Joshua le gardien du phare n'était pas particulièrement daltonien. Certes il était obligé de mettre deux paires de lunettes l'une sur l'autre pour réussir à voir plus loin qu'un jet de pierre et évidemment, il devait mettre par dessus une nouvelle paire solaire pour espérer observer quelque chose lorsque le faisceau de lumière blanche passait devant ses yeux, au risque d'en devenir aveugle. Et il devait également enlever les trois paires et se caler sous l'arcade un monocle bricolé par ses soins, à base d'un cul de bouteille et d'une loupe mal réglée, pour pouvoir lire à son chevet les soirs de nouvelles lune, quand la lumière éclatante qu'il diffusait vingt quatre heures sur vingt quatre lui passait au-dessus de la tête sans pouvoir en récupérer ne serait-ce qu'une larme. Obligé d'avoir une lampe de chevet d'appoint. Pour pouvoir lire. Niveau consommation d'huile, c'était peut-être pas énorme, mais quand on est gardien de phare, avoir besoin d'une lampe de chevet, c'était pour Joshua comme si un maraicher ne se nourrissait que de poisson. Illogique. Mais il vous aurait expliqué, avec forces détails et digressions métaphysiques, que la vieillesse c'est ça, qu'à partir de quarante ans, la vue baisse. Et qu'avant on avait pas besoin de lunettes, qu'on pouvait lire dans la pénombre et discerner Vénus de Sirius. Et qu'avant, Joshua n'était pas plus daltonien qu'un caméléon champion de cache-cache.
Mais ça c'était avant, et maintenant, dans ce ciel si bas qu'un canard s'est pendu, dans ces nuages si gris qu'on l'aurait cru dépressif, il était incapable de voir les différentes couleurs et textures qui marbraient un ciel orageux. Il était incapable de voir où était le cumulonimbus, de savoir quand viendrait la pluie. Et pas la peine d'essayer de se fier aux rhumatismes, habiter dans un phare, c'était se condamner à l'humidité à perpétuité. La mer, toujours la mer. Et aujourd'hui, daltonien comme un chien, il n'était même pas capable de discerner l'horizon à travers ces nappes grises et ces écumes blanches et ce brouillard léger et ce vent changeant. Aussi ne regardait-il plus les eaux et le large, du moins plus autant qu'avant. Il passait ses journées à régler la lumière de son phare, à en alimenter continuellement le feu et à laver les lunettes gigantesques, vertes et rouges, qui indiquaient d'ordinaire aux navires l'emplacement des récifs et de la côte abrupte qui se cachait derrière. Et il faisait des mots-croisés, souvent, comptant sur son petit fils pour lui faire le plein de tout (mots-croisés, bière, bois et femmes).
Aussi ne vit-il pas l'embarcation venir dangereusement dans sa direction.
Et moi non plus d'ailleurs.
Mais au moins avais-je une excuse. Celle de me concentrer sur mes jambes flageolantes comme celles d'un bambi fraichement sorti du giron d'une mère-morte. Je peinais à soulever ma carcasse et dus m'y reprendre à trois fois pour passer une dune de sable glissante et finis par la contourner. J'étais incapable de me souvenir de la raison pour laquelle je me perdais dans cette dune, à supporter un Cormoran aussi frivole qu'un chaton qui découvre la neige. J'avais dû décuver pendant mon ascension. La bouteille que je ne lâchais pas m'y faisait croire. M'en persuadais. Je ne parvins même pas à m'en vouloir. Je m'en foutais. Et si je continuais sur cette lancée, cette folle entreprise d'aller jusqu'à cette butée, cette paroi lisse, cette falaise à pic, c'est que j'espérais encore me souvenir de la raison qui m'y poussait. Qu'une fois en haut, avec ce gris limpide à perte de vue, cette pluie imminente dans le genre déferlement diluvien qui touchait parfois Hinu, qu'une fois la gueule dans un ciel pas capable de se souvenir de la dernière fois où il a ri, une fois mes yeux plein de cette vision macabre où les couleurs ont perdu leur guerre quotidienne, une fois que mes prunelles auront fini de dégueuler dans cette eau magnanime et pourtant intraitable, je saurais ce que Grand Dieu je foutais là. Je m'attendais pas vraiment à une trouée dans le ciel façon apparition mystique qui m'expliquerait la raison d'être de l'humain, la raison d'être de moi, l'explication rationnelle à mon increvable et détestable personnalité, du moins je n'y croyais pas. Mais j'avais dans l'espoir, qu'une fois en haut de ce minaret, face à un désert aquatique, à ce phare perdu, à ce monopole mono-colore, surplombant de tout mon corps et de toute ma conscience défaillante ces récifs, ces rocs et cette plage oblongue, j'aurais pu trouver un solution expéditive à cette increvable personnalité.
