocs et cette plage oblongue, j'aurais pu trouver un solution expéditive à cette increvable personnalité.

Mais j'ai été con. Niais peut-être même. Parce qu'une fois en haut, pas plus d'envie de m'y jeter que la possibilité de voler. J'avais une bouteille vide d'une gnôle dont je connaissais pas le nom à la main. Dans mon dos, le Cormoran chassait les bestioles volantes ou grouillante que le sable abritait. J'oscillai sous le vent, les pieds ancrés dans cette roche rouge, sable durci par les éléments ou rochers insensibles à l'érosion. Trois brins d'herbe s'y battaient en duel. Et moi, le bide impuissant, j'observais avec dégoût et envie les vingt mètres de chute qui m'auraient séparé d'une vie de traine misère. Et j'osais pas. Bordel, j'osais pas. J'osai pas me balancer dans ce vide attrayant, dans cet abime qui pourtant ne faisait pas aussi peur, ni n'était aussi noir ou aussi profond que le trou que j'abhorrais et que mon cœur arborait à tous les yeux. Une ironie. Une putain d'ironie qui me fit narquois. Salement. À mon encontre. Avoir balancé deux vies aux ordures, les deux seules vies qui m'avaient jamais importé, les deux seules que je chérissais plus que tout autre chose au monde, qui valait plus que tout cet or qu'on avait pu me proposer pour partir faire carrière à Water Seven, ces deux vies qui illuminaient mes journées et qui avaient érigé ce rempart contre ce noir ce sombre ce gris qui gagnait aujourd'hui contre les couleurs du ciel et dans mon cœur. J'avais détruit deux vies et j'étais pas fichu de pourrir la mienne. Par peur. Par crainte. Par honte. Par dépit. D'autres auraient sauté. Je ne le fis jamais. Jamais par choix. J'en avais pas le courage, et somme toute, n'avais malheureusement pas envie de tracer mon chemin d'un filet de sang perdu dans du sable et lavé par l'écume sur une plage que personne ne fréquentait.

Je compris qu'il ne fallait jamais dire jamais.

Parce que, bordel, y'a un con de Cormoran, au plumage bleu gris, fondu dans le décor mièvre et sans goût d'un ciel homogène et d'une mer décrépie, qui lui n'avait pas vu que, après la fine barrière d'herbe, sous mes orteils et devant ma face offerte à ce décor mystique et enivrant, y'avait que le vide. Et que suivre un papillon des sables, aux ailes grande comme ma main, c'était pas, mais alors pas du tout, une bonne idée.

Il l'a suivi, il a glissé, il ma imploré d'un regard, il a hurlé de peur, et est tombé.

Alors j'ai sauté pour le rattraper. Et j'ai regardé ma vie défiler devant mes yeux pendant vingt mètres. Avant d'aller creuser un trou de trois mètres dans le sable.

Et le premier qui dit qu'un oiseau comme le Cormoran ça sait voler, je décroche un bout de la montagne et je lui fais bouffer par voie basse. Vu ?
  • https://www.onepiece-requiem.net/t7450-un-cv-contre-du-boulot-c-p
  • https://www.onepiece-requiem.net/t7344-j-vois-pas-en-quoi-c-est-important#90601
L’aube pointe au-dessus des vagues. La mer rejette l’astre du jour, qu’elle a tué cette nuit, aussi sèchement que l’on éteint un feu.

Le roi est mort ce matin. La reine a pourtant tout tenté pour le sauver. Elle a couru, de la tour est à la tour ouest, allant assister les deux fous et le cavalier survivant. Belle dans son armure blanche et sa couronne posée sur son front, la reine guerrière transperce les derniers soldats noirs. Il faut tenir encore, bientôt, nous aurons la victoire sur nos épaules et elle écrasera les pieds de nos ennemis. Un hurlement sinistre parcourt la salle damée de charbon et d’ivoire.

Les traits inquiets, les mains tachées de sang, la reine immaculée retourne jusqu’aux trônes qu’elle occupe de son royal postérieur avec son mari.

Le cavalier de neige est descendu de sa monture, à genoux, devant les marches menant à la place des sièges symbolisant le pouvoir des deux dirigeants. A genoux devant la reine de sang. C’est déjà fini.
La souveraine rouge esquisse un sourire suffisant, le regard provocateur et les mains dégoulinantes d’hémoglobine. Le roi blanc est mort ce matin, pâle et éclatant de carmin sur son trône immaculé.
Le jeu est terminé.

    -Echec. Et mat.


Le pêcheur s’étire devant moi. La nuit a été longue, la partie aussi. Je l’ai vu boire, se remplir comme une éponge ou une barrique, se gaver toute la nuit et absorber tout le poison, heure après heure, jamais repu de tout ce dont il s’était engorgé. Il a le nez bouffi, les joues rouges, l’haleine âpre et la démarche un peu titubante en se levant. On a veillé tous les deux sur le pont, un jeu d’échecs posé sur une caisse. Les pièces en bois sont douces sous mes doigts, délicatement sculptées et lissées.
On a cuvé toute la nuit. Pas une seule fois, nos verres ne nous ont parus assez pleins. Toujours trop vides à notre goût. Au final, le pichet a été encore plus creux qu’eux et le cuisinier nous a chassés en nous traitant de cochons d’hommes. Il aurait dû me dire ivrogne de femme puisque je ne possède aucun attribut de mon compagnon de beuverie temporaire, si ce n’est le plaisir de sentir la boisson rincer mon palais, dégouliner dans mon gossier pour finir par repartir dans l’autre sens, sur le même chemin. On est retournés à notre bataille, flageolants et rigolant de notre maladresse, dépités de pas pouvoir descendre plus bas que ça. J’crois qu’j’me suis pris le mât en plein dans la tronche d’ailleurs, y’a un drôle de bleu sur mon front. Le marin, il a pris un tonneau pour un pissoir, pendant que moi je me suis roulée par terre, écroulée de rire de voir une mouche crever dans le fond de ma chope. Hinhinhin, peut plus s’envoler cette conne. Meurs bien, j’peux pas t’écraser.

Et il a gagné. Je sais pas comment, mais il a bouffé ma figurine à couronne et sceptre. L’armée noire a fait son œuvre. Il a suffi d’une erreur pour que tout s’effondre. Encore une erreur, qui a coûté la vie à des soldats de bois. Me coûtera-t-elle la mienne quand il faudra me venger ? Peut-être que mes armes seront aussi rouges que le sang qui a coulé sur le damier, peut-être seront-elles aussi pâles que les cadavres de mes pièces blanches d’échiquier.

J’ai la tête qui tambourine de douleur. Le vin m’est monté aux yeux et j’ai tout qui grouille dans mon cerveau. Ah, et aussi dans l’estomac. Ça va bientôt ressortir, moins liquide qu’à l’aller. Vivement la terre, le roulis de la mer me mène la vie dure.

Le roi est mort à l’aube. Le soleil rougeoyant me brûle les yeux, alors que le monde se réveille peu à peu. Le pêcheur se gratte le ventre, traînant un peu la patte pour aller voir le navigateur qui a tenu la barre durant toute l’ombre qui est descendue sur la terre.

Tout est calme ce matin. La mer, le vent léger qui fouette mes cheveux crades de sueur et emmêlés (dont je bouffe la moitié d’ailleurs, encore coincée entre un monde déformé et celui de la réalité), le silence tranquille qui apaise le grouillement permanent de mon crâne. Des mèches pas trop baveuses, vu la bouche pleine de sable que j’ai. Dur d’humidifier mes lèvres craquelées et sèches avec cette langue de vache que je tire.

Jusqu’à ce qu’un mot, un unique mot, perce le doux lever du roi soleil, plein de terreur mais d’étrange fascination aussi. L’esprit encore vaseux d’alcool, je ne comprends pas directement. Puis, en voyant un rongeur immaculé aux yeux rouges, je retombe sur la mer où vogue un navire de pêche.

    -UN LAPIN !


***


Le lapin blanc n’a pas trouvé d’herbe. Juste une odeur répugnante de poiscaille en train de chauffer, les tripes à l’air et la bile aux lèvres. Il a faim et n’a trouvé à ronger que des cordes. Ses moustaches frémissent et ses yeux rouges bougent comme des mouches. A la moindre alerte des rats, il ira se réfugier dans un tonneau puant de pisse. Il a vu des monstres à deux pattes, vraiment effrayants, des brutes de monstres, patauds et violents.

