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Comme deux poissons dans l'eau

En rang, deux par deux !

Les copains sont pas vraiment des copains, ils le disent quand Tark est dans les parages pour pas qu'il fasse la mauvaise tête, mais quand il est malade, Tark, ils s'éloignent tous de moi. Je sais pas s'ils m'évitent. Et pourquoi ils feraient ça. J'y pense beaucoup. Je leur parais peut-être bizarre parce que j'ai des bonnes notes et je crie pas pendant la classe. Je leur parais peut-être "chiant", comme ils disent dans les BD de grands, parce que les blagues sur les mères me vexent facilement. Je leur fais peut-être peur car j'ai de sacrées dents, assez mal brossées, et que les requins ont jamais les beaux rôles dans les histoires. Ou alors ils sont jaloux de mes parents, très riches. Très importants. Pas très gentils ni très aimants, pourtant. Mais je les aime quand même.

En rang, je suis toujours tout seul. Ça me rend pas triste, j'ai l'habitude. Je me plains pas, ça serait leur donner raison. Ignorer les envieux, snober les sots, ça s'appelle la force.

Ça avance en chahutant, j'essaye de plus rien écouter d'autre que les bruits de la rue qui me donnent hâte de ressortir. T'as de la chance Tark. C'est cool la grippe. J'en voudrais aussi, j'espère que tu m'en garderas. Le ciel est tout bleu, mais je sais que ça reste qu'une bulle. Comme un grand aquarium. Moi, quand j'aurai grandi, j'voudrai monter à la surface et devenir le héros de ma propre aventure. Faire des trucs de héros et casser des méchants sous un VRAI ciel bleu, trop grand pour qu'on en distingue les bords.

... Kamina Craig !
Présent !
Encore en dernier ?
Oui.

La maîtresse qui penche la tête pour me voir. Elle est plutôt vieille. Pencher la tête autant tout les jours ça pourrait être dangereux, à son âge. Lui abîmer la gorge ou quelque chose du genre. Mais comme elle est une poulpe, elle s'en fiche. Elle peut même faire des noeuds avec son cou élastique ! Je l'ai vu faire à la récré devant les 4èmes années avant-hier. Je préférerais savoir faire ça plutôt qu'avoir des grands rasoirs effrayants plantés à l'envers partout dans la bouche. Qui me font peur à moi-même en plus. Si je me mordais la langue, je saignerais sûrement beaucoup...

Elle est gentille, madame Home. Elle bavarde avec la maîtresse des 5èmes années. Sûrement à cause des "restrictions budgétaires". Et que le directeur est un incompétent et un pourri, aussi. S'ils ont besoin d'argent, ils pourraient demander à Papa. On en a trop de toute façon.

Les 5èmes années, les plus vieux, s'attardent à côté de nous. Bizarre. J'ose pas les parcourir des yeux de peur de trébucher sur un costaud qui voudrait me faire la peau. Plus on est grand, plus on est susceptible. Frangin me le répète tout le temps : là-haut à la surface, on tue pour un regard. Alors laisse pas traîner tes jolies pupilles n'importe où, qu'il continue après, parce qu'on pourrait te les voler. Ses mots sont comme des images, au Frangin, ça m'embrouille souvent. Est-ce que je devrais le prendre au pied de la lettre ? C'est souvent qu'on croise des voleurs d'yeux ?

Oh. Ah. Non ! J'ai attiré son attention, je crois. Un piranha carré, qui me domine d'une tête, dans le rang des cinquièmes. Je détourne le museau comme je peux mais les gouttes de sueurs font déjà la course sur mes tempes. Pourvu que ça provoque rien. Pourvu que. Tout seul, je dois me faire discret. C'est ma règle numéro un. Parce que Tark il est un rempart, et moi une maison de paille. Si je rentre dans des tempêtes je me fais balayer.

Il me regarde plus ? Je sais pas. Tout rigide mais un peu tremblant, j'ai mes deux pattes qui s'enracinent dans le sol et je mets du temps à les décoller quand l'appel est terminé et que le rang avance.

Très bien. On avance ! On accueille les grands en classe, aujourd'hui, les enfants.

Oh. Ils vont nous parler de ce qu'ils font de compliqué et nous aider dans nos devoirs. Ou du sport en équipe où ils sont toujours plus forts que nous. La plupart ont trois ans d'plus que nous, et en trois ans quand on est enfant on grandit beaucoup, alors ils nous prennent de haut. Et quand j'étale ma science pour leur fermer le clapet, ils se moquent et trouvent un autre moyen de me faire honte.

On avance, comme l'a demandé madame Home. Et devant la porte, chacun de nous reçoit un grand pour l'accompagner. A moins que ça soit le grand qui reçoive le petit...
Je me cache derrière la foule et j'espère qu'ils vont m'oublier.
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- En rang, deux par deux !

J’entends les ordres de madame Home d’une oreille, de l’autre, j’écoute les conneries racontées par mes camarades de classes. Certains s’amusent à discréditer le rang des deuxième années tandis que d’autres se fendent la poire à se moquer de la professeur-poulpe. Genre « regardez les mecs, elle a le cou tout aussi tordu que son esprit. » ou bien « guettez le petit du premier rang, j’lui écraserai bien ses loupes sur ses yeux pour qu’il n’ai plus besoin d’en porter. » C’est vrai que l’administration n’a pas choisit la meilleure des classes pour parrainer ces petits gars.

‘Faut dire que je n’suis pas au plus haut de ma forme non plus, le petit déjeuner n’est pas passé ce matin. J’crois que j’dois avoir un doigt ou deux coincés dans l’estomac, mal de chien. C’est à cause de ça que j’esquisse des sourires crispés à chaque vanne de mes congénères. Ouais, surtout quand Grelen fait le clown. Une étoile de mer qui s’amuse à faire quelques roues dans les rangs pour défier l’autorité de madame Work, notre institutrice. Même si ça m’embête un peu de perdre mon temps dans cette foutue école, j’pense que je n’aurai pas d’autres choix que de rester aujourd'hui. Ça promet un bon nombre de fou rire, surtout avec les spécimens qui composent notre classe.

- Kamina Craig !
- …
- Encore en… ?
- …

J’ai bien entendu « Kamina » ou c’est mes oreilles qui débloquent légèrement ? N’me dis pas qu’le petit frère de Tark est dans cette classe. Je n’suis pas du genre à me soucier des noms, mais celui là ne peut que rester dans un coin de ma tête. J’la connais cette canaille, un requin bien débrouillard qui m’aide à voler des sardines. Nourriture comme marchands. Mis à part ça, j’le connais pas plus que ça. Disons que par les temps qui courent et mon détachement familial, j’m’occupe plus de me nourrir que de nouer des liens. Même si à vrai dire, je manque cruellement de réel ami.

Ouais, parce que j’ai beau rigoler avec Jarop le poisson-lune, ça n’ira jamais plus loin. Ce n’est pas facile de grandir avec une image collée à la peau, l’genre d’image qui laisse des séquelles dans le relationnel. J’vivrai jamais mon enfance, ni mon adolescence. Quand certains pensent à lire des BD, moi j’m’occupe à m’battre contre le regard des autres poissons. C’est vrai quoi, la seule fois où j’ai fais les courses pour papa, le vigile m’a fouillé pour voir si je n’avais pas dérobé quelque chose. Alors à quoi bon, autant se mettre à voler.