Mais j'ai été con. Niais peut-être même. Parce qu'une fois en haut, pas plus d'envie de m'y jeter que la possibilité de voler. J'avais une bouteille vide d'une gnôle dont je connaissais pas le nom à la main. Dans mon dos, le Cormoran chassait les bestioles volantes ou grouillante que le sable abritait. J'oscillai sous le vent, les pieds ancrés dans cette roche rouge, sable durci par les éléments ou rochers insensibles à l'érosion. Trois brins d'herbe s'y battaient en duel. Et moi, le bide impuissant, j'observais avec dégoût et envie les vingt mètres de chute qui m'auraient séparé d'une vie de traine misère. Et j'osais pas. Bordel, j'osais pas. J'osai pas me balancer dans ce vide attrayant, dans cet abime qui pourtant ne faisait pas aussi peur, ni n'était aussi noir ou aussi profond que le trou que j'abhorrais et que mon cœur arborait à tous les yeux. Une ironie. Une putain d'ironie qui me fit narquois. Salement. À mon encontre. Avoir balancé deux vies aux ordures, les deux seules vies qui m'avaient jamais importé, les deux seules que je chérissais plus que tout autre chose au monde, qui valait plus que tout cet or qu'on avait pu me proposer pour partir faire carrière à Water Seven, ces deux vies qui illuminaient mes journées et qui avaient érigé ce rempart contre ce noir ce sombre ce gris qui gagnait aujourd'hui contre les couleurs du ciel et dans mon cœur. J'avais détruit deux vies et j'étais pas fichu de pourrir la mienne. Par peur. Par crainte. Par honte. Par dépit. D'autres auraient sauté. Je ne le fis jamais. Jamais par choix. J'en avais pas le courage, et somme toute, n'avais malheureusement pas envie de tracer mon chemin d'un filet de sang perdu dans du sable et lavé par l'écume sur une plage que personne ne fréquentait.
Je compris qu'il ne fallait jamais dire jamais.
Parce que, bordel, y'a un con de Cormoran, au plumage bleu gris, fondu dans le décor mièvre et sans goût d'un ciel homogène et d'une mer décrépie, qui lui n'avait pas vu que, après la fine barrière d'herbe, sous mes orteils et devant ma face offerte à ce décor mystique et enivrant, y'avait que le vide. Et que suivre un papillon des sables, aux ailes grande comme ma main, c'était pas, mais alors pas du tout, une bonne idée.
Il l'a suivi, il a glissé, il ma imploré d'un regard, il a hurlé de peur, et est tombé.
Alors j'ai sauté pour le rattraper. Et j'ai regardé ma vie défiler devant mes yeux pendant vingt mètres. Avant d'aller creuser un trou de trois mètres dans le sable.
Et le premier qui dit qu'un oiseau comme le Cormoran ça sait voler, je décroche un bout de la montagne et je lui fais bouffer par voie basse. Vu ?
Mais ça c'était avant, et maintenant, dans ce ciel si bas qu'un canard s'est pendu, dans ces nuages si gris qu'on l'aurait cru dépressif, il était incapable de voir les différentes couleurs et textures qui marbraient un ciel orageux. Il était incapable de voir où était le cumulonimbus, de savoir quand viendrait la pluie. Et pas la peine d'essayer de se fier aux rhumatismes, habiter dans un phare, c'était se condamner à l'humidité à perpétuité. La mer, toujours la mer. Et aujourd'hui, daltonien comme un chien, il n'était même pas capable de discerner l'horizon à travers ces nappes grises et ces écumes blanches et ce brouillard léger et ce vent changeant. Aussi ne regardait-il plus les eaux et le large, du moins plus autant qu'avant. Il passait ses journées à régler la lumière de son phare, à en alimenter continuellement le feu et à laver les lunettes gigantesques, vertes et rouges, qui indiquaient d'ordinaire aux navires l'emplacement des récifs et de la côte abrupte qui se cachait derrière. Et il faisait des mots-croisés, souvent, comptant sur son petit fils pour lui faire le plein de tout (mots-croisés, bière, bois et femmes).
Aussi ne vit-il pas l'embarcation venir dangereusement dans sa direction.
Et moi non plus d'ailleurs.
