L'été pluvieux d'East Blue a quelque chose de grisant. Cette phase où la vie tourne au ralenti, pendant une dizaine, une vingtaine de jours voire plus parfois. On aime se laisser bercer par un rythme moelleux sous l'intempérie, anesthésié par le bien-être qui se dégage de ce climat à part. On ne voit pas le soleil, pourtant on le sait là, quelque part non loin de nous, à contempler bienveillant les petites fourmis que nous sommes et leur quotidien revenu au strict essentiel. On mange, on dort, on aime. On discute la nuit pendant des heures devant une bouteille, on se lève aux aurores pour aller pêcher sur une barque muette au milieu des flots assoupis, et on fait la sieste pendant la journée. L'atmosphère lourde reste sensuelle, elle parle aux corps et aux âmes. La pluie peut tomber sans discontinuer pendant des semaines sans que son charme n'en soit altéré d'une timide ride. Elle cadence la vie, oriente l'environnement entier vers quelque chose de plus mélodieux et délicat. Le parfum des arbres, de l'herbe mouillée, les perles d'eau qui s'écrasent depuis le feuillage sur les chemins de pierre dans leur symphonie. Et le contact de ces gouttes, chaudes, contre la peau moite. Elles se mêlent à notre transpiration, elle viennent coller notre chemise à notre corps et faire ployer nos cheveux sous leur poids, mais elles demeurent aimantes, réconfortantes. Aussi ne voit-on personne se hâter dans les rues; nul pas pressé, ni tête couverte. Les habitants savent les bienfaits de cette saison qui peut à sa guise vous faire miroiter un astre flambant dans l'azur immaculé ou un ciel chargé de nuages noirs qui ne laissent filtrer aucune luminosité. Et cette année, ce sera de la pluie.
Il doit être seize heures. L'humidité parfume tout, les bananeraies se drapent des fragrances du paradis et la terre mouillée qui se retourne sous chaque pas nous laisse admirer l'empreinte figée de notre passage derrière nous. Ce petit sillon labouré par mes godillots, c'est moi. Ce n'est pas grand chose, mais c'est moi. Déjà, les gouttelettes viennent remplir la trace. Petit spectacle sans prétention dont je suis friand. Je m'accroupis et observe patiemment le processus de noyade. Bientôt, il ne reste plus qu'une forme malpropre, dont les fondations fragiles s'effondrent et toute l'eau emmagasinée par ce mini-barrage se déverse sur les côtés. Chouette image. C'est un peu la vie en miniature. Quelque chose de grand et puissant laissera toujours une marque de son passage. Mais au final, peu importe la force ou le pouvoir de celui qui a découpé les flots ou l'horizon, rien de ce qui s'érige ne peut rester indéfiniment sans être bousculé ou renversé; la nature se chargera toujours de te le rappeler. C'est pour ça que tu dois toujours te remettre en question. Pour consolider tes certitudes, cultiver tes acquis et découvrir de nouvelles terres cultivables dans ton esprit.
Je me relève. J'ai envie d'une cigarette. Je remonte les rues faites de bicoques toutes identiques et me trouve un petit coin au sec, sous un store d'extérieur qui protège la terrasse d'un petit café déserté de ses clients à pareille heure. Oui, les gens se reposent, pour le moment. Il n'y a là que quelques anciens qui tapent les cartes dans un coin en souriant paisiblement, et un loubard débraillé aux cheveux blonds en pétard dans un autre. Ses doigts maltraitent les cordes d'une guitare qui renvoie des cris de bête blessée à l'averse compatissante. À moins que ce ne soit la complainte d'une âme à la dérive ? En tout cas, ça m'intrigue. Parce que le bonhomme n'a pas l'air contrarié de sa propre musique atrabilaire. Ses codes de musique serait à ce point différent des miens qu'il aimerait la mélodie corrosive qu'il tisse ? D'ailleurs, moi-même, derrière le côté dérangeant de voir mes propres notions musicales bafouées, je crois que j'aime presque ce petit goût d'accord inconnu qui n'a pas son pareil. Agresse t-il volontairement son propre instrument pour lui faire expier des maux dont il ne peut être tenu responsable ? Difficile à déterminer d'un simple regard. Une chose de sûre, on en apprend généralement beaucoup de quelqu'un en écoutant ce qu'il joue; et ces airs heurtés, ces partitions brusques à la cadence irrégulière, ce sont celles d'une âme en conflit. Ou tourmentée.
Et ça, ça incite à être curieux. Souvent, les gens sont curieux des mauvaises choses. C'est ce qui rend ce trait de caractère moins agréable chez autrui. Est-ce que t'aimes bien machin ? Est-ce que t'as entendu ce qu'a fait machine ? Toutes ces bêtises simplettes sans valeur. Alors que, une curiosité bien placée, elle, te guidera bien plus loin que tu ne l'aurais soupçonné en premier lieu. Elle t'offrira de grandir si tu sais l'écouter et acceptes de la laisser te guider vers les monts inconnus. Or, là, en une si exquise journée de douce pluie estivale qui diffuse la plus souple et délectable des paresses, voilà un noyau chargé de remous, à contre-courant. Ça, ça mérite de s'y intéresser de plus près.