Une tape sur mon épaule réveille mon esprit, Mole me lance un magnifique sourire. Mole c’est le genre de sirène prisée par tout les gars du quartier, cette chance. Elle me prend pour le dur à cuir de la classe, l’genre de bonhomme à qui il ne faut pas venir chercher d’ennuis. Qui a dit que les badboys attiraient les gentilles filles que je l’embrasse de toute ma dentition. J’observe subitement le rang des deuxièmes années, parfaitement imbriqué. Ça me rappelle l’époque où je faisais pareil, maintenant je suis adossé au mur du couloir tel un partisan du « je-m’en-foutisme ».

J’croise le regard d’un jeune requin, en bout de file. Il défile rapidement son regard, comme d’habitude. Le dernier de la queue, j’connais. C’est le style de rebut que je suis, en quelques sortes. Ça doit être le grand caïd de la classe qui se retrouve seul. Pas le frère de Tark non, il me l’a décrit comme « Craintif » lors d’une escapade en pleine nuit.

- Très bien. On avance ! On accueille les grands en classes, aujourd’hui, les enfants.

Bwarf. On va devoir leur parler de nos exercices presque impossibles à résoudre et les aider dans leurs devoirs. Ou peut-être du sport en équipe, où on est toujours plus fort que les petits. Un détail à ne pas oublier : la taille et la corpulence, surtout dans la courbe de croissance des hommes poissons. J’espère juste qu’il n’y en aura pas un pour se rebeller aux taquineries de mes camarades, sinon il finira accroché à un porte-manteau.

Tout le beau petit monde avance, chacun en charge d’un petit. J’avance assurément avant de me faire arrêter par madame Work.

- Danzel ! Wille est à l’hôpital ! Je t’ai déjà dis de ne pas mordre tes copains !
- Pardon madame, c’était plus fort que moi.
- Je ne veux rien entendre !

Et pendant ce temps, mon tour passe.

- Oui madame, excusez-moi.
- Rentre !
- Oui madame.

Je me retourne pour rejoindre à nouveau les rangs qui n’existent plus, il n’y a plus qu’un dernier petit, le requin du bout de file.

- Hop hop hop ! Vous deux, ensemble, rentrez.


Les deux institutrices se liguent contre nous, elles nous bousculent vers l’intérieur de la salle de classe. Par chance, je ne me coltine pas les quelques tentacules gluantes de madame Home mais la douceur des écailles de madame Work. Immobile juste après la porte, je jette un regard dans toute la pièce. Les tables du devant sont prises d’assaut par les plus studieux d’entre nous tandis que celles du fond servent de domicile aux cancres des cinquièmes années. Il reste une table, en bout de salle. Je pose un œil sur le requin, il ne dit pas un mot. J’ai vivement l’impression que deux univers se rencontrent et qu’un silence absorbe toutes nos paroles. Comme si au premier mot prononcé, un de nous deux finira par mourir d’une crise cardiaque. L’genre de gène que je déteste, qui fait que mon humeur se plombe encore plus.

- Viens, pe…


Un fou rire diabolique s’empare de Milk, une murène qui n’a aucune éducation et de son petit frère, tout autant dissipé qu’elle. J’me demande bien ce qu’il y a de drôle, surtout quand je suis visé par des éclats de rire. J’pose la paume de ma main dans l’dos du petit requin pour le pousser légèrement et l’inviter à rejoindre le fond de la classe. J’avance tout doucement en toisant du regard Milk qui me devra des comptes dans quelques instants, j’vais lui en toucher deux trois dents.

- J’vais te faire ravaler ton claque-merde.

Je n’m’occupe pas de mon binôme, non. J’ai pas l’temps pour ça actuellement, on ne salit pas la réputation d’un piranha et encore moins celle de ses crocs. L’effet agressif à l’air tout de même de marcher, la murène et son frère finissent en surgelés.

- Danzel ! Va t’asseoir au lieu d’embêter tes camarades !
- Oui madame.

J’reprends mon chemin tout en accompagnant l’requin à notre table, il devrait comprendre qu’il n’est pas avec n’importe qui. C’est plutôt classe de traumatiser des petits, j’avoue.
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Le froid a été jeté et j'suis plus tétanisé que durant une partie de poisson-chat glacé. Calé contre le radiateur rouillé, j'me comprime sur ma chaise, et claque des crocs pour essayer de couper la tête au trac. J'l'ai vu faire peur à la grande soeur de Choco, j'ai tout vu. Tout entendu, même le mot laid qu'Tark utilise pour désigner les bouches des hommes politiques. Ils tardent pas à reprendre des couleurs maintenant que le piranha est loin derrière eux et juste à côté de moi. Mais ils avaient la trouille, ça se voyait. Choco s'est p'tet fait dessus, mais je crois pas. Les fuites urinaires de la murène ça envahit vite toute la classe.

Mais il a failli se faire dessus. Moi, j'ai la vessie qui me pique.

Car il est assis juste à côté de moi. Très grand, pas commode, quand il m'a touché le dos j'ai eu l'impression qu'il pouvait m'en arracher l'aileron aussi facilement que je cueillais des algues phosphorescentes dans le parc l'été l'après-midi pour l'offrir à Mamamaman quand j'étais tout petit... Il me regarde et j'aimerais que Maman soit là. Elle prétend que j'ai moins besoin d'elle maintenant que j'ai grandi, c'est faux, archifaux. J'ai que Tark, qu'est génial, mais qui veut pas me faire de câlin. Ça serait chelou, qu'il me dit.

Tark l'empêcherait d'me fixer et de respirer bruyamment pendant ses soupirs. Il a une haleine de carnassier, de chacal rempli de bidoche. Et les mirettes perçantes, qui trouent ma carapace d'indifférence, et me font mal au coeur. Il rote et ça dégage des relents de sang, légèrement. J'sais faire ça aussi, renifler l'odeur du sang et trouver les coupables. Mais s'il préfère la viande froide ou chaude, aucune idée... S'il me mangeait là, personne m'entendrait crier, tout au fond d'la classe ?

Crispées comme des tenailles autour de mes cuisses, j'arrive pas à détacher mes palmes pour les descendre fouiller dans mon cartable. Mon vieux sac gris caché sous ma chaise, pour éviter d'exposer les dessins méchants que les gens font au feutre quand ils sont derrière moi. J'habite le premier rang. Ça me secoue vraiment d'être catapulté d'un seul coup sur le territoire des...

Eh Plank, t'as vu qui est derrière nous ?

J'ai le coeur qui bat fort et baisse les yeux en me mordillant les lèvres. J'peux pas faire comme si j'avais rien entendu. C'est trop dur, j'sais... pas me contrôler. Plank, c'est le grand requin blanc qui s'embrouille souvent avec Tark. Frangin est génial, mais la plupart de ses soucis ont tendance à déteindre sur moi... J'suis plus tranquille que lui. Moins foufou. Mais comme je suis son frère, on pense que je suis juste sa version miniature.

Ils ricanent, Plank, son grand dadais de pote qui sent l'alcool, et une petite de ma classe qui veut toujours faire comme si elle avait trois ans de plus que tout le monde, alors qu'elle est très bête, lâche et qu'elle a un nom de gâteau. Madeleine. En croisant le regard du piranha, ils se taisent tous.