Mais au moins avais-je une excuse. Celle de me concentrer sur mes jambes flageolantes comme celles d'un bambi fraichement sorti du giron d'une mère-morte. Je peinais à soulever ma carcasse et dus m'y reprendre à trois fois pour passer une dune de sable glissante et finis par la contourner. J'étais incapable de me souvenir de la raison pour laquelle je me perdais dans cette dune, à supporter un Cormoran aussi frivole qu'un chaton qui découvre la neige. J'avais dû décuver pendant mon ascension. La bouteille que je ne lâchais pas m'y faisait croire. M'en persuadais. Je ne parvins même pas à m'en vouloir. Je m'en foutais. Et si je continuais sur cette lancée, cette folle entreprise d'aller jusqu'à cette butée, cette paroi lisse, cette falaise à pic, c'est que j'espérais encore me souvenir de la raison qui m'y poussait. Qu'une fois en haut, avec ce gris limpide à perte de vue, cette pluie imminente dans le genre déferlement diluvien qui touchait parfois Hinu, qu'une fois la gueule dans un ciel pas capable de se souvenir de la dernière fois où il a ri, une fois mes yeux plein de cette vision macabre où les couleurs ont perdu leur guerre quotidienne, une fois que mes prunelles auront fini de dégueuler dans cette eau magnanime et pourtant intraitable, je saurais ce que Grand Dieu je foutais là. Je m'attendais pas vraiment à une trouée dans le ciel façon apparition mystique qui m'expliquerait la raison d'être de l'humain, la raison d'être de moi, l'explication rationnelle à mon increvable et détestable personnalité, du moins je n'y croyais pas. Mais j'avais dans l'espoir, qu'une fois en haut de ce minaret, face à un désert aquatique, à ce phare perdu, à ce monopole mono-colore, surplombant de tout mon corps et de toute ma conscience défaillante ces récifs, ces rocs et cette plage oblongue, j'aurais pu trouver un solution expéditive à cette increvable personnalité.
Mais j'ai été con. Niais peut-être même. Parce qu'une fois en haut, pas plus d'envie de m'y jeter que la possibilité de voler. J'avais une bouteille vide d'une gnôle dont je connaissais pas le nom à la main. Dans mon dos, le Cormoran chassait les bestioles volantes ou grouillante que le sable abritait. J'oscillai sous le vent, les pieds ancrés dans cette roche rouge, sable durci par les éléments ou rochers insensibles à l'érosion. Trois brins d'herbe s'y battaient en duel. Et moi, le bide impuissant, j'observais avec dégoût et envie les vingt mètres de chute qui m'auraient séparé d'une vie de traine misère. Et j'osais pas. Bordel, j'osais pas. J'osai pas me balancer dans ce vide attrayant, dans cet abime qui pourtant ne faisait pas aussi peur, ni n'était aussi noir ou aussi profond que le trou que j'abhorrais et que mon cœur arborait à tous les yeux. Une ironie. Une putain d'ironie qui me fit narquois. Salement. À mon encontre. Avoir balancé deux vies aux ordures, les deux seules vies qui m'avaient jamais importé, les deux seules que je chérissais plus que tout autre chose au monde, qui valait plus que tout cet or qu'on avait pu me proposer pour partir faire carrière à Water Seven, ces deux vies qui illuminaient mes journées et qui avaient érigé ce rempart contre ce noir ce sombre ce gris qui gagnait aujourd'hui contre les couleurs du ciel et dans mon cœur. J'avais détruit deux vies et j'étais pas fichu de pourrir la mienne. Par peur. Par crainte. Par honte. Par dépit. D'autres auraient sauté. Je ne le fis jamais. Jamais par choix. J'en avais pas le courage, et somme toute, n'avais malheureusement pas envie de tracer mon chemin d'un filet de sang perdu dans du sable et lavé par l'écume sur une plage que personne ne fréquentait.
Je compris qu'il ne fallait jamais dire jamais.
Parce que, bordel, y'a un con de Cormoran, au plumage bleu gris, fondu dans le décor mièvre et sans goût d'un ciel homogène et d'une mer décrépie, qui lui n'avait pas vu que, après la fine barrière d'herbe, sous mes orteils et devant ma face offerte à ce décor mystique et enivrant, y'avait que le vide. Et que suivre un papillon des sables, aux ailes grande comme ma main, c'était pas, mais alors pas du tout, une bonne idée.
Il l'a suivi, il a glissé, il ma imploré d'un regard, il a hurlé de peur, et est tombé.
Alors j'ai sauté pour le rattraper. Et j'ai regardé ma vie défiler devant mes yeux pendant vingt mètres. Avant d'aller creuser un trou de trois mètres dans le sable.
Et le premier qui dit qu'un oiseau comme le Cormoran ça sait voler, je décroche un bout de la montagne et je lui fais bouffer par voie basse. Vu ?