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Deux bières

Il pleut un peu, ce soir sur les rues désertes. Un homme marche, le pas pressé, dans la nuit d'hiver. Seule sa tête dépasse d'un manteau à haut col où ses pognes se trouvent bien abritées. Un petit halo de buée le suit partout où il va. Ses chaussures claquent sur le pavé rond, mouillé, il manque même de déraper un moment. Personne ne l'a vu battre des bras pour reprendre son équilibre comme le ferait un oisillon qui apprend à voler. Il sourit de sa propre chance, et repart. La plupart des gens se terre à leur domicile. Certains, plus rares, s'y rendent, après une longue journée de travail, pour ne plus en sortir avant le lendemain. Mais cet individu n'est pas de ceux-là. S'il est si pressé, c'est parce qu'il va au bistrot. Il va y retrouver un ami.

Dix minutes plus tard, il pousse la porte du Troquet des Artistes, point de rencontre convenu; une vague de chaleur presque suffocante l'éclabousse. Le contraste avec l'extérieur est saisissant. De suite après l'entrée, quelques marches qui guident le client jusqu'à la pièce en elle-même. Le visiteur les gravit à la hâte, en ôtant son pardessus trempé qu'il agite brièvement avant de se jeter dans la foule. L'ambiance est chaude, cordiale, joyeuse. Il aime se nourrir de ces bonnes vibrations qui bercent l'endroit. Ici, les conversations vont bon train, la lumière opaque du dehors a gagné en éclat, les serveurs circulent de table en table, pour apporter les consommations ou récupérer les verres vides avant de retourner à la ruche, en bonnes abeilles ouvrières.

Il n'a pas fait trois pas qu'un garçon les bras chargés de shooter le bouscule. Il travaille ici, manifestement, un de ses collègues le tance. Le manque d'assurance de ses mouvements trahit son inexpérience. Il est nouveau dans le métier. Peut-être même est-ce son premier soir. Plus de peur que de mal, il renverse simplement un peu de liqueur au sol, qui en a connu d'autres. Le jeune s'excuse presque aussi maladroitement qu'il tient son plateau, le nouvel entrant sourit paisiblement pour signifier qu'il n'y a pas lieu de s'offusquer. Il aurait pu le lui dire à haute voix, mais il n'a pas envie de hausser le ton pour surplomber le vacarme général. Au lieu de ça, il administre une petite tape amicale à hauteur d'épaule au serveur et reprend son chemin qui le mène au bar. Toujours en avançant, il dévisage les clients des tables disposées de part et d'autre de la travée centrale. Peut-être en quête d'un visage familier. Son regard s'arrête notamment sur deux jeunes couples occupés à boire des cocktails, quelque part sur sa droite, une bande de jeunes buveurs de bières bruyants un peu plus loin sur sa gauche, et pour finir, sur une jolie brune aux jambes interminables dans leur jupe noire, seule. Ils échangent un bref regard qui lui tire un soupir nostalgique de l'époque où il aurait pu aller draguer ce genre de femmes sans que la sienne l'attende à leur domicile. Les temps changent, pour tout le monde, il ne le regrette pas vraiment. Et puis, finalement, il arrive au bar, qui occupe toute la largeur de la pièce et dont chaque tabouret est déjà pris, à l'exception d'un, qu'a simplement investi un blazer aux tons bleu nuit. Il reconnait la veste, et l'homme auquel elle appartient, qui déguste le fond d'une mousse silencieusement, sans se préoccuper de ce qui se passe autour de lui. On a l'impression qu'il ne goûte pas à l'atmosphère festive autant qu'il le devrait, ou peut-être cet air détaché qu'il arbore est-il trompeur.


Tu es en avance, Rik, fait l'homme au manteau.
Ou alors, t'es en retard, Jägger, lui répond l'homme au blazer en se retournant à peine. Il libère cependant le siège voisin pour que l'autre puisse s'installer.
Tu as déjà commandé la suivante ?
Je t'attendais.
Deux pintes, dans ce cas, fait le nouveau venu à l'adresse du barman, avant d'ajouter quand celui-ci s'éloigne un peu : Tiens, le barman a changé.
Ah oui ?
Oui, avant, c'était le grand molosse avec sa barbe de bûcheron. Tu te souviens pas ?
Hm. Possible, si. Maintenant que tu le dis.

Les deux pintes apparaissent comme par magie juste devant eux. La belle liqueur dorée tangue délicatement dans le verre, l'auréole de mousse danse, flirte avec le rebord sans jamais basculer. Ce n'est peut-être pas le barman habituel qui les a servies, mais c'est néanmoins beau, et il réclame 6,60. Rik tend sept.

Tenez. Gardez la monnaie.
T'es sûr ? J'allais régler.
He bah tu règleras la suivante. Santé.
Euh... ok, santé.