C'est vrai qu'il fait peur, le piranha. Même aux plus turbulents. Ils murmurent en souriant, maintenant, sans oser revenir affronter les yeux du costaud. Et ils laissent tomber leur gêne quand la maîtresse passe leur donner du travail, qu'ils attaquent en le transformant en avions en papier...

Madame Home est surprise en m'apercevant. Elle me toise en haussant les sourcils. J'imagine qu'elle s'attendait pas à tomber sur moi au dernier rang...

Craig, Danzel, vous avez bien écoutés les consignes ?

La honte décompose mon visage. J'étais trop enfoncé dans mon malaise pour entendre ce que les maîtresses disaient, moi. Puis on entend rien au dernier rang, c'est pas ma faute ! Le chahut ça brouille tous les sons intéressants, et les cris des maîtresses percent les tympans... A partir d'un moment, j'abandonne...

Danzel -il s'appelle Danzel- hoche la tête pour dire non. Sans hésiter.

Je m'y attendais, avec ce désordre... Bon, ce sont des exercices de 3ème années. Tu devrais les trouver facile, Danzel. Et Craig, je crois que tu avais un peu d'avance ?
O-Oui.
C'est histoire de vous donner un aperçu de ce qui vous attend dans les classes supérieures. D'accord ?

Elle se retourne brusquement alors que Mina vient de laisser tomber sa règle en métal et que tous les grands commencent à lui hurler de faire moins de bruit. Me laissant seul, de nouveau, avec le gros aux longs crocs... Plus longs que les miens. Mes dents sont toutes cassantes, encore, piquantes mais cassantes. Des crocs de lait. Paraît qu'il faudrait que je les fasse pour les rigidifier, que je morde des choses dures. Mais j'aime pas la viande, encore moins les os. Ça me barbouille et ça me donne l'impression que les poissons que je dévore revivent dans l'eau de mon ventre et ça, ... ça m'effraye beaucoup.

J'ai un crayon. Je mire un instant le piranha, qui me retourne le regard. J'baisse les yeux et me plonge dans les maths. Et j'essaye de lever une politesse timide et stupide pour fragiliser la glace qui se tient entre nous...

Bon-bonjour Danz-Danz-zel.

J'ai l'air naze... Sauve moi, frangin...
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Les secondes passent, le brouhaha montre à nouveau son plein potentiel. D’ailleurs, le bout de bois qui me sert de chaise ne s’adapte pas à mon gabarit, la faute à l’austérité de l’école. Ça sert la ceinture de partout, à croire que les riches vont bientôt descendre chez les pauvres. Tant mieux, ils ne passeront pas par la case « entre-deux » au moins. La pendule au-dessus du tableau me fait de l’œil, les aiguilles n’arrêtent pas de m’envouter. Mais avec des années d’expérience, j’ai compris la technique. Plus ton regard se fige sur le mouvement circulaire, plus le temps ralentit. J’pose donc mon coude sur la table, la main retenant mon menton.

Beuarp.

Sans contrôle et sans gène, je relâche une remontée d’air sanglant. L’estomac se remercie tout seul, les parois intestinales se libèrent. L’mal de ventre s’envole pour laisser place à une parfaite digestion, la jovialité est à son comble. L’petit requin a sûrement du m’entendre, j’pose donc une pupille sur lui. C’est la première fois que j’fais quelque chose de discret comme ça, même avec des yeux qui fusillent n’importe quoi. J’le vois tout rigide, comme une baguette. J’l’imagine telle une allumette qui se brise facilement, mais qui s’enflamme rapidement. Mine de rien, j’me pose des questions quant à l’authenticité de sa réputation de canaille. J’me trompe peut-être, sûrement.

- Eh Plank, t’as vu qui est derrière nous ?

Plank, la poiscaille s’intitule Plank. C’est un vrai nom de merde, ouais. Le problème, c’est que je n’sais pas à qui il s’adresse, à mon camarade de deuxième année ou à moi. Ma pupille se rive donc sur la trinité en plein amusement, sans moi. Ça, ça n’me fait même pas glousser. Ce qui est réellement fendard en revanche, c’est le sourire gêné qu’ils esquissent au moment où ils s’aperçoivent que j’suis là, ici, à les guetter. Mes doigts claquent un à un sur la table avant de reprendre la boucle, la patience même. C’est là qu’ils se retournent comme des machines non huilées, ou accessoirement, des squelettes sans articulations.

C’est un bordel inimaginable quand les institutrices s’occupent de chacun, l’éducation poissonnière n’a pas encore compris que ça ne marchera jamais. Des boules de papiers, des crayons et des classeurs volent dans toute la classe. Un peu l’apocalypse des enfants, la fin du monde version le petit prince. Madame Home regarde tout à coup dans notre direction et d’une façon plutôt normale qui plus est. A première vue, en tout cas. Parce qu’à deuxième vue, l’expression de son visage en dit long sur sa stupéfaction.

- Craig, Danzel, vous avez bien écouté les consignes ?


Evidemment que non. En revanche, j’ai bien écouté le nom de mon petit camarade. Craig, Craig Kamina. C’est donc le petit frère du grand Kamina, impressionnant comme la ressemblance est frappante ; j’en aurai presque pris une mandale imaginaire. Cette indigestion a vraiment eu le mérite de détourner mon attention, bordel. J’pose mon bras libre de manière à enlacer le dossier de la chaise tout en étendant mes palmes sous la table. Adopter le style décontracté alors que la surprise est à son paroxysme. Non de dieu, j’suis tombé sur la copie conforme.

- Je m’y attendais, avec ce désordre… Bon, ce sont des exercices de 3ème années. Tu devrais les trouver facile, Danzel. Et Craig, je crois que tu avais un peu d’avance ?
- O-Oui.
- C’est histoire de vous donner un aperçu de ce qui vous attend dans les classes supérieures. D’accord ?

Mes muscles se détendent à nouveau, j’ai finalement raison. Le ton hésitant et sa froide distance lui colle parfaitement à la peau. Non, ce n’est pas la canaille que j’imaginais, c’est un timide en pleine puissance. Une règle vient soudainement résonner la salle d’un bruit strident, l’adrénaline monte à mon cerveau. Mon corps se tétanise une demi-seconde, sans en avoir le contrôle. Bordel, merde, c’est flippant. Ça devrait être interdit ces ustensiles en métal, c’est vraiment emmerdant. J’serre les dents, j’grince des molaires. Ramasse vite ce putain de bout d’acier avant que j’vienne le ramasser pour te bloquer la gorge avec.

L’instant d’après, une présence m’observe, m’épie du regard. J’tourne l’œil gauche, énervé par l’précédent incident. Le requin se cache dans son cahier d’exercice, de manière à éviter l’affrontement. J’fais aussi peur que ça quoi, ça en devient presque chiant.

- Bon-bonjour Danz-Danz-zel


L’un de mes sourcils se lève, c’est quoi ce bordel. Pour la peine, je n’lui répondrai même pas. Ouais, t’as bien entendu, je n’réponds pas à ceux qui écorchent mon prénom. J’adopte une autre position, croisement de bras et de jambes. Dans l’langage corporel, ça veut dire « N’m’invite pas à la conversation, ça va me les briser. » Non mais, un peu de respect. Blessé dans mon égo, j’me mets à scruter le carrelage qui sert de sol. Là, un cartable gris attire mes grands globes oculaires. Je jette un premier coup d’œil, puis un deuxième et un troisième avant de rester figé dessus.

