On ne pouvait pas reprocher à Axel un manque d'initiative. Pour autant, pourquoi agissait-il sans réfléchir une seconde, juste une, pour éviter d’imminentes catastrophes ? Le géographe, s'il en avait eu le temps, lui aurait conseillé de ne pas commettre l'erreur fatale de briser la glace. Car si, effectivement, cela pouvait retarder leurs ennemis qui tombaient à présent à l'eau et se dépêchaient d'en sortir pour éviter de mourir congelés, bientôt ce serait aussi leur tour. Stefan n'étant pas un musher, son collègue non plus, la navigation des chiens demeurait de plus en plus aléatoire. Les animaux au départ stressés par une commande de départ des plus brutales, commençaient à réaliser que leur maître ne tenait pas leurs rênes. Ils mettaient moins de vigueur à avancer, et seul leur instinct les avertissant d'un danger imminent les empêchaient de s'arrêter sèchement et d'abandonner les voleurs à leur triste destin. L'issue n'était pas bien loin. La ville était en vue. Quelques mètres seulement.
Un bruit sinistre, un craquement sonore annonça ce que Stefan craignait. Juste derrière le traîneau, la glace craqua. La roue arrière tomba dans l'eau, emportant avec lui sous l'effet du choc le cyborg. Stefan tenta d'arrêter le traîneau, en tirant fort sur les cordes, mais les chiens n'obéissaient déjà plus. L'attelage glissa sur le côté et le pirate s'écrasa contre la glace. Au loin, les chiens se dirigeaient vers la ville.
Stefan se releva le plus rapidement qu'il put malgré le choc qu'il venait de subir, et se précipita vers le craquelement du sol, où Axel avait coulé quelques secondes plus tôt. Heureusement l'homme était fort, mais son poids, sa mécanique ainsi que le froid n'allaient pas beaucoup l'aider. Le géographe sortit de la poche extérieure de son manteau épais son balai rétractible et le plongea dans l'eau. Pourvu qu'Axel le voit...
Il se passa peu de temps avant que Stefan n'aie une touche. Il tira de toutes ses forces sur le bâton et bientôt Axel, trempé, posa les mains sur le rebord plus épais et plus solide de la glace. Le Zaunien lui tendit le bras et l'aida à remonter. Le froid tuant les bactéries et l'eau purifiant la saleté, il n'était pas trop gêné de toucher pour une fois une autre personne sans un gant intermédiaire.
Le charpentier était vivant, et commençait déjà à se taper avec ses mains, tout en courant sur lui-même pour se réchauffer.
- Arrête de courir.
Stefan avait parlé, et son ton était si sec qu'Axel s'arrêta net, prêt à répliquer d'une remarque acerbe dont il avait le secret. Mais le géographe continua ce qu'il avait en tête et força son collègue à retirer ses vêtements mouillés, du moins en haut.
- Hey, mais qu'est-ce que tu fous ? C'est pas le moment de se désaper !
"- Ce n'est pas en faisant la danse de la pluie que tu vas te réchauffer." déclara Stefan avec sa même indifférence calme et exaspérante. Lui-même retira son manteau qu'il tendit à Axel pour couvrir son torse nu.
Pour la première fois depuis qu'il était chez les Desperados, Stefan s'était montré altruiste. Evidemment, sa générosité pouvait être attribuée à une dette à rembourser : Axel avait sauvé Stefan du toucher ensanglanté du Marin un peu plus tôt, lui évitant une crise de catatonie. Mais le jeune homme avait compris qu'à présent, il n'avait plus le choix. Il faisait partie d'un équipage pirate, et n'était pas arrivé sur le Marvel Genbu en tant que protégé de ses membres. Il avait vite déchanté. Pour autant, il ne voulait pas fuir le bateau, s'étant rendu utile en devenant leur navigateur, tout en pouvant rester tranquille dans son coin, pour ne sortir de sa réserve que pour les repas (et encore), ou lors de manœuvres délicates du navire.
Bien sûr, il était toujours à la merci de sa phobie. C'est pourquoi il était aussi reconnaissant envers Axel de l'avoir entraîne loin de l'officier de l'armée avant que Stefan ne se mette à se battre. Le jour où les Desperados comprendraient qu'il en était capable, sa tranquillité serait terminée. Il devrait les accompagner sur la terre ferme, dans des lieux hostiles et poussiéreux. Tandis qu'en restant sur le pont, au moins il était tranquille.
Tandis qu'Axel retrouvait une température décente, et que Stefan commençait à se cailler sans son manteau, tous les deux furent brusquement plaqués contre le sol, tandis qu'une voix grave et excitée (ou plutôt enragée) s'approchait d'eux depuis l'arrière.
-C'est lui, c'est bien lui qui a volé mon traîneau !
