J'empoigne le sable mouillé de la plage et le laisse glisser entre mes doigts, pensif. L'écume vient lécher l'extrémité de mes bottes avec timidité, puis bat en retraite pour une énième fois vers la mer. Hypnotisé par le mouvement irrégulier des vagues, le regard perdu dans le bleu de Gran Line, je pense.
Je pense à ces hommes de confiance que j'ai infiltré sur l'île et que j'ai perdu. Ces soldats que je croyais capables, efficaces, dignes de confiance… Là n'est pas le problème, à vrai dire. Le problème, il se trouve dans une pile de documents fraîchement déposée sur mon bureau. Pourquoi? Comment? Quand? Qui? Toutes ces questions difficilement explicables qu'il me faudra approfondir à contre cœur. Tout ça pour le bien bureaucratique de ce foutu État-Major qui ne trouvera au fond de cette montagne de paperasse qu'une raison supplémentaire de me retirer le Léviathan. Parce que la question qu'on finira inévitablement par poser sera plus pointue et vicieuse que le classique : "Mais comment un lieutenant-colonel aussi efficace que Queen a-t-il pu disparaître aussi facilement?"
Non. Cette fois, la question qui viendra d'en-haut sera beaucoup plus rédemptrice. Et je la vois venir avant même d'avoir couché un seul mot sur les rapports de disparition.
À qui la faute?
-C'est ça qu'ils veulent réellement savoir, les vautours perchés à Marineford…
-Et il finiront tôt ou tard par trouver un moyen de te culpabiliser toi. Avec le pouvoir on peut faire bien des choses, surtout en abuser.
Je me retourne brusquement, surpris par la puissante voix de stentor qui s'est élevé derrière moi. Un géant. Seize mètres de muscles, de barbe et d'armure. Seize mètres qui portent un nom que je connais et qui ne présagent rien de bon.
-Freyga "Le Tsar" Hijiro, c'est ça? T'es dans l'équipage de Gonz.
Un peu d'amertume dans ma voix. D'abord parce qu'interrompu dans ma réflexion, ensuite parce que je sais que le frère de Staline ne me laissera probablement pas m'en tirer sans face à face.
-C'est moi. répond-il le plus calmement du monde.
Il s'assoit à côté de moi, faisant trembler le sol en soulevant un nuage de sable. Lui aussi fixe la mer, pensif. Drôle de vue que d'apercevoir un monstre avec à sa droite un titan munie d'une hache plus longue qu'une maison. Malgré moi, je sens mes muscles se tendre, mes poings se crisper sur le sable qu'ils tiennent et mes dents se serrer. Qu'est-ce qu'il fait ici? Comment il m'a trouvé? Autant ai-je l'impression d'être en danger, autant je reste assis à ses côtés, soudain épris d'une apathie que je ne me connais pas. Peut-être est-ce sincèrement par paresse, suite au combat qui a eu lieu à peine hier sur la plage du débarquement de l'Hypérion. Peut-être est-ce simplement pour ce dialogue que je n'ai jamais réellement eu avec les autres membres de son clan.
-J'ai envoyé ton frère à Impel Down.
-Je sais.
Silence. Il a croisé les bras contre sa poitrine, le casque posé à côté de lui. Son regard dur, aussi inébranlable que sa silhouette, reste braqué sur Grand Line.
-Mais il s'est échappé.
-J'ai aussi envoyé Lénine et Marx en prison.
-C'est un fait.
Je ne sais pas comment le caser. Tout en lui exprime la grosse brute sanguinaire, même sa voix guerrière et sa position solide. Pourtant, son ton est posé, calme, s'en est presque dérangeant. Lui rappeler que je ne suis pas dans son camp ne semble rien amener.
-Si je suis ici, c'est pour arrêter Flist Gonz.
-Je m'en doute.
-Je vais détruire sa flotte.
-Probablement.
-Je vais tous vous faire envoyer au trou.
-J'imagine.
-Je suis le Chasseur de géants, Hijiro.
-Oui.
-Je suis un monstre. La bête de Luvneel. Le capitaine du plus puissant navire de tous les temps.
-Oui.
-Je vais finir par devoir te casser la gueule!
-Pas maintenant.
Un ange passe. Les paroles se sont crispées dans ma gorge, je ne sais pas trop quoi répondre, alors je fixe l'océan.
Et l'océan est calme.
Et l'écume vient lécher l'extrémité de mes bottes avec timidité, puis bat en retraite pour une énième fois vers la mer.
L'aparté des guerriers.
-Pourquoi pas?
Pourquoi tu restes assis là à regarder la mer, Hijiro? Pourquoi ne m'écrases-tu pas de cette hache qui réclame vengeance auprès des tiens? Allez, vas-y, je suis le mieux placé pour savoir à quel point il est facile de sombrer dans la violence.
-Parce que t'as rien d'un justicier, Jenkins. Si t'avais vraiment voulu me casser la gueule, t'aurais pas attendu. Tu m'aurais pas prévenu, non plus.
-Les monstres ne préviennent pas pour tuer?
-Aucune idée. Mais les vrais guerriers ne perdent pas de temps en bavardage.
-Toi tu ne m'as pas attaqué, mais pourtant, t'es un guerrier d'Erbaff.
-Oui, mais j'avais envie de bavarder. Et toi aussi.
-...
-...
-…De quoi tu veux parler?
-De toi.
-Qu'est-ce que tu me veux.
-Je suis pas le premier et ne serai pas le dernier à te le dire, Jenkins, mais t'es une tâche là où tu te trouves.
-Sur la plage?