Plein de dessins, je n’pourrai pas tous les décrire. J’en retiens juste deux, un dont une tête de requin est découpée en deux et un autre qui illustre un requin aux allures de drag queen. Un vrai artiste, celui qui a fait ça. Le mouvement de palmes de Craig me ramène à la réalité, je pose à nouveau un regard distant sur lui. C’n’est pas lui qui les a faits, non. J’connais les énergumènes, les perturbateurs. J’me prendrai limite de pitié pour lui, il a l’air si innocent.

- Eh regardez comment Danzel regarde Craig, il va le manger. – murmure Plank tout en ricanant comme une hyène.

Ma pupille se dilate, je scrute le visage monstrueux de Plank. Mon rythme cardiaque s’accélère, mon pouls dépasse les limites de l’entendement. D’un bond sauvage, j’attrape le col du grand requin blanc pour le ramener à mon front. Comme on dit souvent, les yeux sont le miroir de l’âme. Ce que je vois dans celui de cet enfoiré, c’est une âme de branquignole. L’genre d’esprit plus mauvais que la moyenne, l’genre de rapace que je suis. Ouais, il me reflète mon image. Mais de nous deux, ce sera toujours moi le plus fracassant. J’lui arrache quelques mots à quelques millimètres de son visage et de ses narines.

- Encore une connerie de ce genre et j’te fais brouter l’herbe, encore quelques dessins sur l’sac de mon deuxième année et j’t’arrache tes dents une à une jusqu’à temps qu’elles ne repoussent plus. – lui dis-je avec la plus grande férocité canalisée en petits chuchotements.

J’lui relâche sa chemise en l’envoyant valdinguer contre sa table, ses acolytes collent littéralement leurs têtes dans leurs bouquins. M’faites pas chier, bordel. J’prends le temps de ramasser ma chaise expulsée en arrière à cause de mon élan de rage pour m’asseoir à nouveau dessus. J’m’approche du requin qui est en état de décomposition avancée afin de faire la conversation.

- Ouais, bon, salut, Craig.


Puis ça m’énerve vraiment qu’il ai osé bafouiller mon prénom, vraiment.

- Bon, t’étais pas non plus obligé de répéter mon prénom plusieurs fois, j’suis pas sourd.


Je lorgne à son cahier de math, c’est qu’il est studieux. A contrario de ma personne, j’pense que ce sera plutôt le petit qui apprendra au grand les quelques formules. Je n’ai pas l’droit de lui demander de m’apprendre des notions, ça fout mal. Pouah, d’un côté j’aimerai bien, d’un autre j’me sentirai bien con. Ouais, bon, soyons fou. J’lui bouscule maladroitement le bras avec lequel il écrit pour l’interpeller à ma façon.

- Hey, tu n’veux pas genre, m’apprendre quelques trucs là, j’comprends rien…


Et là c’est moi qui me sent mal, ce n’est pas mon élément. C’est un peu le sien, j’empiète donc sur son territoire de guerre. J’comprends ce que tu ressens à ma vue, petit. Comprends donc ce que je ressens à l’égard de ton domaine.
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Ah. C'est pas dur...

J'déglutis en me rendant compte de ma gaffe, et j'me corrige aussitôt !

... pas dur à faire comprendre, ça va aller vite !

J'ai eu chaud ! Il aurait pas bien pris que j'sache pas ce qui lui pose souci, ils le prennent jamais bien venant d'un "morveux" qu'arrive à peine à leurs mâchoire, même sur la pointe des pieds. C'est pas vrai, j'les prends pas pour des neuneus, et les cancres, j'trouve ça plus triste que rigolo.

Puis d'un autre côté, m'demande vraiment ce qui coince les gens dans les maths. C'est juste un autre langage, avec des chiffres, qu'en dit plus que les lettres tout en faisant couler beaucoup moins d'encre. Si tout le monde raisonnait en maths, rien pourrait m'intimider, j'connaîtrais pas la peur, et je serais pas là à blanchir plus que j'suis déjà gris. Il perdrait plus leur temps à glander, et ils calculeraient tout de suite quel avenir ils désirent. Et Frangin comprendrait enfin qu'il vaut mieux voler une pomme sur l'étalage de monsieur Ray que tenter d'arracher les den dens de la boutique des tritons. C'est plus long de faire fortune sur les pommes, mais comme leur étalage est dans un angle mort de la caméra de monsieur Ray, le risque est nul tant qu'on passe aux heures creuses, entre 12h et 14h. C'est mathématique. Tark me prend pas trop au sérieux là-dessus, me répète que la théorie et la pratique, c'est deux familles différentes qui se détestent.

Me demande si c'est le genre de formules qu'aimerait apprendre Danzel.

Faut calculer l'hypoténuse. Ce côté du triangle, là...

J'lui jette un regard en biais. Vérifier s'il m'écoute. Vérifier si c'est pas un piège. J'commence à trouver tout ceux qui m'vannent pas louches, ça fait pitié... Être autant méfiant, c'est voir la vie en noir...

... faut utiliser le théorème du poisson Pythaglobe...

J'gribouille timidement la formule qui suit le tracé hésitant d'mon poignet frémissant. Comme si ma vie dépendait de ce qu'il comprendrait d'mon cafouillage. Ma voix a du mal à lutter contre le brouhaha, mais j'essaye de garder l'ton assez fort. Et digne...

La somme des carrés de ces côtés est égale au carré de celui-là. Euh... Tu sais ce que c'est un carré ?

En mirant les mini 2 qui flânent près des nombres, il me fait comprendre que non... Il sait pas. J'lui jette pas la pierre, encore. C'est l'un des nombreux avantages qu'il y a à avoir un grand frère, et l'un des encore plus nombreux à avoir Tark en grand frère, on a une vue sur ce qui nous attend dans l'futur. Qu'ça soit pour le programme scolaire ou pour celui de la vie. Et qu'ça soit pour étudier ou pour grandir, avoir une longueur d'avance sur les passages difficiles, ça me rassure un max.

C'est fou comment une impuissance mathématique peut casser une image de gros dur... J'ai trouvé un secteur où l'piranha est édenté. Pas grand chose, mais ça me fait un terrain tranquille où maîtriser la situation en éloignant un peu ma trouille, comme une veilleuse qui effraye l'obscurité. En me mordillant les lèvres, j'ose même le remercier.

Merci en fait ! Pour Plank et les autres...

C'est que partie remise, et ils reviendront en force et encore plus furieux une fois que j'me retrouverai à nouveau seul. Mais ça valait le coup, de les voir domptés et muselés comme ça, comme si Tark lui-même leur était tombés dessus. Ça abîme des mythes. Y a des tyrans qui paraissent invincibles pendant un moment puis brusquement, toujours ils finissent par tomber. C'est comme ça que ça se passe dans les BD et les manuels d'Histoire.

C'est comme ça que ça se passe à la surface aussi, grâce à la révolution, il paraît...

Dis... Tu pourrais rester avec moi à la récré, au cas où ? Et euh... en échange euh... j'fais ce que tu veux euh... comme tes devoirs. Ou des antisèches. Ou c'que tu veux...