Il continue sa besogne, rongeant, grignotant consciencieusement les cordes de ce vieux bateau de pêche. Il aime le bruit des fibres qui grincent sous ses dents. C’est moins goûteux que de la paille, mais il s’en contente aisément.

Alors qu’il prend sa dernière bouchée, les rats moisis et malingres partent précipitamment dans leur trou qu’est cette cale miteuse. Le hurlement qui s’ensuit à cette fuite effraie le pauvre rongeur, s’enfuyant en sautillant brusquement.

***

    -RATTRAPEZ-LE ! MAIS RATTRAPEZ CE MAUDIT LAPIN AVANT QUE LE MALHEUR NE TOMBE SUR NOUS ! FOUTEZ-LE A L’EAU, FAITES EN UN CIVET, BRISEZ-LUI LE CRÂNE, MAIS QU’IL MEURE !


Les corps se démènent autour de moi. Ombres floues, souffles passagers qui me bousculent. L’odeur de la peur a empli soudainement les lieux. Le ciel semble moins bleu, des nuages gris l’assombrissent.
Les pêcheurs courent partout, poursuivent la bestiole, pendant que moi, je rends les derniers morceaux de mes tripes à l’océan, un bout de moi dont les poissons feront leur petit déjeuner.

Et ces cris, putain. Ces sons difformes qui deviennent échos dans ma tête, qui se remettent à faire mouvoir mon cerveau comme de la gelée, à faire palpiter toutes les veines qui me traversent à cet endroit. Et le paysage, bordel. Le paysage qui ressemble plus à rien, maintenant que ma gueule de bois se fait pleinement ressortir, un paysage magnifique qui se transforme en images assombries et difformes, pentues, légèrement mouvantes, comme s’il vivait d’un coup.

Tout le monde court après la peste. Tout le monde veut sa mort pour éviter qu’elle s’abatte elle-même sur nous. Mais qui tient le gouvernail ? Attends, y sont combien les marins déjà… Un… Deux… Trois… Quatre, cinq sur le pont…

… Putain, j’le savais que j’aurais pas dû monter à bord de ce rafiot. Ils étaient déjà tous bourrés quand j’me suis fait la malle de la dernière île. Hinu Town est devant nous, immense désert humain, un phare qui clignote pour je sais pas quoi, allumer la mer en plein jour pour qu’elle soit encore plus lumineuse encore.

J’arrive à traîner mon estomac pas tout à fait vide jusqu’à la barre, pour tenir le cap. Ça doit pas être bien compliqué. Faut aller tout droit, et le temps qu’ils se débarrassent de ce maudit lapin, ils pourront bien replier les voiles et jeter l’ancre. Arriver à bon port, comme toujours.

***

Le roi blanc est mort ce matin.

    -Ça y est, je lui ai cassé le cou !


Et le lapin aussi. Les pêcheurs semblent soulagés, le malheur des rongeurs à grandes oreilles et à queue de pompon ne les emportera pas aujourd’hui. Moi, j’aimerais bien soulager mes tripes une dernière fois pour le plaisir des poissons.

Le craquement sonore et retentissant, caractéristique d’une coque qui se déchire, nous fait tous sursauter. Le navire s’arrête d’un coup sec après ça et le mouvement m’entraînant d’un coup et je m’effondre comme une loque sur le plancher. Mon estomac supporte à peu près le choc. Au moins, y’a plus rien qui roule sous mes pieds.

    -LES RECIFS PUTAIN ! QUI EST LE CON QUI N’A PAS LU LES SIGNAUX DU PHARE ?
    -Mais, y’a personne à la barre… Ah si, la voyageuse qui a payé sa place !
    -Et pourquoi personne n’est allé l’empêcher de faire cette connerie, hein ? Elle sait pas naviguer ! Y’en a au moins un qui aurait pu prendre c’gouvernail !
    -Et pourquoi t’y es pas allé toi ? Si t’y a pensé, t’aurais pu être plus responsable que ça !


Tout penche à tribord d’un coup. Les tonneaux, les quelques objets qui traînent sur le pont et… Moi. Le choc contre le bastingage me déchire le dos d’une douleur lancinante. L’eau doit rentrer dans les cales et le bateau chavire. La panique cède à tout et les pêcheurs ne cherchent plus qu’à sauver leur peau, tenant cher à leur vie. On tente tant bien que mal de foutre une chaloupe à la mer, mais les cordes cassent et c’est l’espoir de survie qui se fait la malle. Gentil lapin a bien mangé.

    -Foutu lapin !


Le chaos prend les rênes de son char. Je ne vois plus rien, seulement des hommes paniqués qui chient dans leur froc et espèrent au fond d’eux-mêmes remonter à la surface en sautant à l’eau. J’ai la tête qui tourne, les cris s’éloignent, ils sont partis.

Je sens mon poids, ma masse, ce vieux truc que j’essaie de déplacer depuis un bon bout de temps, qui se relève d’un coup. Gnin. J’ai rien commandé à mes bras pourtant. La marionnettiste est en grève. Je croise son regard. Le pisseur du tonneau et meneur de l’armée rouge tient ce qu’il reste de moi d’un bras. On va s’en reprendre une de chopine avant de couler, arrivant à la fin de notre capacité d’éponge de chair, hein ?

Un instant de vol. Le navire abandonné s’est encore pris une rouste de la mer qui est en train de le bouffer vivant.

L’eau glacée me réveille d’un demi-sommeil d’alcool et de mal de mer. Elle étouffe tout. Les sons. Le ciel au-dessus, qui pèse sur ce monde liquide. Mon corps qui coule et mes poumons qui se dégonflent petit à petit, engloutis par un monstre qu’on ne peut attraper.

Je vois toute cette lumière bleue qui m’inonde. Je vois le bateau qui s’effondre et qui se prépare pour son dernier voyage. Je vois les récifs, immenses murs infranchissables.

Mes bras s’agitent inutilement. Le cochon d’homme n’est plus à mes côtés, ne peut pas me reprendre par un bras pour tenter de me sauver. Mes armes m’entraînent à leur suite. Le prix du fer et de la force se paie grassement.

Ça m’est soudainement apparu très clair, alors qu’une dernière bulle d’air franchit doucement mes lèvres et qu’une autre s’enfuit de la coque de la carcasse abimée.

J’aurais dû matraquer son fou avant d’éclater la reine noire.

Le roi blanc s’est éteint devant un mur lui aussi.


Dernière édition par Honaka Suzuke le Mer 6 Aoû 2014 - 18:49, édité 1 fois
  • https://www.onepiece-requiem.net/t5199-honaka-suzuke
Et m'y revoilà. Hinu Town, la seule île des blues que j'connaisse comme ma vie sinon mieux en-dehors du Grey T. Dis moi qu'c'est pas une île si tu veux, l'océan. Pour moi, l'absolu n'existe pas quand il s'agit de lui. N'importe quel connard un peu éclairé me suivrait là-dedans : c'était une île à un titre plus vaste que Logue Town, Sirup ou Orange. Les gens étaient isolés, en proie aux dangers de la mer et des ordures ; les taudis se touchaient, mais ne communiquaient pas plus entre eux qu'un banc de corail crevé sous le poids des déchets ; notre horizon se perdait au-delà d'une muraille, d'une montagne et d'un océan. Une île, plus qu'Hinu pourra jamais l'être à mes yeux.

Mais pourtant, quand je me souviens des vadrouilles sur la plage, des terrasses explorées autrefois avec l'ami Craig, j'ai l'impression qu'il y a aussi de la rupture entre hier et aujourd'hui. Ça doit faire un an. On s'est pas revus depuis, et j'ai pas eu de nouvelles, mais j'ai pas cherché à en avoir. C'était une bonne camaraderie entre solitaires qui se rencontrent une fois, passent du bon temps parce que ça se présente comme ça, et puis se tournent le dos comme si le goût de la mousse trinquée au soleil leur restait pas sur les lèvres. J'suis pas douée pour les relations durables, peut-être bien que je cours pas après non plus.
N'empêche. Ça a été une de mes rares vraies rencontres chez les bleus ; et depuis je m'en suis plus récolté sur les flancs et sous les yeux que j'en ai rencontré en terrasse en toute une année.