J'finis de rouler ma clope, l'allume, aspire quelques bouffées que je déguste peinard en perdant mon regard dans le gris du ciel, et j'me retourne vers l'homme à la guitare concentré sur ses accords râpeux derrière ses sourcils froncés. Une scène où fusionne dimension dramatique et bucolique. Un artiste seul qui laisse s'évader sa vision de la musique dans la pluie.
J'ai un harmonica dans ma poche. Je le sors. Et je le montre au gaillard ébouriffé.
J'vous accompagne.
C'est pas tout à fait une question. Mais il dira non si ça l'emmerde. J'tire une derière taffe, jette la roulée au loin et souffle un accord ou deux pour chercher à rattraper l'autre qui est loin, très loin d'ici avec sa gratte et sa gueule barrée.
Il doit être seize heures. L'humidité parfume tout, les bananeraies se drapent des fragrances du paradis et la terre mouillée qui se retourne sous chaque pas nous laisse admirer l'empreinte figée de notre passage derrière nous. Ce petit sillon labouré par mes godillots, c'est moi. Ce n'est pas grand chose, mais c'est moi. Déjà, les gouttelettes viennent remplir la trace. Petit spectacle sans prétention dont je suis friand. Je m'accroupis et observe patiemment le processus de noyade. Bientôt, il ne reste plus qu'une forme malpropre, dont les fondations fragiles s'effondrent et toute l'eau emmagasinée par ce mini-barrage se déverse sur les côtés. Chouette image. C'est un peu la vie en miniature. Quelque chose de grand et puissant laissera toujours une marque de son passage. Mais au final, peu importe la force ou le pouvoir de celui qui a découpé les flots ou l'horizon, rien de ce qui s'érige ne peut rester indéfiniment sans être bousculé ou renversé; la nature se chargera toujours de te le rappeler. C'est pour ça que tu dois toujours te remettre en question. Pour consolider tes certitudes, cultiver tes acquis et découvrir de nouvelles terres cultivables dans ton esprit.
Je me relève. J'ai envie d'une cigarette. Je remonte les rues faites de bicoques toutes identiques et me trouve un petit coin au sec, sous un store d'extérieur qui protège la terrasse d'un petit café déserté de ses clients à pareille heure. Oui, les gens se reposent, pour le moment. Il n'y a là que quelques anciens qui tapent les cartes dans un coin en souriant paisiblement, et un loubard débraillé aux cheveux blonds en pétard dans un autre. Ses doigts maltraitent les cordes d'une guitare qui renvoie des cris de bête blessée à l'averse compatissante. À moins que ce ne soit la complainte d'une âme à la dérive ? En tout cas, ça m'intrigue. Parce que le bonhomme n'a pas l'air contrarié de sa propre musique atrabilaire. Ses codes de musique serait à ce point différent des miens qu'il aimerait la mélodie corrosive qu'il tisse ? D'ailleurs, moi-même, derrière le côté dérangeant de voir mes propres notions musicales bafouées, je crois que j'aime presque ce petit goût d'accord inconnu qui n'a pas son pareil. Agresse t-il volontairement son propre instrument pour lui faire expier des maux dont il ne peut être tenu responsable ? Difficile à déterminer d'un simple regard. Une chose de sûre, on en apprend généralement beaucoup de quelqu'un en écoutant ce qu'il joue; et ces airs heurtés, ces partitions brusques à la cadence irrégulière, ce sont celles d'une âme en conflit. Ou tourmentée.
Et ça, ça incite à être curieux. Souvent, les gens sont curieux des mauvaises choses. C'est ce qui rend ce trait de caractère moins agréable chez autrui. Est-ce que t'aimes bien machin ? Est-ce que t'as entendu ce qu'a fait machine ? Toutes ces bêtises simplettes sans valeur. Alors que, une curiosité bien placée, elle, te guidera bien plus loin que tu ne l'aurais soupçonné en premier lieu. Elle t'offrira de grandir si tu sais l'écouter et acceptes de la laisser te guider vers les monts inconnus. Or, là, en une si exquise journée de douce pluie estivale qui diffuse la plus souple et délectable des paresses, voilà un noyau chargé de remous, à contre-courant. Ça, ça mérite de s'y intéresser de plus près.
J'finis de rouler ma clope, l'allume, aspire quelques bouffées que je déguste peinard en perdant mon regard dans le gris du ciel, et j'me retourne vers l'homme à la guitare concentré sur ses accords râpeux derrière ses sourcils froncés. Une scène où fusionne dimension dramatique et bucolique. Un artiste seul qui laisse s'évader sa vision de la musique dans la pluie.
J'ai un harmonica dans ma poche. Je le sors. Et je le montre au gaillard ébouriffé.
J'vous accompagne.
C'est pas tout à fait une question. Mais il dira non si ça l'emmerde. J'tire une derière taffe, jette la roulée au loin et souffle un accord ou deux pour chercher à rattraper l'autre qui est loin, très loin d'ici avec sa gratte et sa gueule barrée.
Dernière édition par Eustache Ier le Ven 3 Oct 2014 - 18:28, édité 2 fois