J'ai mal au ventre, à cause du trac qui me cisaille les tripes. J'ai l'sang qui s'presse en grand torrents vers mon coeur, que j'sens tambouriner dans ma poitrine à chaque fois que j'repense aux ennemis que j'me fais malgré moi. Ils sont calmés, les méchants, mais ils ruminent leur rancune, j'suis sûr. Ils voudraient pas que j'oublie d'les prendre au sérieux à cause de leur débandade face à Danzel. Ça s'répare, une réputation, seulement en en remettant une couche, en rappelant bien à tout le monde pour quoi on est doué. Trouver des failles aux gentils à dynamiter pour les démolir, c'est leur spécialité !

J'blanchis plus, c'est fini. J'ai retrouvé mon teint gris. Mais j'crains de rougir maintenant. Négocier les services d'un garde du corps, ça froisse un peu les promesses que j'ai juré à Tark... Ouais, ben, ouais, Frérot. J'suis toujours pas capable de régler moi-même les problèmes que j'parviens pas à éviter. J'ai la sensation d'te trahir en recourant à une espèce de grosse brute piranha que j'connais même pas, au lieu d'simplement encaisser en attendant tes conseils et ton secours.

Beuh. Faut encore qu'il accepte de toute façon...
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- Ah. C’est pas dur…


J’toussote en me rendant compte de sa gaffe, je l’aurai sûrement corrigé aussitôt s’il ne s’était pas rattrapé.

- … pas dur à faire comprendre, ça va aller vite !


Il a eu chaud ! Je n’suis pas d’humeur à plaisanter, surtout après m’être exposé à ses défenses. L’genre de chose que j’fais rarement, voir jamais. Là, c’est pour la bonne cause. De une, ça me permettra d’en apprendre un peu plus sur les Kamina et de deux, mes neurones ne me remercieront jamais assez.

L’problème dans son discours, c’est que ça doit être facile. Sauf que pour moi, les calculs de tête et les additions, c’est tout ce que je sais faire. Peut-être les soustractions, même les multiplications avec un soupçon de concentration. C’est déjà pas mal, tout ça. En revanche, pour ce qui est des formules, j’suis complètement à côté. Par exemple le théorème de poisson-laisse, j’sais juste qu’il y a des multiplications, ou des, je sais plus. Mais tout ça, c’est de la faute à présent, cette canaille a le don de ne jamais l’être. Je n’suis pas dans l’moule du parfait élève mais dans celui du prototype cancre par excellence, alors bon, j’sais que ça va être facile pour Craig. De mon côté, ce sera un peu différent.

- Faut calculer l’hypoténuse. Ce côté du triangle, là…

Hypotéquoi, j’me demande d’où il me le sort ce nom. C’est en lisant l’énoncé de l’exercice que j’me rends compte qu’il y a définitivement trop de termes scientifiques pour moi. J’m’arrête sur un mot, « théorème du poisson Pythaglobe » et là, c’est le drame. Mon système oculaire a beau analyser chaque syllabe, chaque consonne et chaque voyelle, ça n’parvient pas au service du traitement d’information. J’reste bloqué une dizaine de seconde, l’requin me zieute à ce moment là. J’ai l’impression d’avoir le pied sur l’une des nombreuses mines qu’offre sa zone de guerre, prête à exploser de honte d’une minute à l’autre.

- … faut utiliser le théorème du poisson Pythaglobe…

Une partie de mon âme part en éclat, une goutte de sueur s’en échappe. Je n’ai pas l’habitude de cette position, celle de n’pas être à l’aise. Comme si chaque mot qui pourrait sortir de sa gueule pourrait m’enterrer sous des récifs obscurs. Je fais abstraction de tout, mon attention est dirigée entièrement sur le petit frère de Tark. J’en oublie l’analyse de ses mouvements, l’analyse de son comportement. J’suis plongé dans son monde, quel cauchemar.

- La somme des carrés de ces côtés est égale au carré de celui-là. Euh… Tu sais ce que c’est un carré ?


Pas besoin de laisser passer l’air entre les dents, l’requin comprend très bien la situation. Ma connaissance se limite aux bases les plus basiques, merde.

- Merci en fait ! Pour Plank et les autres…


L’image de l’altercation vient subitement briser la dimension dans laquelle je suis empêtré. Mes fonctions cognitives de primate reviennent une à une, ça fait plaisir. L’atmosphère tendue s’apaise à son tour, le boxon ambulant revient à la charge. J’compte pas lui répondre, ce n’est pas pour lui que je l’ai fait. Puis le remerciement c’est pour les faibles, pour flatter ceux qui font de bonnes actions. Je n’ai pas besoin de ça, moi. D’un côté, c’est le petit frère de Tark mais ça fait n’fait pas tout. N’empêche que le prochain crayon à encre qui s’approche de son sac, il risque très certainement de finir désintégré. J’lui réponds donc avec un soupir, j’expire avec désinvolture.

- Dis… Tu pourrais rester avec moi à la récré, au cas où ? Et euh… en échange euh… j’fais ce que tu veux euh… comme tes devoirs. Ou des antisèches. Ou c’que tu veux…


Au cas où quoi, au cas où Plank et sa bande vienne à nouveau l’embêter ? J’apprécie le geste mais je n’approuve pas la demande, du tout. J’ai autre chose à faire que de servir de majordome ou de mercenaire. Ouais, j’me demande ce qu’il aurait fait s’il s’était retrouvé avec Petrik, l’poisson-lune premier de la classe qui est en train de se faire martyriser à côté. Est-ce qu’il lui aurait demandé de rester avec lui à la pause ? En échange de quelque chose ? Je n’pense pas.

C’est la formulation qui me laisse un goût amer, c’est l’échange de service qui me rebute. Jusqu’à maintenant, je n’ai jamais eu besoin d’être payé pour faire peur à qui ce soit. Il essaye aussi de m’aider, il essaye de me faire comprendre des formules. Il n’est pas comme Beignet, une anguille studieuse qui n’a jamais voulu m’enseigner quelques trucs. Ce petit est différent, même s’il tremble à ma vue, il croit en ma demande. Il ne s’enfuit pas au premier contact, il prend sur lui et initie un nouveau contact. Ouais, Craig, t’as beau avoir le teint pâle qui se colore à nouveau d’un rouge chaleureux, t’as pas besoin d’me demander ce genre de choses, t’as assez de courage pour te défendre tout seul.

Sauf qu’il ne le sait pas ou qu’il ne veut pas, c’est son problème. J’décèle juste le potentiel, ouais. Et même si il est presque l’opposé de Tark, il bouillonne comme son grand frère. J’suis sûr que l’allumette pourrait prendre feu et provoquer un incendie impossible à éteindre. Je l’aime bien, ce petit, en fait.

- J’pourrais ouais, mais je n’reste pas à la récré. J’ai faim, si tu n’veux pas que je te mange, j’vais devoir faire une escapade au réfectoire.

Une partie de moi me botte les fesses, une partie de moi m’incite à revenir sur ma décision. J’trouve l’alternative rapidement, après avoir lorgné le visage du requin d’un coup d’œil.

- Taisez-vous un peu au fond ! – crie madame Home.

J’baisse la tête vers les devoirs afin de feinter ma concentration actuelle. J’sais que cette technique ne marche pas mais elle a le mérite d’être essayée. J’chuchote donc à nouveau au frère de Tark, rapidement.

Viens avec moi.