Et là, voilà. Je fais le bilan parce que c'est janvier, mois de la caillante autant que des bonnes résolutions. Pour ça que je fais ça avec une bouteille dans la poche de ma blouse crade de civile. J'suis en perm' pour la soirée. Bermudes est cool avec moi, parce que c'est pas la première fois que j'suis mutée ici, et que c'est à peu près la seule base des blues dans laquelle j'ai pas trop foutu la ouache. Ni laissé un mauvais souvenir. Eh, à croire que dans un sens, le pacifisme un peu mou du squale avait pas une mauvaise influence sur mes réflexes de sanguine qui sait pas lâcher du leste ; pas s'intégrer, faire la gueule, lutter quand même, craquer un bon coup avec de la gnôle pour bien cogner dans les veines, et frapper des gens avec le cœur à cent vingt par minute. A ce rythme, sûr que je serais clamsée depuis trois lustres si j'avais pas deux ventricules forgés à la hauteur de mon caractère.

Y'a les éléments qui s'agitent, c'est le matin qui se lève ; sitôt en perm', je perds le rythme et le sens du temps qui passe. J'ai même pas sommeil, j'ai juste le cerveau qui montre des signes de faiblesse, parce que j'ai rien que des images négatives ou de nature obsessionnelle dans la tête. Des paroles proférées la veille qui passent bêtement en boucle, des impressions agressives qui reviennent par vagues, un sentiment de folie posé là-dessus comme un voile. J'aimerais que ça soit exaltant, mais c'est juste flippant. Et comme je m'en rends compte avec le premier rayon du soleil, c'est au fond de ma bouteille, qu'est déjà plus la première, que je trouve mon premier salut.

J'prie jamais autrement au-delà de deux tours de cadran sans sommeil. Puis j'ai même pas d'arrière pensée, parce que je suis seule à deux bornes à la ronde... l'alcool me rend violente comme un employé d'abattoir en côte de mailles, et belliqueuse comme un général en disgrâce. J'ai toujours le sentiment que j'ai un truc à prouver, ma force à étaler au grand jour, comme si ça devait s'appeler de la noblesse alors même que ça pue la faiblesse.

Nouvelles gorgées d'eau de feu. La réflexion devient plus confuse, j'en vois plus que des bribes, puis des poussières qui font qu'une avec le ciel devant mes yeux, et qu'ont l'air de prendre la place des dernières étoiles. Sauf qu'elles sont ternes, qu'elles fourmillent sur une toile grise et qu'elles ont quelque chose de l'insecte et du point électrique. Une idée bizarre qui m'en inspirent d'autres, plus éloignées du vrai mais toujours un peu plus effrayantes.

Une image de crocs aigus et d'yeux rouges dans la tête, je bois encore au goulot.

Et là, il s'est passé un événement que j'attendais pas, alors même que la brûlure qui me descend dans la poitrine me redonnait un courage pas trop naturel, alors même que je me relevais et que je brandissais les poings face à mes démons invisibles, en me croyant forte parce que la marine, parce que les batailles, parce que ma droite et mon talent pour le tir entre les deux yeux.

La mer s'est réveillée, et des cris ont résonné de tous les côtés. En tout les cas, c'est ce qui m'a semblé, pas moyen de distinguer nettement entre ce qui se passait à ma droite – le géant des docks, une falaise et puis rien ; et à ma gauche – le radeau de la méduse version récifs et chairs en désordre.

Alors, comme l'âne de Buridan, un poil hébétée entre l'eau et le picotin, je suis restée conne, à pas comprendre ce qui se passait sur ma zone et sans trop savoir vers quoi aller. Le suicidé ou les suicidaires.

Faute de mieux, je me suis rassise. Et j'ai pris une nouvelle gorgée en choisissant de ne pas choisir. J'suis pas trop de garde, de toutes façons, alors j'attends le moment où je pourrais plus faire semblant d'être ailleurs.
  • https://www.onepiece-requiem.net/t7448-tout-ce-qui-rampe-recoit-
  • https://www.onepiece-requiem.net/t7342-serena-porteflamme
D'un côté ça coule, de l'autre ça chute. Et entre les deux, rien d'autre que de la couardise badigeonnée par de la peinture écaillée aux couleurs de l'indifférence. Une rousse s'assoit et un bateau sombre. Rien ne va plus, faîtes vos jeux. J'étais déjà hors course de toute façon.

Alors du coup, le premier à réagir fut Joshua. Ce fut bref : Il éternua puis retourna à sa lecture.

J'aurais bien aimé réagir en second, je pense que ça m'aurait plu de voler au secours de la veuve, de l'orphelin et du noyé moyen. Mais dans tout l'égoïsme qui me caractérisait, je choisis, à la manière de cette bonne femme là-haut sur la falaise, de rester au fond de mon trou. J'enviais pas leur situation, à tous ces gens, offrandes à Davy Jones et futurs maris décrépis de sirènes carnassières. J'avais du sable coincé entre les deux hémisphères, au moins une épaule démontée et autant de bris de verres dans le visage que de mycoses au cul. Mais je n'aurais pas troqué ma place contre la leur. La raison qui me poussa à ignorer ces appels au secours fut la même qui me poussa, je pense, à ne pas sauter. J'en aurais crevé, à coup sûr. Mais de toute façon, j'avais un autre sujet de préoccupation que la lecture de Joshua, les états d'âmes de cette rouquine et les affres d'un navire en déroute. J'avais mal putain.

ENCULÉ D'EMPLUMÉ !

Ledit emplumé jaillit hors du trou comme s'il avait soudain appris à voler, bec grand ouvert et courut sur la plage, le diable aux trousses. En l'occurrence, moi. Même si je n'étais pas bien véloce. Un premier poing sortit, puis le second et enfin la tête de déterré que j'offrais en spectacle aux Dieux hilares. Et après on se demande pourquoi je suis pas croyant.

C'est là que le Cormoran fut le second à réagir.

Je venais à peine de hisser ma carcasse hors du trou. Comme on excave un cadavre décomposé pour laisser à un autre malheureux qu'avait plus que la peau et les vers sur les os sa place de privilégié parmi la terre et les mousses. Comme on hisse sur le navire de pêche un thon crevé qui pisse le sang et la vie par tous les trous de harpons. J'étais pas mieux lotis qu'eux. Juste plus de souffle et de poumons pour gueuler à l'envie sur ce Con de Cormoran qu'avait rien trouvé de mieux que s'immobiliser, la mine fixe, le pied levé et l’œil torve. Il observait la mer, cette salope frigide qui supporte pas la moitié de ses amants marins et qui tue l'autre. Dans l'lot, une gamine aux joues rouges, aux cheveux propres et à peine l'âge d'avoir joué à la marelle avec le cousin germain. C'est elle que le Cormoran fixait de ses yeux de biche diabétique. C'est elle qui ébouriffa ses plumes et émoustilla sa gorge avide de caresses et de bisous. Si avec ça mon Cormoran c'était pas un mâle comme on en fait plus, c'est que c'était une putain de gouine qui m'avait bien roulé dans la fange.

Et la réaction, je vous la donne en mile, elle fut aussi conne que si j'avais dû me suicider pour sauver ce con d'empaffé bleu à bec jaune. Il plongea, cet enfant d'fumier. Il plongea secourir une gamine qui ne savait ni nager ni perdre aux échecs. Il plongea. Et coula aussi sec. Comme moi sans ailes et du haut d'une falaise. J'eus le temps de hurler, de l'injurier, d'insulter les dieux et le vent contraire, et me ruai à sa suite. J'avoue que pendant un instant, quand j'entrai dans l'eau agitée, je me demandai si j'avais un jour appris à nager. Mais l'écume contre mes joues chaudes, me fouettant à m'en décoller les rétines, à m'en brûler la peau, le courant dans mes jambes pas si assurées que ça, à m'en dire que cette fois j'allais crever pour une stupide bête à plumes... je me souvins immédiatement comment battre des mains et des pieds pour ne pas perdre contre la montre au jeu de l'apnée. Le genre de jeu vache où celui qui perd a perdu. Genre pour toute la vie entière et plus si affinités. Peut-être que crever ainsi ferait le bonheur de ma femme toute cloquée. Une brûlée vive et un noyé pourri chez Saint Pierre.