Ils trinquent. Tirent une large gorgée chacun par respect pour la commande, le breuvage et le camarade en face de soi. Puis une deuxième plus petite simplement pour se désaltérer. Après quoi la conversation s'installe peu à peu. Jägger parle pour deux, la plupart du temps. Il dispense les anecdotes sur sa journée, ce qu'il a entendu récemment, ce qu'il compte faire dans les prochains jours après son prochain boulot. Rik lui, se contente de hocher la tête, et de plonger régulièrement dans le houblon. Il ne parle pas beaucoup de lui, mais semble cependant s'intéresser à ce que lui raconte son interlocuteur. Il demande parfois des détails, des explications quand le propos devient confus. Et puis, il en vient lui aussi à lorgner sur la belle brune qu'avait repérée Jägger un peu plus tôt lorsque celle-ci s'installe provisoirement juste à côté d'eux pour demander un martini. Son regard s'allume, un fin sourire malicieux se dessine, il suit d'un œil intéressé la belle plante qui va se rasseoir. Jägger demande :

Pourquoi tu ne lui as pas offert un verre ? Moi, je peux pas, July me ferait ma fête si elle apprenait que je paye des coups aux jolies filles en soirée mais toi...
Ce verre, j'aime mieux le boire.
Hm, avec des principes pareils, tu risques pas d'en trouver une qui veuille rester avec toi, c'est sûr.
Et j'en suis très heureux. Jägger, mon ami, figure-toi que je suis sorti avec une femme, une fois. C'était une véritable perle rare en tout point. Elle ferait passer cette brune, là, pour de la camelote de bas étage, en comparaison. C'était une déesse, et elle me voulait, moi.
Sorti ? Comme dans, en couple ?
Oui, sorti comme en couple. C'est tout ce que tu as retenu de ce que je viens de te dire ?
Toi ? Casé ?
Oui, monsieur, pour la dernière fois, oui. Bref, tout ça pour dire qu'on est restés ensemble un an, cette divine créature et moi. Un an.
Ah. Et c'était comment ?
C'était long.

Et Rik boit. Trois gorgées d'un coup, pour signifier que cette discussion s'arrêtera là, même si la fin est un peu abrupte au goût de Jägger et des deux autres clients amusés à côté d'eux qui suivait l'échange. Il est possible que Rik ait parlé un peu fort. Une pinte entière de silence plus tard, il relance un peu la conversation d'un " Comment va ta femme ? " et puis, prend même des nouvelles des gosses de son collègue, et bien vite, on a fait le tour des banalités. Les deux hommes se renseignent sur l'heure. Vingt et une heures.

Smitty devrait pas déjà être là ?
Si. Depuis une bonne heure. Pas foutu d'être ponctuel celui-là. Bon, j'vais m'en griller une et prendre le frais. On étouffe ici.
Je prends la prochaine tournée.

Rik se lève. Il traverse la pièce toujours en pleine effervescence et jette à la dérobée un œil à la table de la brune incendiaire. Elle n'est plus là. Il ne peut s'empêcher de noter qu'elle n'a pas fini son martini. Tant pis. Un haussement d'épaules enterre la petite déception, car c'en est une malgré tout. Mais ce sentiment s'évanouit bien vite, quand, à peine sorti, une voix chaude lui demande :

Vous auriez du feu ?
J'ai du feu.

C'est elle. Regard de braises et gestes langoureux. Association gagnante. Elle lui désigne sa cigarette, Rik se rapproche et craque une allumette qui sert à donner vie aux deux cônes de tabac. Proximité électrique. Tension muette. Il devrait peut-être lui payer un verre, tout bien réfléchi. Non. Il va lui payer un verre. Mais d'abord, profiter du charme d'un premier contact, et de la puissance décuplée des sensations qui rend tout plus délectable.

Vous voulez aller ailleurs ?

Hin. Elle ne perd pas de temps, celle-là. C'est p'tetre ça qu'on appelle une mangeuse d'hommes. C'est trop beau pour être vrai. Mais aussi surprenant cela puisse paraitre, il serait extrêmement malpoli de décliner pareille invitation. Sacré Jägger, il va vraiment finir par regretter de s'être marié un jour quand il lui racontera celle-là. Rik va pour répondre. Entrouvre déjà la bouche quand un homme, dans le mètre soixante-cinq, crâne rasé, passe devant lui, brise l'enchantement autour de cette scène envoûtante. Il le connait. C'est Smitty. Leur intermédiaire. Celui qui va leur fournir le nom de la prochaine cible. Pourquoi ne l'a t-il pas salué ? Étrange. Il fronce les sourcils, la divine créature à côté de lui le remarque.

Quelque chose ne va pas ?
Donne-moi juste le temps de récupérer ma veste, tu veux, ma belle.

Il finit sa roulée en quelques bouffées rapides; et s'engouffre à l'intérieur du caftard. Quelque chose ne va pas. Au bar, il ne retrouve pas Jägger. Son manteau n'est plus là. Il n'aperçoit Smitty nulle part non plus. Soit. Rik enfile son blazer; autant repartir avec la créature idéale qui l'attend là-dehors, le reste peut attendre. Il siphonne d'une traite le fond de sa pinte et dit au revoir au barman, qui lui rappelle de ne pas oublier son enveloppe.

Mon enveloppe ?