En face aussi s'approchaient d'autres personnes, membres de la Marine (Stefan ne voyait que leurs bottes, mais c'était suffisant). Il releva légèrement les yeux et put voir en contre-plongée Nez-en-Patate, celui qui avait osé provoquer Axel alors que les Desperados allaient s'en sortir sans encombre. A ses côtés se trouvait le second Musher agressé par le cyborg. Axel se débattait, mais son ennemi lui asséna un coup de pied dans le visage.
- Arrêtez ! Comment pouvez-vous frapper un homme à terre ?
Le Marin ordonna qu'on relève le géographe, qui ne put faire autrement, maintenu fermement par deux soldats. L'officier posa un doigt sous le menton de Stefan, qui tenta de reculer pour l'éviter, sans succès.
- Tu crois que ton petit copain s'est gêné pour me frapper alors que je ne m'y attendais pas, hein ?
- Cette excuse ne sied pas. Vous vous êtes moqué de lui en lui parlant comme vous l'avez fait. Une personne mentalement déséquilibrée doit être traité avec psychologie. Reconnaissez plutôt que vous n'avez aucun honneur.
- C'est toi qui le dis ça, toi qui t'es foutu de ma gueule tout à l'heure ?
Le mal élevé personnage gifla sans douceur la joue de l'intellectuel. Stefan grimaça à cause du sang séché entré en contact avec son épiderme, plus que de douleur et d’humiliation.
- Emmenez-les à la garnison de Lavallière, et enfermez-les ! Je veux savoir qui ils sont, et ce qu'ils veulent. Et s'ils ne parlent pas, on va les réchauffer... au tison. !
Bien décidé à s'inscrire dans les clichés des méchants, il se mit à rire en songeant à sa vengeance. Personne, ni dans l'unité de Lavalière, ni la sienne, ne partageait son enthousiasme.
- Vous n'avez pas le droit.
- Oh que si.
- Ma phrase n'était pas un effet de style, je parle d'un point de vue juridique. Il est dit dans la loi encadrant les employés de la Marine que l'usage de la torture ne peut être utilisée que dans des cas bien précis. Lors d'un conflit armé, soit une guerre. Dans une affaire d'espionnage, ou impliquant un secret d'état. Lors d'un enlèvement d'une personne importante. Or, quels sont nos délits depuis que vous nous pourchassez ? En ce qui concerne cet homme...
Il désigna d'un geste de la tête un Axel retrouvant ses esprits et au visage baignant dans le sang.
- Il a volé un chariot avec brutalité, donc vol avec violence. Mais il n'a pas tué le musher, que je sache.
La victime acquiesça, provoquant la frustration du gradé de pacotille.
- Ensuite, il vous a agressé. Ce n'était pas très intelligent, je conçois. Nous pouvons être targués de délit de fuite ainsi que d'un nouveau vol. Pour autant, nous ne méritons pas un tel traitement de votre part. Nous soumettre à la question n'est pour vous qu'un moyen de vous venger de l'affront que vous a fait Alex.
Stefan ne craignait pas de se faire identifier par les Marins. Que trouveraient-ils à son sujet ? Il n'était pas recherché, on ne savait même pas qu'il était dans un équipage pirate. En revanche, pour Axel, c'était une autre paire de manche. Il ignorait s'il avait déjà une prime sur sa tête ou non. Dès qu'ils rejoindraient le Marvel Genbu, ce dont il ne doutait aucunement, il devrait le vérifier. En attendant, il conservait pour son idiot de compagnon sa fausse identité. C'était un anagramme bien puéril, il en avait conscience, mais même le meilleur stratège peut avoir des ratés.
- La Marine est représentante de la justice humaine, pas personnelle.
Le jeune homme savait qu'il commençait à convaincre les autres marins, voire à les retourner contre leur supérieur. Ce dernier n'avait pas l'air d'être apprécié, et le voir désavoué en public devait leur plaire. Ils n'en faisaient pas moins leur devoir, mais Stefan eut confirmation de son hypothèse en se retrouvant lâché par les deux soldats.
-Il a raison, Sergent-chef. Il cite les articles 242.2, 84 et 108 du règlement intérieur. On peut les incarcérer, leur demander des dommages et intérêts, voire une incarcération pour le délit de fuite. Prendre une déposition. Mais si leur casier est vierge, on ne peut rien leur faire.
Stefan croisa les bras et planta ses yeux d'un bleu aussi glacial que la température de cette île dans ceux de l'officier qui se mettait à douter.
- Au fait, la gifle de tout à l'heure peut être retenue contre vous. C'est mon cousin qui vous a agressé, et non moi. C'est un acte de violence gratuit et hors de vos méthodes d'arrestation. Je pourrais porter plainte.
Pour en rajouter une couche, le jeune homme releva juste un coin de ses lèvres pour le haut, assénant à son adversaire un magnifique sourire de mépris.