Non. Je devais décidément pas crever. Puisque je la retrouverai pas en enfer.

Je pris ma respiration et plongeai rattraper le canard bleu au fond de l'eau noire. Ouvrir les yeux fut un supplice. Avoir l'impression qu'on me perçait les poumons avec une lance comme Jesus à cause du manque d'oxygène fut une torture. Je crevai la surface, plus paniqué encore que mon Cormoran à connerie brute. Je le balançai d'un large mouvement direction la plage où il atterrit en roulé-boulé façon boule de neige dans le sable. J'en menais pas large, mais il m'en restait d'autres à sauver. Et je jure que je croyais pas une seconde que j'arriverais à sortir quiconque de ce bouillon. Pas même moi. Entre le froid qui engourdissait les membres, les remous qui perturbaient les directions, l'apnée forcée qu'il fallait faire pour aller chercher les gars au fond de l'eau parmi les rochers, le noir qui englobait tout malgré l'aube et la lumière du phare... Ce fut l'une des seules fois où j'étais heureux de mesurer plus des deux mètres normaux et d'avoir les poumons qui allaient avec.
Après, niveau bain de minuit pour soigner la gueule de bois, j'avais eu le droit au quatre étoile. Je me souviens de cette fois, vers midi, où un mec dont le visage reste flou m'a balancé dans un sceau de pluie pour me réveiller de mon coma éthylique qui durait depuis quelques heures. Le choc m'avait foutu une sacré crise cardiaque et je m'étais redressé en hurlant des insanités plus insaines que les plus insaines que je pensais connaître. Mais là, avec la peur, les cris, la houle et la colère en plus, je crois que je venais de passer le cap. Le cap à partir duquel l'alcool a purement et simplement vidé les lieux. Chassé dehors à coup de pompes par la milice de marie-Joa.

Lorsqu'après un éprouvant combat, je posai enfin pied à terre, trois corps sur les épaules, que je balançai comme des paquets de cailloux ou des filets de pêches pleins de loutres, de saumons et de sirènes enrobée, je laissai le soin au Cormoran d'aller offrir son trop plein d'affection à ces pauvres hères qu'auraient plus besoin d'un feu de cheminée qu'une langue rappeuse d'un animal bleu. Ménageant une épaule salement bleue, je retirai mon T-shirt, et l'allégeant d'une algue verte, je frémis au vent. Torse nu sous un ciel triste et la mine bien plus noire, j'essorai le tissus que j'avais entre mes mains comme des couvercles de poubelles. Et mon regard porta directement sur la rousse assise sur sa butte. La grognasse insensible qu'avait pas daigné bouger ses miches pour sortir du purin trois mômes en début de vie. Je la fusillai. Mais pour la forme uniquement ; celles qu'elle n'avait pas. Insensible c'est mon deuxième prénom. Et fallait bien me l'avouer, si ce Con de Cormoran n'avait pas joué les kami-kaze sans saké, j'aurais pas plongé. J'aurais fait comme elle, cette connasse hautaine qui s'était pas mouillé autre chose que le gosier et son haut avec larmes et renvois souillés. Je juge peut-être un peu vite, mais les gens qui comme moi ne bougent pas un orteil pour se mêler de la vie des autres, c'est souvent des déchets. Comme moi.

Je me détournai d'elle et portai mon attention sur les trois ou quatre types allongés dans le sables. Je savais pas s'ils respiraient, je savais pas s'ils étaient crevés, mais le Cormoran ne jouait qu'avec les longs cheveux qui ondulaient sur le sable à cause de l'eau du sel et de l'écume. Je vérifiai pas s'ils étaient vivants non. Quand je sauve des gens, en général, c'est des cadavre que je retire des flammes. Alors depuis, j'y touchais plus. Je laissais faire les pros. Genre le Cormoran qui allait lécher les formes floues à tour de rôles. Comme si ça allait lui refiler des graines ou des caresses.

Et dans le lointain, le phare ne jeta même pas un clin d’œil dans notre direction.
  • https://www.onepiece-requiem.net/t7450-un-cv-contre-du-boulot-c-p
  • https://www.onepiece-requiem.net/t7344-j-vois-pas-en-quoi-c-est-important#90601
Je suis morte.

Observée par la balance de je ne sais qui à présent.

Paradis ou enfer ?...


Une sensation de mouillé sur le visage.

De l’eau plein les poumons.

Un bruit, lointain…

Qui résonne dans ma tête…

Qui ressemble à…

Les cloches du paradis ou les violons grinçants de l’enfer ?


Ssllluuuuuurrrrrp !

Ah…

On dirait que non.

Ssssllllluuuuuuuuurrrrrrp !

…Eeeeuuuurrk.

Ça bave…

Je sais pas ce que c’est.

Mais c’est dégueulasse.

… Il pue de la gueule, en plus !

Ssssslllluuuuuuuuuuuuurrrrrrrrrrp ! Sschlusschlurrrrrp !

Mais

Depuis quand les anges bavent tellement…

SSCCCHCCHLURRRRRRPPPPPP !

… Qu’on pourrait remplir une bonne dizaine de coupelles, semblables à celles qu’j’m’enfile pendant une grande fête ?

SCCCHHLL-


Plus de lumière.

Rien que le noir.

Est-ce que c’est la f-

-POUAH !

Je suffoque, tousse, recrache et regarde dégouliner toute cette eau salée et insipide que j’ai pu avalée. Non, ce n’est pas la fin. Conne de vie. Chienne de vie, même. Me réveiller pour me rappeler ma gueule de bois récente et mon état pire qu’avant que je ne tombe dans ce trou béant qu’est l’inconscience.

La mort doit me prendre pour une trapéziste maintenant. J’ai fait des cabrioles et mon numéro. J’ai fini par rater une main secouriste. La faucheuse a dû se pourlécher les babines en me voyant tomber…

Tomber…

Tomber…

Et rattrapée par le filet qui est en-dessous.

Gniap. Raté. Si j’avais été la femme-canon, j’aurais fait un bien beau boulet à envoyer. Un missile qui serait allé s’écraser dans un champ. Rempli de vaches. Et on serait venu ramasser la purée de steaks. Non, pas moi. Les bovins, oui.

Tout est flou. Ça s’éclaircit. Ça s’éclaircit. Ça s’éclaircit…

La puanteur du poisson me prend à la gorge. La douleur me prend tout le corps par contre. Je ne sais pas si je préfère l’un ou l’autre dans le fond. Ah, et l’alcool m’a pris la tête. Pour une journée, qu’elle est remplie.

Je me redresse en clignant des yeux, le dos en miettes, les cheveux négligés, le cou déglingué par mon saut dans l’eau et pouvant remarquer – avec ô combien de joie et de bonheur – mon kimono tout aussi gluant de cette chère bave.

SCHLURP



La léchouille de trop.

Je tourne la tête pour me retrouver nez à nez…. Nez à bec, pardon. Avec un drôle d’oiseau aux yeux globuleux et au plumage bleu. Silence mortel. Vite évincé, évidemment.

-PUTAIN DE PIAF !

Un coup de poing dans sa tronche. Pan. Bien mérité, sale bête. Je gère toujours mes coups, c’plutôt bon signe. Enfin. Bon signe pour moi, plutôt. Pour les autres, je ne sais pas s’ils doivent hésiter entre excitation purement masochiste ou désespoir vain.

Pour ce qui est de l’apnée, j’ai pas l’air d’avoir assez d’expérience. Pour ce qui est de gueuler, venez donc vous mesurer à moi. Vous inquiétez pas pour ça. J’ai la paire de poumons qu’il faut et qui ferait pâlir d’envie une diva d’opéra.

J’ai la tête qui tourne dans le ciel et j’ai pourtant les pieds sur terre. Je regarde, j’essaie de reconnaître ce bout de terre sur lequel j’ai échoué. Comment ai-je atterri là ? Où est la tronche de mon sauveur ? Dîtes-moi que c’est un gars con comme un balai et terriblement charmeur, j’vous assomme.

Ma nausée se calme lentement. Je contemple la plage d’un œil morne, presque absent. Trois corps de marins à côté de moi. Toujours inconscients. Mais seul l’un d’entre eux respire, le joueur d’échecs. Comme quoi, être victorieux à un jeu tactique permet d’être sauvé d’une noyade.

