Le journal de bord

L'autre jour, j'ai croisé une pouf qui m'a dit que si je voulais être pirate, je devais savoir tenir la plume. Pour rédiger par écrit mes péripéties, principalement. Sans doute parce que d'ici la retraite, je serais susceptible de perdre la mémoire. Ou tout simplement parce que c'est toujours bon de garder une trace écrite, que ça peut toujours servir d'y consigner tel ou tel détail plus ou moins important.

Soeur Rainurelevant, de son petit nom, je crois. Évidemment, je lui ai répondu :

_ Je sais déjà me servir de mes poings pour imprimer ! Ça compte aussi comme une trace écrite ?

Elle a rigolé et même deviné que je me foutais de sa gueule. Puis, plus sérieusement, elle a enchaîné en me disant que si les gens écrivaient des articles dans le journal, dessinaient des cartes ou rédigeaient carrément tous types de bouquins, ce n'était pas juste pour faire joli.

_ Mouais.

Pas plus convaincu que ça, j'ai alors pensé que j'en avais rien à battre si d'autre types mourraient ou survivaient en ignorant tout de mes exploits. Mais quand on y pense, elle n'a peut-être pas eu tort. Bien au contraire, ça permettrait de pouvoir me faire connaître davantage, de vanter mes exploits à travers le monde.

Alors après cette conversation, je lui ai promis que j'irais me renseigner un peu partout. Et tant qu'à faire, pourquoi ne pas commencer dans une bibliothèque. Sur ce, voilà comment mon cul a fini par devoir se caler sur la première chaise libre, au beau milieu d'autres clients sages et silencieux, tous plus intellos les uns que les autres... enfin, plus que moi, quoi.

_ Ça vous dérange si je...

Chut, qu'ils m'ont répondu tous en choeur, les saligauds. Après ça, j'ai eu beau grogner comme un clébard à qu'il ne vaut mieux pas piquer son nonosse, mais ils m'ont ignoré de la plus basique des façons. En replongeant dans leur foutue lecture.

/hrp: toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé ne serait que pure coïncidence, ahem ahem, bien entendu.

_ Génial. Par quoi je commence ?

Beh oui ! C'est sympatoche de s'installer à une table. Mais avec les mains vides, j'ai vite fait le tour des occupations. Zieuter mon voisin ou ma voisine, c'est fait. Me tourner les pouces, idem. Faire grincer le bois de ma chaisse, aussi.
Bon d'accord, ça va ! Et transpirer, cela va de soi. À noter que je n'ai pas pu m'empêcher de pouffer de rire, dès que les gouttes de sueur se sont mises à s'écouler au rythme de la trotteuse d'une horloge. Plic, ploc !

Bref, finalement, je me lève en soupirant et je laisse ces habitués de clampins à leur super hobbie de la mort-qui-tue. Je crois que si je continue de les reluquer trop longtemps, je serai capable de m'endormir sur place. Donc à la place, il y a des chances pour que si je me dandine suffisamment le popotin dans les rayons de l'établissement, tous ces efforts me tiennent en haleine.

_ A... B... C...

En fait, je ne me soucie pas vraiment du véritable classement. Faut me comprendre aussi ! Je suis coincé dans un lieu où il faut la fermer. Et pour le peu que tu l'ouvres justement, tu te fais rapidos cataloguer.

Donc après quelques minutes, j'ai fini de visiter les romans policiers, d'horreur et d'amour. Et pouah, la torture mentale ! Heureusement, quand je débarque dans une nouvelle allée, le titre flashy d'un énième livre attire mon attention.

_ Le Role-play pour les nuls ?

Et en sous-titre, "toi aussi, deviens un pro du récit". Je ne sais pas trop qui est le con qui s'est lancé dans ce registre, mais apparemment on dirait bien que ça parle de cours particuliers pour démeurés, ou ceux qui ont quitté l'école trop tôt. Comme c'est gentil, pfff !

Quoi qu'il en soit, je m'en empare et je regagne ma place à la table précédente. Pas de risque qu'on me l'ait piqué, de toute façon, mouarf. Qui serait assez courageux pour aller poser sa belle croupe sur un siège ultra trempé et collant ? Et puis là encore, question exhibition et mensurations, pas sûr non plus que le peuple ici présent envisage un jour de venir se frotter contre mes gros mollets. Ou plus, si affinités.

_ Premièrement, se munir d'une plume et de feuilles de papier...

Ah ouais, quand même ! C'est vraiment le manuel pour les brelles, en fait. Il y a même des images, des flèches, des couleurs bien distinctes pour te montrer tout comme il faut procéder. Et sûrement aussi pour s'assurer que tu ne comprennes pas de travers.

Après quoi, j'ai tourné plusieurs pages jusqu'au chapitre suivant, le reste étant des petits exercices ou des conseils dont je me serais bien passé. Jusqu'à preuve du contraire, je sais écrire et aligner des phrases. Mais qui sait ? Peut-être qu'un pirate, qui passe trop son temps à naviguer, piller et combattre, est capable de perdre ses neurones au fil de son voyage sur Grand Line.
Ok, c'est possible. Je veux bien le reconnaître. Si le pauvre type ne pense plus à pratiquer la langue de Molière, il doit probablement finir par en zapper certains usages.