-Joue pas au plus con. J'te parle de ton rôle dans ce monde, la Marine, le Léviathan…
Ça me pique comme un fer chauffé à blanc. Je sens la colère brouiller mes sens et bourdonner à mon esprit. Pourquoi doivent-ils tous me recycler le même foutu discours à la Auditore?! On dirait qu'ils ont tous suivi le même cours de philosophie enregistré! S'en est rageant!
-Non mais tu te prends pour qui? Tu débarques de nulle-part pour venir jouer les philosophes alors que normalement tu devrais te débarrasser de moi! T'es complètement fêlé ou quoi?! Y'a longtemps que t'aurais dû sortir ta hache et me la mettre en pleine gueule!! Tu te la joues vieux mentor toi aussi c'est ça? Tu te prends pour qui bordel?!
-J'ME PRENDS POUR LE MEC DONT TU T'ES MIS EN TÊTE DE DÉTRUIRE LA FAMILLE, JENKINS!
Il gronde si fort qu'une envolée d'oiseaux tropicaux prend la fuite à tire-d'aile, dans la jungle, derrière nous. Son poing frappe le sable avec irritation, me soulevant de terre. Je retombe douloureusement sur le postérieur, surpris par la réaction du Tsar. Un instant tendu s'écoule durant lequel j'appréhende la prochaine réaction du géant qui, bizarrement, soupire puis se calme.
-T'as parlé avec Marx.
-…Plus ou moins.
-Harhar, ce vieil emmerdeur a probablement déjà recyclé le sermon que j'allais te faire…
-Tout juste.
-Harharharhar, bah merde alors…
-Pourquoi tu t'es calmé?
-Hein?
-Là, tu t'es calmé. T'étais en colère. T'as tapé. Là, juste là, t'as tapé, t'étais fâché, tu t'es calmé. Pourquoi?
-Harharharhar! J'suis là pour bavarder Jenkins, pas pour taper!
-Tu ris comme lui.
-Comme qui?
-Staline.
-Quelle femmelette tu fais, harharhar…
-Pourquoi t'es pas dans la Révo avec les autres colosses?
-Parce que je suis loin de partager leurs foutus idéaux. Et puis, si j'ai la chance de tomber sur mon frère, je l'explose.
-Et pourtant tu viens quand même me jouer ton numéro de vieux sage?
-C'est pas parce que je suis pas dans la même bande que Marx que j'ai pas le droit de tenir les mêmes paroles.
-…
Et il a raison. Mais ça, je ne lui dirai jamais.
Et l'écume vient lécher l'extrémité de mes bottes avec timidité, puis bat en retraite pour une énième fois vers la mer.
-Qu'est-ce que t'as fait toute ta vie pour en arriver ici, Jenkins?
-Je me suis battu. Littéralement.
-Et si je te disais que dans ce monde, il y a deux types de personnes, Jenkins; Il y a les gagnants… et ceux qui se battent.
-Et moi je suis juste un imbécile qui croit un peu trop fort qu'il peut devenir un gagnant… c'est ça..? Je la connais cette chanson, et j'suis là pour changer le refrain.
-C'est un joli rêve, mais tu t'es mal défini dans l'équation. T'es bien pire. À mon avis, , si tu deviens réellement un gagnant, là on aura affaire à un beau morceau corrompu. Une vraie ordure.
-Alors je fais quoi? Je laisse tomber tout ce pour quoi j'ai travaillé? C'est ça ta super solution? Je peux pas avoir mieux moi? J'ai déjà le grade, il me manque les exploits et la réputation! Je jette tout ça à la poubelle? Je change de côté de la médaille, c'est ça ta super solution?
-Non. Tu continues de te battre pour ce en quoi tu crois. Ça devrait déjà te poser un sale dilemme. Ça, mais tu laisses aussi tomber l'ambition qui vient dans le lot.
-Et quoi d'autre?
-Rien.
-Comment ça rien? Tu vas pas me dire toi aussi comme Auditore ou Marx que ma vraie place est chez les Gris?
-Non, parce que si tu continues de défendre tes amis, tes valeurs, mais surtout si tu ne sombres pas, tu réaliseras toi-même où tu dois aller.
-Pfff… merci grand-sage…
-Harharhar… le message est passé.
-Comment tu savais que j'étais dans le coin, au fait?
-J'entretiens peut-être pas des relations géniales avec ma famille, mais on m'a quand même prévenu qu'une brute s'était mis en tête de démanteler les Colosses de la première voie. Comme l'info remontait depuis Alabasta, je me doutais que j'serais le prochain à qui tu rendrais visite, Révo ou pas.
-Et qu'est-ce que tu vas faire maintenant?
-Toi, qu'est-ce que tu vas faire?
-J'vais probablement devoir te casser la gueule.
-Mais t'en as pas envie.
-J'en ai pas envie.
-… Alors j'ai pas parlé pour rien… harharhar…
-Et qu'est-ce que tu vas faire maintenant?
-J'sais pas, j'vais probablement me faire casser la gueule.
-Mais…
-T'en as pas envie! Harhar!
-Héhé… Quelle bande d'idiots on fait… Tu vas prévenir Gonz?
-Pas tout de suite.
-Pourquoi?
-Parce que j'aimerais bien voir comment tu vas tourner.
-En fait tu veux surtout voir si je suis de calibre pour Le Crochet.
-Y'a peut-être un peu de ça aussi. Harharhar!
-Allez, fout le camp avant qu'une crise me prenne, s'pèce de gamin.
Il se lève, puis s'en va comme il est venu; dans un silence qu'on ne soupçonnerait pas venant d'un titan comme lui. Il disparait si vite que j'en viens à douter s'il était vraiment là un moment plus tôt.
Et l'écume vient lécher l'extrémité de mes bottes avec timidité, puis bat en retraite pour une énième fois vers la mer.