J’sais que la proposition ne l’enchantera pas, surtout sur le fait de se retrouver en tête à tête avec un piranha. C’est à prendre ou à laisser, j’suis comme ça. Le coquillage sonne subitement l’heure de la pause, le bruit s’intensifie encore plus. Les tables se vident en assez de temps qu’il faut à un lapin pour manger une feuille de laitue. La porte, elle, subit le passage frénétique des élèves ; elle se décroche violemment sous l’attroupement massif. J’laisse tout en plan, j’me lève de ma chaise comme un fou furieux à la recherche de son prochain coup de sang. En direction de la sortie, j’m’arrête un instant, dos à Craig. J’tourne la tête pour le regarder se perdre dans ses pensées. C’est peut-être le moment.

- Merci… pour ça là. L’aide…


J’récite ces mots, un poignard me coupant légèrement le cœur à chaque intonation. Même si je n'ai pas réellement retenu grand chose, j'ai appris à être déstabilisé. Mes yeux n'en démordent pas, l’requin divague toujours dans un autre monde. J’me plie à sa demande, à contre cœur.

- Je serai avec toi si tu viens, à la seule condition, c’est que tu viennes…

Puis je n’peux pas garder ça en moi.

- N’me redemandes plus quelque chose en échange, ça m’fait vraiment chier et ça fait vraiment louche.

J’dirige à nouveau mon regard droit devant moi en reprenant la marche jusqu’à la sortie de la classe. J’entends soudainement le frottement d’une chaise contre le sol, c’est peut-être lui.

Direction, la cantine.
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Le principal pour moi, c'est qu'il ait accepté. J'ai pas de coins particuliers à visiter pendant la récré, j'me fond toujours dans les ombres de la cour pour m'avancer discrètement, voire carrément, je transforme les toilettes en ma cachette. Alors j'peux aussi bien lui rester collé au train toute la journée si ça peut m'aider à m'en sortir sans coquard aux deux paupières, ni constellations de bleus sur le ventre, ni nouveau gribouillages sur mon sac ou dans mon dos, tout ces pépins gênants à expliquer au frangin en fin de journée...

Et l'excuse du "je suis tombé" ça marche tant qu'il me prenait pour un minus maladroit qu'a pas encore totalement compris comment un poisson est censé se servir de jambes. Maintenant, quand il s'aperçoit qu'j'ai été cogné, il prend ça comme une déclaration d'guerre et me fait avouer de qui elle provient...

Aller manger, alors ? J'ai faim, moi aussi. La faute au petit déjeuner encore plus maigrelet que d'habitude parce que Tark était malade, et qu'il aspirait toutes les calories de la maison. Un truc du genre. Mais j'peux me retenir jusqu'au déjeuner. Plutôt ça qu'lui montrer que la viande ça m'écoeure. Il me prendrait pour un fou, ou un lâche, ou une erreur de la nature. Du genre.

Ouais je viens. Désolé, je savais pas que ça te gênait les trocs.

Mais... moi, louche ? Ça m'a toujours paru normal, de pas demander de services sans rien proposer en retour, surtout aux étrangers. C'est équilibrer l'équation. Et j'ai beau la retourner dans tous les sens, j'vois pas c'qu'il lui a vu d'pas logique. De louche. Il aurait quand même pas peur que j'profite de lui ? J'suis loin d'le considérer comme un molosse bien dressé. Et ça se voit. J'ai du mal à épingler son regard du mien, j'sens mes p'tits bras flasques comme des algues ridicules à côté de ces gros pistons gonflés qui lui servent de muscles. J'sens qu'ça va m'travailler quelques temps, cette question. P'tetre ma méfiance qui s'plaint un peu trop fort en moi. Mais j'ai pas coeur à l'étouffer, car c'est vrai que placer ma sécurité entre les palmes d'un piranha plus grand que moi et qui pue l'sang par la gueule, ça m'aurait paru débile encore ce matin.

Il a même menacé d'me manger si j'l'accompagnais pas au réfectoire. Ça m'a arraché une grimace contrite, et ma vessie s'est froissée pour distiller quelques gouttes odorantes dans l'creux de mon pantalon, mais ça aurait pu être sacrément pire. En temps normal, j'aurais pissé toute l'eau de mon corps. Et j'aurais filé en hurlant en me rétamant sur le carrelage après avoir glissé sur mon ourlet humide, sûrement... Ça aurait été un drame.

Mais ça va bien, là. On nage dans la foule et j'reste à ses côtés, tenace comme un rémora, sans l'perdre de vue mais sans non plus l'fixer pour pas risquer le malaise. Et quand tout le monde vire à gauche pour goûter le soleil dilué qui baigne la cour et qui me fait de l'oeil, nous, on part à droite côté réfectoire, là où on se flatte les papilles. A condition de pas être très difficile... Ou de prendre que des desserts...

Et là, au lieu d'passer comme tout le monde au réfectoire demander une collation en priant que quelqu'un de bonne humeur soit derrière le comptoir à cette heure-là, Danzel bifurque et fait claquer les portes à battants qui débouchent sur les cuisines. Moi, j'le suis mécaniquement, mais un pic de stress m'empale quand même. Obscures et profondes comme le tombeau de Fisher Tiger, j'm'enfonce avec lui dans les terres interdites.

Il veut s'servir directement dans les stocks de bouffe de la cuisine ? C'est complètement dingue...

Dis, euh, Danz...

Il m'invite à laisser mon clapet fermé d'un geste avec les palmes et d'un regard autoritaire.

Il faut faire gaffe à pas s'faire surprendre par la grosse baleine qui régit la cantine. Une espèce de reine au ventre rond et flasque, aux yeux globuleux perchés aussi haut qu'un mirador et à la voix très grave, qui résonne aussi fort qu'un cor tout en ayant la tonalité d'un cri d'agonie de roi des mers. Paraît qu'elle dévore ceux qu'elle prend la main dans le sac à piller les stocks hors des heures de repas. J'sais que c'est nawak, mais ça impressionne beaucoup les 1ères années, et les dissuade de faire des razzias.

Ça en fait plus pour nous, disent les grands. Mieux vaut quand même faire ça fissa et furtiv...

GAARRGL

Mon estomac a causé sans qu'je lui autorise ! Danzel a sursauté, j'crois, mais j'irai pas lui demander. Un silence pesant tombe pendant quelques instants, mais aucuns pas lourdauds et menaçants n'vient le chasser. La baleine est pas dans les parages.

Haha. Ha... J'ai pas faim non.

Il risque de s'poser des questions. Faut qu'je reste impassible, que j'croise pas son visage pour éviter à mes yeux lâches de s'enfuir sur mes godasses délacées, et qu'j'continue sans laisser mes sourcils se plisser. Mon dégoût de la bidoche, c'est l'un des rares secrets que j'peux emmurer en moi sans qu'il éclate mes barrières pour partir se montrer aux autres. J'garde mal les secrets, surtout les miens. Ils s'échappent par tous les pores de ma peau.

Mais personne bouffe avec moi à la cantine, donc personne sait qu'je suis végétarien.

