Hors de moi.
Ça fait un moment que ça se succède. Les missions, les permissions ajournées, les formations en mer à être cloitrée dans des dortoirs de bord qui puent la fatigue et la crasse alcoolique à peine dissimulée. J'suis passée du côté des petits chefs prometteurs, y'a plus de pitié. Plus de condescendance, ou alors, une condescendance qui se donne les moyens d'être à la hauteur de sa cruauté.
J'suis débordée, plus le temps pour rien. La tête vide de pensées, pleine d'obligations ; toute à mon personnage à peu près social et carrément militaire, vidée de mon intériorité. J'ai l'impression de laisser des bouts dans l'air marin tellement que je manque de temps pour me recueillir, me retrouver, faire le bilan, voir où j'en suis. D'un côté, ça me fait des vacances ; d'un autre, j'en souffre salement, j'ai comme une gêne permanente ; comme une écharde plantée dans un endroit inatteignable qui s'infecterait doucement, et que je pourrais que m'imaginer du coin de l'esprit.
Et on accoste. Nouveau lieu d'affectation. J'prends mon bagage sur une épaule, et je marche à la file. Casquette enfoncée, uniforme brossé, bottes lustrées. Invisible parmi les hommes de rangs.
J'remarque notre nouveau supérieur en même temps que les autres. Un type d'un certain âge, visage sec et morne au milieu des clichés administratifs, sitôt rencontré, sitôt oublié. Un vecteur d'ordres et de directives, sans profondeur, sans intérêt, sans personnalité qui dépasse son grade et sa mission.
Que je croyais. Que j'avais raison. Tristement raison.
Je me suis mise au garde-à-vous, j'ai fait les exercices basiques et la parade ; j'ai démonté mon arme et je l'ai remontée en quelques secondes pour prouver que j'étais capable de faire la guerre. J'ai repris mon sac ; et on m'a logé chez des gens qu'avaient pas l'air de sympathisants avec trois camarades. De ceux que j'avais jamais pu encadrer. Mais ça, c'est sans compter le cadre qui englobe ceux qui lui résistent, qui pousse au sourire complaisant là où il n'y a que la haine et le coup de poing rageur.
-Nous ne vous cachons pas que nous n'apprécions pas votre présence. Si vous êtes des hommes de bien sous vos uniformes, vous aurez la décence d'être discrets.
Ils tirent la gueule. J'approuve du regard, l'esprit ailleurs. Je pose mon bagage et je sors pour la soupe. On impose clairement notre présence, y'a une tension terrible dans l'air ; comme si les gens nous entouraient en serrant les poings, alors que c'est clairement pas le cas. Chacun reste chez soi. Les chargés de corvée font chauffer la marmite, et dedans, la potée standard du marine en mission. Du lard, des patates, du choux. Ça pourrait être bon, mais ça l'est pas. Pas assez cuit, tout est fait pour aller vite. Une nourriture lourde qu'on digère mal, mais c'est pas moi qui vais m'en plaindre ; j'ai à bouffer. Ça suffit.
Dans une ambiance froide de fin de voyage, je garde le silence. Comme tout le monde. La moitié connait personne, l'autre est trop sur le coup de l'accueil reçu. J'en vois qui doutent, qui se demandent pourquoi on est allé squatter les vies des habitants d'un bled aussi peinard. Qui se disent que la marine, c'était peut-être pas le meilleur plan de carrière possible pour faire dans l'humanitaire. Bande de cons, ça vous apprendra à être idéalistes. On est là pour obéir à des ordres en parfaits aveugles, tant que ça dépasse pas la morale la plus élémentaire ; mais on en est pas là. On est juste chez des gens qui nous aiment pas. Pas de quoi caner.
Une cuillère retombe bruyamment contre une gamelle, une fois, deux fois. Plusieurs fois. Le supérieur se lève, nous aussi.
C'est l'heure des instructions.
Ça fait un moment que ça se succède. Les missions, les permissions ajournées, les formations en mer à être cloitrée dans des dortoirs de bord qui puent la fatigue et la crasse alcoolique à peine dissimulée. J'suis passée du côté des petits chefs prometteurs, y'a plus de pitié. Plus de condescendance, ou alors, une condescendance qui se donne les moyens d'être à la hauteur de sa cruauté.
J'suis débordée, plus le temps pour rien. La tête vide de pensées, pleine d'obligations ; toute à mon personnage à peu près social et carrément militaire, vidée de mon intériorité. J'ai l'impression de laisser des bouts dans l'air marin tellement que je manque de temps pour me recueillir, me retrouver, faire le bilan, voir où j'en suis. D'un côté, ça me fait des vacances ; d'un autre, j'en souffre salement, j'ai comme une gêne permanente ; comme une écharde plantée dans un endroit inatteignable qui s'infecterait doucement, et que je pourrais que m'imaginer du coin de l'esprit.
Et on accoste. Nouveau lieu d'affectation. J'prends mon bagage sur une épaule, et je marche à la file. Casquette enfoncée, uniforme brossé, bottes lustrées. Invisible parmi les hommes de rangs.
J'remarque notre nouveau supérieur en même temps que les autres. Un type d'un certain âge, visage sec et morne au milieu des clichés administratifs, sitôt rencontré, sitôt oublié. Un vecteur d'ordres et de directives, sans profondeur, sans intérêt, sans personnalité qui dépasse son grade et sa mission.
Que je croyais. Que j'avais raison. Tristement raison.
Je me suis mise au garde-à-vous, j'ai fait les exercices basiques et la parade ; j'ai démonté mon arme et je l'ai remontée en quelques secondes pour prouver que j'étais capable de faire la guerre. J'ai repris mon sac ; et on m'a logé chez des gens qu'avaient pas l'air de sympathisants avec trois camarades. De ceux que j'avais jamais pu encadrer. Mais ça, c'est sans compter le cadre qui englobe ceux qui lui résistent, qui pousse au sourire complaisant là où il n'y a que la haine et le coup de poing rageur.
-Nous ne vous cachons pas que nous n'apprécions pas votre présence. Si vous êtes des hommes de bien sous vos uniformes, vous aurez la décence d'être discrets.
Ils tirent la gueule. J'approuve du regard, l'esprit ailleurs. Je pose mon bagage et je sors pour la soupe. On impose clairement notre présence, y'a une tension terrible dans l'air ; comme si les gens nous entouraient en serrant les poings, alors que c'est clairement pas le cas. Chacun reste chez soi. Les chargés de corvée font chauffer la marmite, et dedans, la potée standard du marine en mission. Du lard, des patates, du choux. Ça pourrait être bon, mais ça l'est pas. Pas assez cuit, tout est fait pour aller vite. Une nourriture lourde qu'on digère mal, mais c'est pas moi qui vais m'en plaindre ; j'ai à bouffer. Ça suffit.
Dans une ambiance froide de fin de voyage, je garde le silence. Comme tout le monde. La moitié connait personne, l'autre est trop sur le coup de l'accueil reçu. J'en vois qui doutent, qui se demandent pourquoi on est allé squatter les vies des habitants d'un bled aussi peinard. Qui se disent que la marine, c'était peut-être pas le meilleur plan de carrière possible pour faire dans l'humanitaire. Bande de cons, ça vous apprendra à être idéalistes. On est là pour obéir à des ordres en parfaits aveugles, tant que ça dépasse pas la morale la plus élémentaire ; mais on en est pas là. On est juste chez des gens qui nous aiment pas. Pas de quoi caner.
Une cuillère retombe bruyamment contre une gamelle, une fois, deux fois. Plusieurs fois. Le supérieur se lève, nous aussi.
C'est l'heure des instructions.