Plus le sauveur à ma gauche. Ah, ça va. Il n’a pas l’air de convenir aux critères irréels qu’on se fait dans nos rêves. Je lui aurais craché à la figure sinon. Même si ce brun aux yeux perçants et dorés a une mine pâle qui ne respire pas la joie. Ni le bonheur. Ni l’amour. Ni la bienveillance. Ni la sympathie. Ni… Oh, et puis merde, avec cette tête de déterré et d’antipathique, comment pourrait-il m’inspirer quoi que ce soit de positif ? Faut prendre des antidépressifs. Comme moi. Enfin… Quand je vois l’effet que ça me fait, je me demande vraiment si ça va donner quelque chose sur lui.

Un goût de bile dans la gorge, je peste encore quelques minutes. Trempée des pieds à la tête par l’eau de mer et de salive d’oiseau. Nouveau juron grommelé tandis que je défais mon kimono sur le haut. Heureusement que je pense à porter des polos en-dessous…

Sourire amer, tandis que les gémissements et crachotements du joueur d’échecs arrivent à mes oreilles.

- Alors c’est toi, le « sauveur » ?

Voix ironique, rire éraillé sarcastique. Il aurait mieux fait de me laisser couler. J’aurais pas gâché son air au moins. J’ai envoyé quatre hommes à la noyade aujourd’hui.

-… Kweurf ! KWEURF KWEURF !... Aaah ! Vivant… VIVANT ! OUI ! JE SUIS EN VIE !

Pourquoi n’ont-ils pas remarqué que je suis cette sirène au chant mortel qui attire les navires à la mort, hein ?

Foutue poisse.

Brrrraaaaaaaaakk !

ET SALETÉ DE BESTIOLE !
  • https://www.onepiece-requiem.net/t5199-honaka-suzuke
Je crois que je suis une emmerdeuse, en fait.

Ça doit être ça. Je suis de retour dans un coin que j'ai kiffé, j'suis tellement bien traitée que je me sentirais limite choyée, et je trouve moyen d'être mal et de me mettre mal, de pas me sentir en harmonie avec rien et de plus vouloir faire de projets pour le lendemain.

J'ai l'impression que le monde entier croit en sa rédemption et en sa justification profonde, et qu'au fond, tout n'est qu'une titanesque blague. Que les boussoles, les étoiles et les quatre vents n'existent que pour nous faire croire que les choses ont un sens, et que l'on peut s'orienter. Alors qu'en fait, on est voué au grand rien, voués à la dérive sans limite, parce que les limites sont dans le cerveau des hommes plutôt que dans l'ordre des choses.

Pour un peu, je me balancerai d'avant en arrière comme une débile ; et rien que d'y penser, j'en suis malade. De honte.

Alors ouais, tu peux me juger, le grand. J'vois bien que tu m'as vue poser mon cul pour pas le relever. Tu peux ; mais crois pas trop fort en ta minute d'héroïsme. T'es un branleur, un putain d'alcoolique qu'a jamais eu les couilles de bouger de son île, de sortir de sa transe casanière autour de sa baraque autrefois en flammes, qu'on dit, mais qu'a du avoir le temps de fossiliser trois fois depuis. T'es pas foutu d'endosser ton rôle d'homme, et il paraît que t'es capable de tout quand t'as passé deux grammes. Là-dessus, on se ressemble ; mais j'ai eu un courage que t'as pas eu. Ça fait tellement longtemps que tu zones sur les docks que j'ai l'impression de te connaître par cœur, alors que c'est juste la deuxième année que je te mire du coin de l'œil à chaque passage sur le port. Que j'aille boire une bière, caresser la coque d'un navire en faisant des ricochets, partir à la dérive ou défiler sous l'étendard, t'es là, toujours là ; à rien foutre à temps complet alors que chez moi c'est qu'à temps partiel.

Et là, ouais, tu peux m'accuser d'être une folle qui préfère écouter les petites voix flippantes de sa tête et ses propres appréhensions relatives à son état un brin instable plutôt que de porter direct secours à la veuve alcoolique et aux orphelins tabagiques.

Mais tu sais quoi ? Je t'emmerde, emmerdeuse que je suis.

Parce que c'est plus fort que moi. Bien sûr que j'vais venir aider, maintenant que t'as l'air de vouloir te faire pardonner ton élan de fougue en laissant tout le monde s'étouffer dans son coin en se faisant baver dessus par ta bestiole. D'ailleurs, j'suis déjà là.

-Ça va ?

Je me concentre sur les massages cardiaques tout droits sortis de la formation du parfait deuxième-classe solidaire et bon camarade, qui font vomir de l'eau aux plus atteints, et gueuler les autres d'indignation. Comme quoi il leur en faut plus, qu'ils sont des marins et je sais pas quelles conneries. J'fais ça de mauvaise grâce de toutes façons, arrachée que j'suis à moi-même alors que j'avais juste envie de passer une soirée à bien me disperser pour mieux rassembler les morceaux ensuite, en repartant d'en bas pour que ça soit moins fragile. J'suis devenue solitaire par la force des choses ; et Dieu sait combien j'en ai besoin, maintenant que j'ai décidé de rester droite, de mes périodes de vide. Je fais pas gaffe à la collègue vénère-H24 qui court après la bestiole que j'ai le sentiment de remplacer. Et quand j'ai réaligné les poumons de tout le monde avec l'air plein de sel qui s'impatientait de pas être respiré, j'reste conne trois secondes. Et puis j'lève les yeux vers le grand, qu'a pas bougé et que je devine rempli d'une haine qui me parle pas.

J'suis de nouveau désœuvrée. J'peux pas non plus remettre un navire à flots. Et j'ai comme un éclair qui me vient.

-T'étais pas sensé être charpentier ?

J'sais pas ce que je dis. C'est pour meubler.

-T'as peut-être trouvé du taff.

Là-dessus, comme j'y suis, je check un coup les flots en me promenant sur la digue sur laquelle le navire est venu s'embrocher lamentablement, cormoran et rescapée folle furieuse sur les bottes. Du vrai travail de touriste. Sûr qu'il y a de l'orage, j'le sens dans l'air maintenant que j'suis tirée hors des remous légers de ma bouteille ; mais c'est pas la tempête. Pour un peu, j'aurais même mes sens de marine qui commence a avoir tout vu et vu de tout qui me gueulent que c'est un genre de diversion. Mais bon. Divertir une marine en perm' avec le soutien d'un branleur notoire, même en ayant pas dormi ça me paraît con.

-Et c'est pas bientôt fini, ce bordel ?

Ça, c'est pour Germaine-en-kimono qui commence à me courir à force d'en vouloir aux petites bêtes.
J'sais pas trop quoi faire, l'ambiance est lourde, et maintenant, j'me sens vraiment moyen de retourner fumer mon pathos à la sauce métaphysique en haut de ma dune. Ça me rend encore plus aigre, mais comme depuis quelques années au moins j'essaye de faire pour le mieux quand j'suis indécise, je dis :

-Ramassez vos morceaux et venez tous vous sécher chez moi.

J'pige pas les tronches que tirent certains. Y'a pas mort d'homme, juste de matériel, et ça fera du boulot pour cent-soixante kilos – au bas mot – et un paquet de mètres de lâcheté et de désœuvrement. Et comme personne bouge, j'me sens d'ajouter :

-Je vais pas vous bouffer. Je suis de la marine.
  • https://www.onepiece-requiem.net/t7448-tout-ce-qui-rampe-recoit-
  • https://www.onepiece-requiem.net/t7342-serena-porteflamme
Et c'est sensé faire de toi une sainte. Très probablement.
Balancer des trucs comme ça, devant moi, presque à ma gueule, comme pour me reprocher les dizaines de tes années détruites et perdues dans un chemin tortueux, c'est comme scier la corde qui tient le bouledogue entravé. T'es de la marine, la bonne affaire. Et tu balances ça comme si ça devait faire de toi une personne de confiance. Bordel tu m'as bien vu grognasse ? J'ai les yeux torve, la bouche aussi pâteuse que si j'avais graillé des cookies pas cuits, le bras démis et bien cinq ans d'existence misérable au compteur. Je me ferais pas confiance si je me croisais dans la rue. Je me croiserais même pas dans la rue : je ne fréquenterais pas les même bars que moi et changerais de boucher si on avait le même. Et moi, bordel, je suis allé plonger la main jusqu'au coude dans la fange et cette eau bouillonnante pour en tirer quatre ou cinq types à moitié morts et une gamine aux cordes vocales intactes. Eh. T'as fait quoi toi en attendant ? T'as chopé un paquet de pop corn, tu t'es assise et tu as admiré cette débâcle et les griffes de la mort se resserrer sur un navire brisé au pied d'un phare qu'à lui aussi choisi de détourner l’œil. Tu te dis de la marine comme si ça devait faire de toi une personne de confiance. Hé. J'ai même pas besoin d'expliciter ma pensée. Je te fais pas confiance. Et mes yeux mordorés te glacèrent sur place avec toute l'ardeur dont il m'était possible, malgré le vent sec d'une pluie chaude qui me retournait le haut détrempé et mes poumons éprouvés.