L'obscurité, ça m'assomme vite. Et mes oreilles dressées, alertes et stressées, traquent le moindre mouvement qu'agiterait l'couloir derrière la porte. J'grince des crocs, comme pour y broyer la tension. J'voudrais qu'il se magne...
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GAARRGL

J’me raidis d’un seul coup, la tête qui se cogne contre un meuble de cuisine. Bordel Craig ! Tu n’peux pas attendre un peu avant de quémander à manger ? J’sais même pas où elle se trouve, la grognasse. Le silence nous entoure, j’me perds dans mes pensées. J’ai pris un gros risque en lui proposant de venir, j’n’ai pas envie de me retrouver en colle pendant quelques heures à cause d’un cri d’estomac. Même si je sais pertinemment que ces heures là, j’les aurai fait sauter. En y allant pas, tout simplement. Puis une aventure comme ça, ça lui fera ses dents. Je n’pense pas qu’il soit habitué à faire ce genre d’infiltration illégale, ça se voit à sa bouille inquiète. J’espère juste pour lui qu’il appréciera ma zone de guerre, mon territoire de chasse.

Il avait l’air de pourtant bien s’y faire lorsqu’il se confondait avec mon ombre pendant la traversée de la cour de récréation. Mais d’un autre côté, je n’le félicite pas pour ses excuses lors de notre sortie de classe. Les excuses, c’est pour ceux qui ont quelque chose à se faire pardonner, quelque chose à regretter. Il ne faut rien regretter, rien. J’aimerais que tu l’entendes cette pensée, frère de Tark. Heureusement pour toi, mes convictions se cachent dans les plus profondes de mes pensées.

- Haha. Ha… J’ai pas faim non.


Ce n’est pas ce que ton ventre me dit, petit requin. Je le regarde pendant quelques secondes, il évite mon regard. Je le comprends, il ne doit pas être à l’aise. Avoir les crocs quand on est carnivore, c’est comme avoir une mâchoire qui nous dévore de l’intérieur. Une lame dans l’estomac, un hameçon qui vient tirer sur nos boyaux. Tout l’système de digestion se met à déconner et c’est là qu’les premières pulsions atteignent le cerveau. Incontrôlables, sauvages.

J’lui fais une tape sur l’épaule avec grande finesse, un de ses os se craquèle brusquement. J’espère que je te l’ai remis en place, celui là. J’regarde autour de moi, avec méfiance. Toujours personne en état d’alerte, j’laisse Craig se débrouiller tout seul. D’façon il m’a dit qu’il n’avait pas faim. J’inspecte la boite de pandore, un grand congélateur mis à l’horizontale. J’ouvre la porte vitrée pour y attraper quelques paquets de sucettes à la viande de crevette géante. C’est un délicieux bâtonnet, un des meilleurs. Ce monstre marin et un des rares paisibles, fournit une chair savoureusement croquante lorsqu’elle est congelée. J’ouvre le paquet, l’air salé de l’océan envahit mon système d’olfaction. J’me saisis d’une glace que je m’empresse d’apporter à mon palet gustatif. Ma langue de prédateur vient réchauffer le gel qui entoure la viande, un goût inimaginable fait le tour de ma gueule. J’lorgne à ce qu’il peut rester dans les tréfonds du réfrigérateur, là, un paquet de glace goût chocolat-vanille.

Ça plairait peut-être à mon deuxième année, surtout qu’il feinte ne pas avoir faim. Je n’connais personne qui résiste à ces saveurs, même en étant repu. Sauf moi, peut-être. Mais ça n’compte pas, j’suis un cas exceptionnel. J’bouge donc les quelques paquets qui ensevelissent celui que je convoite avant de l’attraper de pleine poigne. J’le sors du congélateur avec la fumée froide qui s’en dégage, c’est vachement froid. Mes doigts commencent à se givrer eux-aussi, j’referme la vitre et je me dirige vers Craig. J’lui envoie l’paquet de chocolat-vanille entre les palmes, ces dernières, maladroites, laissent glisser plusieurs fois la boite avant de bien la saisir. J’me mets à côté de lui, toujours avec mes glaces à la crevette.

- C’est sympa, hein.

Il prend son temps de manger sa première glace, la deuxième ne subit pas le même sort ; les crocs de lait du jeune requin la dévore comme s’il n’avait pas mangé depuis des lustres. J’suis fier de moi, on a réussit la première étape de notre coup. Comment ça la deuxième ? Ah oui, la deuxième aussi. Infiltrer le réfectoire, s’en mettre plein la panse. C’est ça la vraie vie, la vraie jeunesse. J’entame mon troisième bâtonnet que j’m’arrête pour l’regarder dans les yeux, j’vois plutôt son profil vu qu’il est occupé à léchouiller la glace.

- On forme la paire, tope la.

L’humeur enjouée, j’lui tends mon poing en gardant une mine de méchant garçon. C’est à ce moment précis que la reine au ventre rond choisit de passer les portes battantes, putain. Elle me repère en un rien de temps…

- Danzel, encore toi ! Viens là !


Elle commence à patibuler vers moi avec une poêle en corail, merde. Le bon côté, c’est qu’elle n’a pas aperçu Craig qui est à peine trop petit pour dépasser le meuble de cuisine. J’file rapidement dans les cuisines pour voler plusieurs cageots d'algues en évitant sa multitude de coups. J’m’arrête subitement pour les poser à mes pieds et d’une impulsion, les envoyer en direction du requin. D’mon côté, j’me rue littéralement sur la furie.

- Craig, asperge-la d'algues !

J’me prends des coups de poêles sur le coin de la tronche, ça fait mal. J’essaie de la maîtriser tant bien que mal mais mon corps d’adolescent ne me permet pas des miracles. Il faudrait que le frère de Tark ait le courage de l’aveugler avec des algues pour qu’on puisse s’en aller en courant.
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J'balaye des palmes toutes les tables, ça renverse des kilos de quincaillerie qui s'écrasent dans un chaos assourdissant à mes pieds, et ça tâche le bois cuivré de gras rougeaud et de pâte brune, d'un liquide vert qui s'éclate sur mon blouson tandis que j'cherche à tâtons la casserole d'algues que j'ai repéré tout à l'heure. Faut qu'je sauve Danzel, pour plein de raisons, mais d'abord parce que la grosse folle est en train d'le rouer d'coups de poêle et qu'ça va sûrement être mon tour si elle m'aperçoit après !

Mais y a pas que ça. Mince ! Mince ! Merde ! J'peux pas le laisser là après c'qu'il m'a dit, trahir la confiance qu'il a misé en moi, p'tetre pas beaucoup et p'tetre qu'il dit ça à tout ceux qui l'suivent dans ces coups, mais trahir, quoi, trahir, alors qu'j'ai enfin l'occasion d'servir à autre chose que de porte-manteau ou de tag ambulant ! J'prends mon courage à deux mains et j'essaye de pas le laisser m'glisser entre les doigts !

Mes palmes s'agrippent à un bol froid au fond sombre verdâtre un peu gélatineux. Pas de doute, j'ai les algues ! J'soupire joyeusement tandis qu'le récipient s'envole vers la baleine en bavant un peu partout sur le trajet, avant d'lui embrasser la face. Lui arrachant ses fameux terribles hurlements qui me tétanisent un court instant, avant qu'mon bras n'soit attrapé par Danzel, libre et satisfait, mais qui ménage pas mon épaule qu'était déjà toute fendue par sa baffe de l'amitié. Mon autre bras, en passant, s'accroche à un autre pack de glaces aux fruits à moitié fondues. Et alors qu'on décampe, les grognements sinistres de la cantinière continuent à résonner dans l'couloir.