_ Bon, et après... voyons voir...

Là, le bouquin me raconte que ça ne sert à rien d'en écrire des tonnes. Et puis quoi encore ? Je fais ce que je veux ! C'est moi l'auteur, donc c'est moi qui commande, j'imagine, en tout cas.
En clair, il paraitrait que si l'aventure est trop longue, le lecteur finira par se lasser et s'y perdre. Et moralité, tout ce qu'on y gagnera, c'est d'avoir réussi à le gonfler.

_ Livre de merde, putain !

Obligé d'élever la voix. Et mon poing a cogné si fort dans la table, que celle-ci s'est fissurée ici et là. Oups. Pas mieux pour l'humeur de mes voisins. ils ont sursauté en criant comme des lopettes.

Je ne prends pas la peine de m'excuser pour autant. Cependant, comme le personnel de la bâtisse ne tarde pas à s'en mêler verbalement, je râcle ma gorge l'air de rien. Puis, tout comme la devise de cette maison, je plonge dans ma lecture, en silence. Et sage comme une image.
N'empêche, si ça continue, qu'est-ce qu'il reste à l'auteur, s'il ne peut pas pondre son speech comme il l'entend ? Pas de longueurs, sinon tu bourres le mou. Pas de scénario chelou, sinon tu craques le sac. Pas d'omniscience à gogo, sinon tu casses le rythme.

Boudidiou, que j'avais trop envie de beugler un gros 'phoque' à la face de ce pète-couilles ! Quand je pense qu'il s'est fait éditer, le maudit bougre !

_ Ouais bah carotte ! Ahem...

Ouf ! Je baisse la voix juste à temps sur la fin de ma phrase. Ainsi, on ne m'en tient pas trop rigueur, malgré plusieurs grimaces et autres murmures de remontrances. Et puis ça montre que je travaille doucement mais sûrement mon respect du règlement intérieur. Bref, je leur distribue alors un sourire forcé en signe de pardon, sauf que ça ne prouve plus grand chose à ce stade.

De toute façon, j'en ai assez vu pour aujourd'hui. Et si je recroise l'autre cloche qui m'a mis cette idée de journal de bord dans le crâne, je lui refais le portrait sans négociation possible.
Je dévisage une dernière fois le bouquin pendant quelques secondes, avec un fantasme bestial dans les yeux où je suis en train de lui déchirer toutes ses pages. Lui et toute sa famille, si jamais il existe d'autres tomes après ce numéro. Puis je me casse.

Pas la peine de perdre mon énergie à aller le remettre moi-même sur la bonne étagère. On me boude d'ailleurs aussitôt, mais puisqu'ils peuvent aller se faire cuire un oeuf, ça ne me blesse pas plus que ça au coeur ni dans l'âme.

_ Et n'oubliez pas. Si vous voulez vivre des aventures, pas besoin de lire celles des autres. C'est le meilleur moyen pour qu'ensuite, vous finissez sur une chaise avec le fion tout plat, héhé. Alors prenez le large vous-même. Partagez exploits et échecs avec vos compagnons. Mais surtout ne rédigez rien pour la gueule des autres. À leur tour, ils n'auront qu'à le découvrir par eux-mêmes en mer, d'ici là.

Hmm wouah ! Ça sonne bien, je trouve. En tout cas, on dirait la dernière réplique solennelle d'une fin de film. J'aurais aussi pu leur faire croire qu'ils vivraient heureux et auraient beaucoup d'enfants... mais bof. Ça ferait certainement trop long. Et donc, trop pompeux.
Et d'une certaine manière, "bourrer le mou" prendrait un tout autre sens, ahem.

Voilà comment je leur ai tous cloués le bec, quoi qu'il en soit. Bon d'accord, ils n'avaient rien demandé, en fait. Enfin, si mon énorme carrure a tout de même pu les faire frissonner dans le slip un minimum, à défaut du mien, je m'en contenterai.
En ce qui me concerne, j'ai promené ailleurs tant que ma période de vacances dans ce pays me le permettait. Puis quand l'occasion s'est présentée, je me suis empressé de mettre les voiles. Pour ouvrir un nouveau chapitre, provoquer le destin.

Et bon, il n'y a pas à dire... baffer les gencives d'une meute de trouble-fête en chaleur, avide de sang et d'argent, ça me manque beaucoup. À mes tétons surtout. Comme ce plouc d'écrivain l'insinuait dans ses leçons de littérature de pacotille, il faut pratiquer pour ne pas perdre la main ou pour se souvenir en permanence.
En effet, j'avoue que si je n'entretiens pas suffisamment mon quota mensuel de mandales mammaires balancées, j'ai peur d'oublier la sensation que ça procure.