Autour de nous, alors que nous nous observions avec l'intensité de deux fronts orageux et pas très stables, la gamine au kimono courrait après un Cormoran bleu qui prenait ça pour un jeu. Il semblait heureux, alors je ne m'en fis pas pour lui. Les autres types, les deux auquel elle avait dû faire du bouche à bouche, avaient le sourire aux lèvres. De ceux qui se disent que, finalement, ils ont pas tout perdu. Elle aurait dû me laisser faire ça, j'aurais été plus efficace : ils auraient simulé moins longtemps. Je quittai du regard la rousse vindicative qui croyait tout connaître de moi et j'aidai les bonhommes à se relever. Y'en avait un au genou déraillé. Je le fourrai sur mon épaule. La gamine qui gambadait et reprenait des forces, je l'attrapai par une manche qui passait pas trop loin de moi, et d'une grimace à cause de mon bras, je la hissai de même sur mon épaule, là même où le précédent gueulait pour descendre parce que soi-disant il n'était pas une femmelette et pouvait marcher tout seul. Je déposai calmement la gosse aux longs cheveux, jetai le mec rebelle par terre et l'observai quelques secondes, impassible, se tordre de douleur au sol parce qu'il était retombé sur la jambe qui le faisait souffrir. Ce à quoi je répondis dune claque dans le dos. Je le chopai par le col et lui fis de nouveau prendre l'ascenseur pour mon épaule, puis vint la gamine. Aucun des deux ne voulut l'ouvrir plus. Seul le Cormoran pimenta cette scène d'un tonitruant BRAAAAAK qui fit sursauter quelques uns.

Nous nous mîmes en route. Pas Marceau, non, mais par morceaux, comme le disait si bien la digne de confiance. Et malgré les deux fardeaux que je me fardais sur les épaules, et malgré le bras en vrac que je me trimballais depuis la falaise, j'avalais la distance comme n'importe qui. L'avantage d'avoir de longues guiboles. La rousse ouvrait la marche, trop heureuse sans le montrer de soudain être utile, suivie par les deux gars aux poumons neufs, avec moi qui fermais la marche. Et si l'on exceptait le Cormoran qui grognait de joie et les râles des bœufs que l'on encadrait à nous deux, la marche fut silencieuse. Et capricieuse puisque la bande de plage fut rapidement quittée au profit des dunes de sables. Moins épais, plus volatile. Le vent avait pas forcément forci, mais il restait suffisant pour éroder les crêtes que la marine nous faisait franchir jusqu'à Hinu. C'était pas bien loin, je pense. J'aurais pas pu franchir de très longues distances bourrée, et parce que je connaissais le coin, j'avais dû me faire le trajet en dix minutes. Nous en mîmes presque vingt. Puis vinrent les portes de la ville que nous franchîmes sans grands mots. Des gens parfaitement banals croisèrent notre troupe de rescapés d'un tremblement de terre. J'étais habitué à ces regards étranges et mesurés, pour ne pas dire distants. Mais le reste de la bande de joyeux lurons un peu moins. Surtout pour les deux que je portais. Surtout pour la rousse qui se faisait voir en ma compagnie. L'affolée en kimono se débattit et je consentis à la laisser descendre pour marcher toute seule. Parce qu'en y réfléchissant bien, j'avais aucune raison de la porter, elle. Ce devait être la mieux portante du lot, en plus, justement.

Où est-ce qu'elle nous guidait ? Aucune fichue idée. Et quelque part, je m'en voulais de l'avoir suivie jusqu'au bout de la ville sans en savoir plus, alors que justement elle n'étais pas femme à qui j'aurais fait confiance. Vous me direz y'en a pas des masses de femmes à qui je fais confiance, et vous auriez pas tort. Mais celle-ci avait pas le visage des nonnes et encore moins celle d'une sainte. Tout le monde a des démons, certes, mais je préférais cent fois les miens, simples, aux siens.

J'aurais préférée que tu aie les siens. Je serais encore en vie.

Ta gueule, c'est pas le moment.

T'es venue sur Hinu parce que t'as de la famille ou c'est pour la fuir ? Que je fis pour oublier les faux mots que ma femme morte me soufflait dans l'oreille creuse qui me servait d'ouïe. Parce que j'ai dans l'idée que t'es pas fringuée comme il faudrait pour cette ville là.

Parce que sérieusement, t'aurais pu choisir une meilleure destination qu'une ville désertique. C'pas vraiment la plus belle de l'île en plus. Il aurait fallu aller plus loin, jusqu'à l'Oasis dans les terres, au milieu du désert. Ouais, je sais, fallait passer par Hinu dans tous les cas, mais, dans tous les cas, t'avais de meilleures destinations qu'une île avec plus de grain de sable que de gouttes d'eau sur West Blue. Et puis bordel, tu devais avoir vingt ans, à tout casser ! Qu'est-ce que t'avais le besoin de fuguer de chez toi, hein ?
Et bordel qu'est-ce que je foutais là ? J'avais qu'à balancer à terre le mec que j'avais sur l'épaule et rentrer dans le premier bain public que j'aurais trouvé pour oublier cette histoire. Et j'emmerde ce bras qui grince, merde !
Mais j'étais toujours là. Et le Cormoran était heureux.

Bordel.
  • https://www.onepiece-requiem.net/t7450-un-cv-contre-du-boulot-c-p
  • https://www.onepiece-requiem.net/t7344-j-vois-pas-en-quoi-c-est-important#90601
Schhhhluuuuuuurrrrrp

Et le Cormoran est heureux.

Et le Cormoran me pète les troooompeeeeuuuuh.

La prochaine fois qu’il vient s’attaquer à mes mollets pour les rendre plus collants et dégoulinants de bave, j’en fais un confit. J’regrette un peu les épaules du gars, étrangement. Mais vraiment, on s’y attend pas du tout ! Naaaaoooon. J’suis trop fière de moi-même pour laisser un homme, qui n’a visiblement aucun respect pour qui que ce soit, me porter sur ses épaules.

Braaaaaaak !

Et ce cri, bon dieu… S’il arrive à trouver une compagne pour faire un nid et pleins d’œufs, j’deviendrai nonne. Ce qui n’adviendra pas, évidemment. J’l’aurai fait cuire à la poêle bien avant. Et la stabilité, la constance, c’est pas pour moi. J’suis un électron, qu’a aucune attache, qui bouge beaucoup pour rien et qui a besoin de changer tout le temps. Je suis une tribu nomade à moi seule qui va t’offrir des fleurs un jour et te donner un pain le suivant.


-Et moi, j’t’ai demandé si t’avais assez de deux couilles pour tenir ton fichu volatile tranquille ? Non ? Alors ta gueule.


C’est pas l’heure pour poser les questions. C’est pas le moment pour venir me faire remarquer que je fais tache dans le décor. Je fais sale partout de toute  manière. Alors pas la peine d’en rajouter une couche. En mots. Et en crasse aussi. Parce que c’est pas la bave du piaf qui va améliorer leur état miteux et vieillot, trop strict pour ma carrure.

Je suis de mauvaise humeur. Qu’est-ce ça change ? Si ce n’est un degré d’irritabilité et une morosité supérieurs à la normale, une tendance à être sacrément sarcastique et désagréable ? En dix fois pire que d’habitude ?

