L’enquête avance, petit à petit. Pour mémoire, Henry est chargé de découvrir l’origine d’une nouvelle drogue, le Virgo et de mettre un terme à son expansion galopante. La mafia de Las Camp, le Lotus Pourpre, lui a offert cette possibilité de liberté. Il détruit le Virgo, il est libre. Il quitte les Blues sans l’avoir fait, il est mort. Les choses sont parfois d’une terrifiante simplicité. Le Lotus Pourpre basant la grande majorité de ses profits sur la consommation d’opium, l’apparition de concurrence dans la destruction du corps, de l’esprit et de l’âme des civils en détresse a provoqué un tollé dans les bas-fonds. L’autodestruction est un marché très fermé où la libre entreprise n’a pas sa place. La drogue n’a jamais été le domaine de l’esclavagiste et il a peu de contacts qui peuvent lui apporter des informations. Il connaît bien deux trois raclures qui traînent plus ou moins dans tout ce qui est répréhensible par la loi, mais personne n’a rien pu lui dire. Ou voulu lui dire. Peut-être que s’il avait sorti des billets, la mémoire leur serait revenue, mais il n’était pas du genre à se faire pigeonner aussi facilement.
Il a donc décidé de se plonger directement dans le milieu, à la source. Pour attraper la queue du diable, il faut descendre aux enfers, plonger son âme dans la noirceur des ténèbres et chercher à tâtons en priant pour ne pas tirer sur autre chose. C’est donc vêtu de guenilles et couvert d’une épaisse couche de crasse qu’il se rend dans les caves de Las Camp. Si les trafiquants ont peur de parler, il se tournera vers les consommateurs. A force de rendre des services à la mafia, il connaissait les endroits prisés par les junkies et où il pourrait trouver facilement la lie de l’humanité. De pitoyables déchets doués de paroles qui s’entassent jour après jour dans des recoins sombres et puants en sacrifiant leur lucidité à coup d’acides et d’opium.
Ils ruinaient leurs vies pour oublier que leurs vies étaient ruinées.
Henry ouvre la trappe dans le sol et sent ses entrailles se tordre devant la bouche béante qui ne demande qu’à l’avaler. Une sensation de vertige l’envahit alors qu’il regarde dans le gouffre. Un escalier permet de descendre dans les ténèbres pour rejoindre le monde des larves. Chaque marche le fait descendre petit à petit sur l’échelle sociale. Une puanteur sans comparaison possible annonce la couleur. Le monde qui se trouve là-dessous n’est pas un monde meilleur. Il finit par toucher le fond sur lequel on ne rebondit pas et croise le regard du mafioso qui garde la porte. Il a l’air blasé de celui qui a vu les pires choses sans y prendre part. Tous les jours, il voit des gens entrer pour ne sortir que le lendemain après avoir subit la montée, le planage et la redescente. Son regard est empli de mépris et de dégoût qu’Henry supporte sans broncher pour ne pas risquer de se faire démasquer. Il est relativement connu et sa couverture ne tient qu’à un fil. Le faux drogué se frotte l’avant bras de façon compulsive. Le vigil lui fait un signe et entrouvre la porte.
La déchéance qu’il avait imaginée s’envole pour laisser place à la réalité. Bien pire.
L’odeur nauséabonde est décuplée instantanément. L’homme se retient de ne pas tousser et avance en titubant, choqué par cette agression pure et simple de tous ses sens. Il ne sait plus où donner de la tête. La cave ne fait pas plus d’une trentaine de mètres carrés, sans arrivée d’air. Des corps s’entassent dans tous les sens, dans des positions parfois absurdes, les yeux dans le vide, la bave aux lèvres. Plus d’une vingtaine de personnes sont affalés, les veines emplies de la substance blanche et pâteuse qui n’a pour seul but que de faire disjoncter leurs systèmes nerveux. L’odeur de renfermé est masquée par celle du vomi, du sang, des déjections… Il serait même étonnant qu’il n’y en ait pas un ou deux dans le lot qui aient passé l’arme à gauche et qui pourrissent dans un coin. Les seuls sons audibles sont les complaintes faibles, presque des murmures, de ceux qui ont laissé leurs corps en roue libre pour aller voler dans les nuages. Très vite, il comprend qu’il ne tirera aucune information de ces gens, ils n’étaient même pas conscients. S’il arrivait à leur faire avouer leurs noms, cela tiendrait déjà du miracle.
Il se met à les observer un par un. Son regard est attiré par un gamin. Quatorze ans pas plus. Il est adossé contre un mur, la tête en arrière, un filet de bave lui coulant jusque dans le creux du cou. Il a un sac en papier comme seul vêtement. Même Henry, pourtant pas habitué à ressentir quoi que ce soit, sent un pincement au cœur en le voyant. Obligé d’en arriver là pour ne plus subir l’humiliation d’être ce qu’il est. Un moins que rien. Il était passé par là, avant lui. Lui aussi s’était nourrit de déchets laissés par ceux qui avaient eu la chance de gagner la loterie de la vie. Lui aussi avait du voler, arnaquer, trahir et mal agir. Mais jamais il n’avait laissé tomber. L’esclavagiste le saisit, l’allonge sur le sol et lui ferme la bouche. Il fait sortir sa lame de son avant bras et la lui plante lentement dans le cœur. Dans son état, il ne souffre pas. Une mort paisible et indolore est la chose la plus agréable qu’il pouvait espérer de la vie dans cet état. Le garçon a deux spasmes sans énergie et s’immobilise à jamais.
Une voix s’élève.
-C’est bien ce que tu as fait.
Le pirate s’immobilise. Il ne répond pas.
-Ca fait plusieurs jours qu’il n’était pas sorti de cet endroit. Ne te sens pas coupable. Tu l’as libéré. -Je ne me sens jamais coupable. Il était tombé trop bas pour pouvoir remonter. -Qu’est ce que tu fais ici ? Si tu es un drogué, je suis le roi de Luvneel. -Toi ? Le roi ? Menteur… -C’est une façon de parler. -Je cherche du Virgo. Tu peux m’aider où tu préfères rester dans l’ombre à faire des apparitions mystiques un peu flippantes ?
Un silence s’installe. L’inconnu réfléchit. Il se demande si le nouveau venu est diablement intelligent ou complètement stupide. Il finit par pencher pour la deuxième option.
-Tu cherches du Virgo sur la seule île où les drogues sont strictement régulées par la mafia ? Tu n’es pas futé, pas vrai ?