Rik se retourne. Posé sur le tabouret, là où se trouvait Jägger un peu plus tôt, l'enveloppe.

[...]

Jägger remonte depuis les toilettes, au sous-sol, vers le rez-de-chaussée. Il rejoint Rik, qu'il retrouve assis à sa place et lui dit quelque chose qu'il n'entend pas avec la musique qui a encore monté d'un ton. Rik répète :

Elle est encore là. T'étais où, toi ?
Parti pisser. Qui est encore là ?
La brune, tu te souviens ? Elle m'attend. Tu t'en vas ?
Mais va la rejoindre alors ! ... Pourquoi tu me demandes ça ?
Parce que tu as remis ton manteau.
Oh... Oui. Mal de crâne. Je vais retrouver July, ça fait un moment qu'on a pas passé un peu de temps ensemble, elle et moi. Et puis, si tu as un rencard pour la soirée, tu m'en voudras pas trop.
Non, non. Je te raccompagne.
T'es sûr ? C'est pas vraiment la peine.
Mais si, faut veiller sur les amis.
Très bien, alors, on y v...
Oublie pas ton enveloppe.

Silence lourd. L'orage et l'angoisse se bousculent dans cet échange de regards muets. Jägger lève les yeux vers Rik. Rik toise Jägger. Entre les deux, posée sur le comptoir, l'enveloppe. Elle est ouverte. Les deux hommes connaissent son contenu. Le bout du canon d'un pistolet dépasse du blazer de Rik. Il pointe vers son collègue qui cherche ses mots.

Écoute, j'allais pas le faire... j'en savais rien.
Pose ton arme au sol, Jäg', et fais la glisser jusqu'à moi. Très doucement. July m'en voudrait s'il devait t'arriver malheur.
Voilà, voilà ! Reste calme, je vais rien faire, je t'assure. Seigneur Dieu, Rik...

Jägger obéit. Il fait mine de refaire ses lacets, son colt va délicatement se coucher à terre. Autour des deux hommes, la fête bat son plein. Personne ne soupçonne le drame qui est en train de se dérouler juste à côté d'eux. Personne, et certainement pas le garçon de salle maladroit qui cette fois-ci, vient bousculer Rik dans le dos. Un doigt crispé appuie sur la gâchette par réflexe. Une détonation claque. Le coup de feu part, suivi d'un silence apeuré déchiré par un cri de douleur. Jägger a une main en sang, il y a des bouts de doigts éparpillés sur le plancher. Déjà, des hurlements s'élèvent et la fourmilière s'agite de soubresauts désordonnés. Jägger tente tant bien que mal de récupérer les morceaux de lui qui jonchent le sol pour les enrober dans un mouchoir qu'il range au fond d'une poche. Rik essaye de s'excuser, mais la zizanie les éloigne l'un de l'autre et couvre ses paroles. Les deux hommes se perdent de vue.

La foule enlève un Rik encore choqué par l'incident, qui épouse le courant pour s'abriter et gagner au plus vite la sortie. Il croit apercevoir à un moment la charmante créature qui lui faisait du rentre-dedans juste avant.  Elle tient... c'est une arme qu'elle a en main, pointée vers le ciel. Est-ce vraiment elle ? Difficile à croire. Et pourtant, c'est elle. Il aurait dû s'en douter. Comment a-t'il pu ne pas s'en rendre compte plus tôt ? Il s'est magnifiquement fait rouler. Une nouvelle détonation claque, non loin de lui. Une nouvelle vague de cris s'élève, les gens se baissent un bref instant. La seconde d'après, une troisième balle siffle. Rik plonge sur le côté pour esquiver, vient s'écraser sur un pauvre gars blotti contre un mur. Pas de doute, elle le visait. Et c'est passé tout près. Il réplique d'une salve désordonnée qui ne touche personne mais force son agresseuse à se mettre à couvert. Quand elle se redresse, il est trop tard. Sa cible a disparu dans la nuit.


[...]

Moshi-moshi ?
July ? C'est moi Jägger.
Ah, mon chéri, je t'ai préparé le diner, tu n'auras qu'à le faire réchauffer quand tu...
Je ne rentrerai pas pour dîner, July. Je dois régler quelque chose avant.
Oh... ? Mais j'avais fait des...
Rendors-toi, je t'aime. Clock.
Moshi-moshi ? Moshi-moooshi ?

[...]

Un peu plus tard, le fugitif a repris son souffle; et une partie de ses esprits. Le gaillard a de la ressource, il songe déjà au meilleur plan de fuite à adopter. Ses agresseurs ont loupé leur coup et laissé filer leur meilleure occasion de l'envoyer six pieds sous terre. Désormais, il sait qu'il est chassé. Mais ce qu'il ne sait pas revanche, c'est pourquoi, ni par qui. Il a causé du tort à beaucoup de gens peu fréquentables tout au long de sa vie, mais cet ennemi-là n'a rien en commun avec tous ceux qu'il a affrontés jusqu'ici. Mais comment pourrait-il le savoir ?

Cours, Rik, cours. Ton heure viendra.