Mais eux, ils le savent pas. Et c’est terrible de me rencontrer dans cet état de rage qui n'a aucune raison d'être, de voir ces nerfs tirés de tous côtés, de bouillonnement que mon âme effectue dans mon enveloppe charnelle pour ensuite péter à la gueule de tout le monde. J’suis une boîte surprise, qui accumule, qui accumule et qui explose quand elle est remplie. Je suis une corde que l’on use, que l’on use et qui casse d’un coup, alors que t’es en train de grimper en haut d’une montagne. Et là, tout commence à partir dans tous les sens.

-J’ai mes raisons d’être venue ici et c’pas à toi qu’j’viendrais te raconter ma vie. Mais c’est pas non plus à c’te renarde que j’irais papoter. ET OUI, SI JE VEUX ETRANGLER CE PIAF ET FOUTRE UN BAROUF PAS POSSIBLE, JE LE FAIS ! Alors, c’pas bientôt fini ce bordel, tu te l’enfonces là où je pense !

J’enrage, j’écume, même. Les mots filent de ma langue, rebondissent sur mes dents et s’enfoncent dans leurs oreilles. Je m’agite, je bouge, je jure, pour rien, comme toujours. Tout ça ne mène, ni ne rime ou ne vient de rien. Rien, rien, rien. Un mot que l'on devrait écrire sur mon front. Je ne suis rien, je grogne pour rien, je me mets en colère pou-


SBLAM


…Et je ne regarde pas devant moi quand je marche, évidemment. Les poteaux poussent dans les rues comme les ronces dans un champ.

Regard noir vers le gars, la face rouge et endolorie, je réplique sèchement :

-Un mot de plus et je t’envoie dans un mur.

Et cette fois-ci, je l’ai fermée une bonne fois pour toutes, sans cesser de ruminer de moroses pensées.
  • https://www.onepiece-requiem.net/t5199-honaka-suzuke
-C'est là.

Je m'efface derrière la porte que j'ouvre sans clef. Une cabane de pêcheur louée pour une bouchée de pain, et qu'a pas de serrure. De toutes façons, j'ai rien de précieux et j'ai ma solde dans le revers de ma veste. Je ferme jamais, même quand je peux. Ça fait tellement longtemps que le destin me préserve des rencontres que j'ai tendance à même éviter les mauvaises. Personne se précipitera chez moi. Personne a envie de se caler la marine à dos dans le coin.

Et puis, j'aime bien les cabanes du style. C'est simple, une pièce, et y'a l'essentiel. Avec la vue sur la mer, et souvent des cannes oubliées par les précédents occupants. Ça fait toujours un truc sympa et chronophage à faire quand la journée est finie. C'est mieux que le bistrot, et les soirs où je pèche je me nourris pas à la bière. J'suis même pas tentée, on mélange pas le produit de la mer avec celui de la terre. La base.

Mais bon, faut reconnaître que j'aurais jamais cru recevoir autant. Tout le monde se cale en désordre sur le pieu, le tabouret et les deux chaises repliées sur un coin de mur. Restent les rebords de fenêtre, squattés eux aussi une fois les cadavres de bouteilles dérangés dans leur gestation méthodique. Le cormoran se trouve une bassine encore pleine de vaisselle pas faite pour se vautrer dedans en piaillant. Il a l'air de mieux kiffer l'endroit que son maître, qui me jette des regards à foutre en rage un maître yogi. Mais comme j'suis concentrée sur le vieux réchaud à gaz que j'essaye de lancer sous la cafetière et que ma rumination fait des départs arrêtés en boucle à cause de princesse Mononoke qu'a l'air d'essayer de se transformer en loup, je ferme ma gueule et ma boite à colère.

-Faites comme chez vous. Y'a un fil qui traverse, pour les fringues.

Dur de le manquer, j'ai un treillis et un bout d'uniforme qui finissent de sécher dessus.

Dehors, l'orage cogne dur maintenant. J'ai toutes les tuiles du toit qui grelottent à chaque coup de tonnerre, et plusieurs fois, je me demande si le tout va pas glisser et laisser tomber les trombes de flotte sur le bon peuple aussi fraîchement dessaoulé que moi qui commence à se dessaper sans trop de conviction.

J'aimerais bien faire genre je reçois des potes, surtout à cette heure de la nuit où j'aime mieux être seule parce que j'ai l'angoisse d'autant plus facile qu'il fait noir et que j'ai l'alcoolémie assortie au degré de fatigue. Mais c'est dur, avec tout le monde qui se la ferme. Bon, j'comprends, ils ont paumé leur bateau dans une manœuvre à la con, ils sont sûrement à la ruine si leurs marchandises étaient dedans (d'ailleurs, j'espère que c'est bien des marchands). Ils sont trempés comme des soupes à une heure où ils doivent avoir l'habitude de ronfler peinards dans leur hamac, tranquillité relative des Blues oblige. Mais encore, tout ça, ça serait rien si y'avait pas ce fond de tension électrique, une électricité qu'on doit plus à la trinité gagnante répartie aux trois coins de la cabane qu'à ce qui gronde sous les nuages.

Pour une fois, pourtant, j'suis plutôt zen. C'est con.

La cafetière commence à fumer doucement, l'odeur a l'air de faire plaisir à certains. Mais y'a toujours ce foutu silence de mort sous les bruits de vaisselle tourmentée par le cormoran. J'ignorerais tout ça facilement en regardant dehors et en fumant à la fenêtre si y'avait pas plus de deux mètres de carcasse pour m'en barrer l'accès ; et l'obsession de Sakura du cerisier en fleur pour ladite carcasse cynique qui me balance toujours ses regards qui puent la haine et la défiance me donne une impression de pas exister, impression qui me plait qu'à moitié. Pas question d'ego, juste que je sais pas où me mettre alors que j'suis sensée être chez moi.

Heureusement, le ciel et moi, on a tendance à être potes ; on dira ce qu'on voudra de cette amitié là et de la manière qu'elle a de s'exprimer, n'empêche qu'en balançant la bourrasque de trop qui a fait s'envoler le toit, le linge et ses propriétaires à sa suite, il m'a plutôt rendu service. D'ailleurs, forcée par les restes d'éthanol dans l'hémoglobine autant que par les circonstances, j'en souris. Sourire qui se dissipe assez vite quand je capte qu'il y a des chances pour que ça me retombe dessus.
  • https://www.onepiece-requiem.net/t7448-tout-ce-qui-rampe-recoit-
  • https://www.onepiece-requiem.net/t7342-serena-porteflamme
Les exclamations fusèrent de concert en Fa dièse pour douze violons désaccordés. Les pulls, les serviettes et le linge de la demoiselle s'envolèrent dans la bourrasque qui lui décapita sa baraque de pêcheur brinquebalante. Si je m'étais écouté au lieu d'accepter son café réchauffé, je serais retourné me pelotonner dans mon canapé miteux qui trônait dans mon salon vide. Mais non, comme toujours, il a fallu que je laisse une autre personne décider de mon destin. Alors j'ai suivi ce Con de Cormoran barbotant dans le bac à vaisselle et ces pauvres hères au moins aussi perdus que moi dans cette bicoque que certains n'auraient même pas utilisé pour entreposer les cadavres de leurs belles-mères. Enfin, j'disais ça, mais ma maison en bois cramé et en tuiles descellées donnaient pas une meilleure image du proprio : moi. Cela dit, mon toit s'envolait pas au moindre souffle de vent. Imagine si ça avait été une vraie tempête ? Non seulement elle n'aurait plus de toit, mais également plus de lit et tout son linge aurait été trempé. Là, elle avait juste un peu d'écume sur les murs et du sable dans sa théière. Elle ne s'en sortait pas trop mal, la sainte. Si elle pouvait juste arrêter de sourire comme un clown sous acide, j'pense que l'Cormoran cherchait à se planquer de peur entre les assiettes sales. Ou alors il aimait juste ça, les assiettes sales.

Qu'est-ce que je fous là... ?

J'attrapai par le cou ce Con de Cormoran qui gobait des bulles et le fourrai sous mon bras endolori. Ma taille cinquante deux s'imprima dans la poussière de son taudis, juste devant la porte. Mais je la franchis pas. Le regard du Cormoran passa sur chaque visage avec un air d'ahuri sociopathe, le temps pour moi de me forcer à faire le pas vers la sortie. Un pas qui ne vint pas. La trinité gagnante dans un même pièce, j'en avais conscience, ne s'abandonnait pas aussi facilement. Les deux lourdauds marins, j'en avais rien à carrer, faut le reconnaître. Des sans noms, des sans grades, des sans histoires. Et une aventure avec un lapin ne fait pas couler l'ancre. L'encre pardon. Jeu de mot moisi. Surtout vu que la leur a vraiment sombré. Hé. J'serais presque capable de sourire, dos à eux tous. Mais je le fis pas. Le Cormoran en revanche...

Je me détournai de la sortie, le vent en poupe et le gris du ciel au dessus de ma tête. La mer agitée me semblait bien loin de la fureur dont je la savais parfois capable. Aujourd'hui, les vagues étaient bien en-dessous de la digue, mais ça ne les empêchait pas de se fracasser contre le béton avec la fureur d'un lion. L'aube était maintenant loin et parfois un homme ou deux passait au-dehors. Travail ou baguette du matin, allez savoir. Un type passa même avec un bout du toit de la Sainte n'y Touche enroulé autour de la tête ; il marchait en zigzag, comme dans un cartoon. J'en avais rien à faire, faut l'avouer, mais le Cormoran se délecta de ces scènes étranges et inhabituelles -bien que pour cet emplumé sans mémoire, chaque image soit nouvelle. Mais l'extérieur, là, j'en avais rien à foutre. Je balançai le Cormoran sur la gamine en kimono et jetai un regard entendu à Jeanne d'Arc.

Planque les un moment. Je vais chercher une bâche pour le vent.

La pluie, j'y croyais pas vraiment. Pas avant quelques heures tout du moins. Hé. J'connaissais Hinu comme ma poche et les cieux comme si je me réveillais chaque matin, le nez dedans, à lui cracher à la gueule et lui hurler mes maux tous les soirs. Été comme hiver. Bien que hiver soit un mot archaïque pour ce genre de pays. Je tournai une nouvelle fois les talons, cette fois sans regarder derrière et fermai la porte derrière moi pour pas que le bleu au bec jaune n'ait l'idée de me suivre. D'un pas long que m'offrait mes deux mètres cinquante, je traversai la rue, évitant la famille de crabe qui se baladait de travers sur les dalles, et entrai chez un marchand-fleuriste-maraicher que je savais cultiver ses plantes dans l'arrière boutique ; une espèce de jardin intérieur. J'avais ramené son chat un jour, et il m'avait invité à cueillir une pomme ou deux sur ses pommiers désertiques. Des trucs sans gouts et secs comme de l'amadou si vous voulez mon avis, mais qu'il considérait comme sa plus grande fierté. Des trucs qu'il vendait deux cent berrys pièce : une hérésie, pour donner mon avis. Je savais qu'il aurait une bâche à me dépanner, ce serait pas mal et peut-être que ça suffirait pour les prochaines heures. Après je pourrais m'en laver les mains et retourner chez moi. J'avais pas vraiment envie de les y emmener pour les réchauffer auprès d'un feu de cheminée dans un âtre détruit par mes propres conneries. Et montrer à leurs yeux profanes la noirceur de mon moral au travers de la suie sur les murs. Non. Je choisis la bâche. Et après je rentrerai...

Après leur avoir donné du bois pour un feu.

Bordel.

La solitude doit me peser. Va être temps de retourner voir les filles.

Je remerciai aussi chaleureusement qu'il m'était possible le vendeur aimable, c'est à dire d'un grognement et d'un discret geste de la main, et je repris mon chemin jusqu'à la cabane agitée. Je retrouvai la famille crabe en plein repas de famille vu le nombre de petits cousins et de grands oncles qui s'étaient joints à la fête. Trop larges pour leur passer par-dessus comme à l'aller, je les contournai en maugréant et entrai dans une épicerie bon marché dont le vendeur se faisait chier. Il lissait ses moustaches en mangeant des cacahuètes. Je m'avançai vers une étagère remplie de glace et attrapai une bière bien fraiche. Je lançai une pièce sur le comptoir du type qui leva à peine les yeux vers moi et se contenta de grogner un remerciement. J'en volai une seconde et sortis sans demander mon reste. C'était pas la première fois que je faisais ça, et même si je me doutais qu'il le savait, il ne disait rien. Parce qu'il s'en foutait ou parce qu'il avait peur de moi ? Aucune foutue idée, mais je pense qu'il n'avait rien d'autre en tête que les jupons de soie de sa maitresse entre ses mains et son cul devant son nez. J'étais pas là pour juger, hein. Mais du coup, je lui volais des bières. Hé. D'un geste, je la bus cul sec. À peu près comme lui avec sa maitresse. Hé. C'pas ça que je lui envierais.

De retour à la cabane, j'avisai la mer, j'avisai les gens attroupés dehors. J'avisai les centaines de crabes qui fuyaient les eaux. Ils étaient là, tout autour de nous, grouillant, marchant, pinçant. Plus gros que mon crâne, plus petits qu'une épingle, plus nombreux que mes remords. Je haussai tout juste un sourcil et entrai dans la maison de pêcheur. Je ne dis rien au sujet des crabes. En même temps, on le saurait si c'était grave. Je jetai juste la bière à la maîtresse de maison.

J'ai de quoi couvrir ton toit. Quelqu'un m'aide ?

  • https://www.onepiece-requiem.net/t7450-un-cv-contre-du-boulot-c-p
  • https://www.onepiece-requiem.net/t7344-j-vois-pas-en-quoi-c-est-important#90601
-Passe-moi l’autre bout de la bâche, et vite.

Que je grogne, comme toujours, très aimablement.

Les bourrasques continuent de balayer la côte et l’intérieur de la bicoque de la rousse. L’oiseau de mer continue toujours de me coller et c’est pas ça qui l’empêche de continuer à déguster avec ravissement mes cheveux. J’ai bien essayé de le refourguer aux deux marins, mais il revenait se percher imperturbablement sur mes épaules.

On est montés sur ce qu’on pouvait pour foutre la bâche. Pour que ça arrête de mouiller l’intérieur, quoi. Pour que ça arrête de mouiller le café, aussi. Du café mouillé, ça me tente pas vraiment.

Gnh. Allez. Encore quelques centimètres. Et l’autre bestiole qui continue de me bouffer. J’vais finir chauve avant la fin de la soirée, ou avant d’avoir pu goûter au café. Mouillé.

Putain de piaf. Putain de pluie. Putain de-

-WOUAÏCH !

Ils auraient pu croire que c’était un cri de samouraï. En fait, non. J’avise d’un regard noir les crabes qui grouillent autour de nous. Et celui qui s’acharne à m’entailler le pied comme aurait pu le faire un couteau à découper. Sauf que je ne suis pas très comestible. Je pue et j’ai pas vraiment bon goût, ils feraient mieux d’attendre de trouver mes vieux os. Si un jour je meurs vieille, ha !

J’cogne la bestiole qui est tombée amoureuse de mon pied et j’refixe le côté de la bâche du mieux que je peux. Coup d’œil au lunetteux. C’est bon, on a fini ?

Bon, on redescend ?
… Ah non ?
Pourquoi ?
Ah, y’a trop de bestioles pour rester debout par terre ?
Ah, oui. C’est pas faux.


Y’a la rouquine qu’a la cafetière sous la main avec les tasses, et les deux autres marins qui s’sont aussi foutus en hauteur. On est là comme des cons. On aurait pu les écraser, oui. Mais j’ai pas envie de faire des rillettes de crabe. Ça nous ulcère tous l’estomac, je crois.

Alors on reste là, debout. Comme des poteaux, ou des potos, je sais pas trop, à boire du café mouillé. Doublement mouillé. Les deux marins jouent aux cartes, en les posant sur la bâche.
Les crabes ont tout envahi. Ils piquent même des trucs, on dirait. Même…

-Eh… Machine…

… Même ça ?

-Ou la rousse ?... ‘Fin, bref.

Pourtant, ils sont pas terribles…

-T’sais qu’les crabes viennent de te chiper les sous-vêtements à sécher, qu’on venait de ramasser ?

Ah ouais, même ça…

BRAAAAAK !
  • https://www.onepiece-requiem.net/t5199-honaka-suzuke