Il me lâche mon bras qui commençait à s'effriter et à blanchir, me laissant courir à sa suite en crissant des crocs, la patte engourdie de la palme à l'épaule et le poignet gelé. Il m'a fait subir sa féroce poigne qu'il contrôle pas. Une force qu'il envoie m'casser les os en gage d'amitié. Comme Tark ! J'espère que mon squelette peut supporter le poids de l'amitié, si rare et lourde de sens !

De retour dans la cour, j'me tiens le bras en haletant tout en ralentissant. Danzel m'invite à accélérer, mais j'ai l'souffle coupé et la cervelle toute cuite. Sous mon épaule, le pack comprimé craquelle, me mouille les aisselles et répand de la glace fondue par terre. C'était pas une bonne idée de l'embarquer en fait. On va être faciles à pister, là...

Piranha me traîne jusqu'aux zones ombrageuses de la cour des grands, sans manquer d'faire la sourde-oreille à mes plaintes. Parce que c'est pas pour moi, ce coin-là, il fout la trouille. Encore plus hostile que la cantine. J'capte quelques regards surpris des gusses qui flânent dans la région, surpris d'me voir rôder dans un coin aussi dangereux avec Danzel... J'aurais pas du tout l'droit d'être ici, déjà parce que c'est saturé d'grands, donc mauvais pour la santé de base, mais aussi parce que ces terres reculées servent de repère aux pires crapules des plus hautes classes. Celles qui proposent des bonbons bizarres "pour planer" aux petits à la sortie de l'école, celles qui viennent qu'une fois par semaine juste pour manigancer des plans maléfiques ici, celles qu'ont parfois même des couteaux en crocs de requin dans leurs poches. Rien à voir avec les lâches comme Plank et ses potes qui savent juste humilier les gens solitaires...

On s'pose dans le coin derrière les chiottes, tout au fond d'la cour. On est pas trop exposés ici, et y a les murs de l'école contre lesquels on peut s'reposer...
J'respire bruyamment, affalé contre un mur taggé de trucs sexuels, et de dessins d'humains décapités gravés dans la pierre.
J'tends mon pack de glaces au grand piranha. Elles coulent un peu, sont sûrement plus très bonnes, mais ça reste un beau trophée. Ça colle et c'est crado, ouais. Il laisse tomber le paquet, un peu dégoûté, et ça provoque une explosion d'couleurs sur le sol. Ça rejoint les autres saletés bizarres qui tapissent la zone...

J'ai l'épaule aplatie qui brûle quand j'fais tourbillonner mon bras. Mon épaule c'était un trapèze, transformé maintenant en un quadrilatère irrégulier. Les maths se mixent à l'adrénaline qui m'inonde la caboche, ça dissipe la douleur et m'rend le sourire qu'a failli tomber d'mon visage. Mon coeur palpite fort et pour une fois, c'est pas la faute à la peur. Ça a été comme une intense décharge très brève, je l'ai bien sentie. Quelque part entre la frousse et l'plaisir, la fierté un peu coupable qui germe en moi, le genre de sentiments que cultive Tark. Lui voit ces coups comme des raisons d'se lever le matin, des défis à relever sur une île morose, remplie de haineux et d'hypocrites, qui le révulse un peu plus de jour en jour. Je l'avais jamais vu sous cet angle, mais j'commence à comprendre. Savoir que j'palpe les émotions de Frangin, ça m'donne l'impression d'précipiter ma pousse !

C'était beau !

J'me demande si la baleine m'avait vu dans le noir... Si je prendrai des heures de colles ? Et si Danzel en mangera double dose, pour mauvaise influence sur plus petit que lui ? Il m'intimide beaucoup moins maintenant, tout en me paraissant tellement plus gentil que son apparence de grand carnassier à l'haleine chargé le laisse paraître. C'est le contraire des persécuteurs, un peu, qui paraissent bien propres à l'extérieur mais sont en fait complètement pourris dedans.

On fait quoi maintenant ? Elle viendra pas nous chercher ici ?
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Mon esprit se perd dans l’arc-en-ciel de couleur qu’offre l’explosion de glace, l’adrénaline redescend doucement. J’pose ma main contre le mur tout en respirant à grandes bouffées, la course, ce n’est pas mon élément. Je n’suis pas endurant de ce côté-là, rapport à ma masse corporelle et mon manque d’entraînement. Le petit m’aurait sûrement dépassé si j’n’avais pas tout donné dans les jambes, il est chétif mais vachement rapide. Il me surprend, ouais. Il m’a surtout surpris lorsqu’il m’a tendu ce paquet de glace à multiples saveurs fraîchement dérobé. Sans ça, il m’aurait largué sans trop de soucis. Un sourire de carnivore se dessine sur mon visage, ça m’fait rire. Qui l’aurait cru, qu’il prenne les rennes des mortiers pour m’sauver d’ma zone de guerre. J’dévie le regard, dégouté par le goût des glaces et l’odeur chaude qui s’en dégage. Toute la végétation et ce qui en pousse, c’est contraire à mon régime alimentaire. Surtout les fruits, ça me répugne. J’pose donc mes yeux rouges sur l’requin, prêt à rouvrir la discussion. Sauf que j’me fais encore devancer par sa voix fluette et ses yeux pleins d’étoiles.

- C’était beau !


Un peu que ça l’était. Le calme avant la tempête ressemblait à un moment riche en émotion tandis qu’là course effrénée s’approchait plus du vortex spatio-temporel. L’un respirait la tranquillité alors que l’autre prônait la turbulence. En plus de ça, on à mangé à l’œil, il y a de quoi être enjoué. Mais ce n’est pas ça qu’est beau, c’est ton attitude Craig. C’est une habitude pour moi, un simple coup comme un autre. Quand j’te regarde, là, t’as beau faire grincer tes crocs, t’es juste complètement surexcité. Les yeux qui brillent, l’aileron qui se remue au gré du vent et le sourire de la victoire, ça n’échappe pas à mon regard de fripouille, non.

- On fait quoi maintenant ? Elle viendra pas nous chercher ici ?


Je n’pense pas non, ça n’doit pas être envisageable. J’nous ai emmenés dans l’endroit le plus apocalyptique de la cours de récréation. Un sol complètement en dents de scie, des coraux qui attendent la faucheuse, c’est l’paysage paradisiaque des cas récalcitrants de l’école. C’est pour cette raison qu’on ne doit en aucun cas rester ici, les emmerdes arrivent vite. J’ai beau être une cinquième année, les septièmes sont déjà plus massifs que moi. C’est là où la croissance s’arrête et là où leurs forces herculéennes sont à leurs apogées. J’reprends une inspiration d’air frais, les poumons commencent à s’essouffler.

- Ouais, on va sécher les cours, c’est mieux pour nous deux.


L’petit requin lève un sourcil, je n’lui demande pas l’océan à boire non plus. Il n’empêche que quand j’fixe son visage déboussolé, j’comprends très bien que mes mots se sont arrêtés en plein dans sa caboche ; il ne s’attendait peut-être pas à ça. En même temps, je ne m’attendais pas non plus à ce qu’on s’en sorte sain et sauf. Bref, si on revient en classe, la grognasse fera le tour des classes pour s’en prendre à moi ; peut-être même à Craig dans le cas où elle aurait reconnu son visage ou son aileron. D’un autre côté, si on reste là, on se fera sûrement alpaguer par des pires crapules que moi. C’est la meilleure solution, celle d’escalader le grillage de l’école et de s’enfuir chez nous.

- ‘Faut pas qu’on reste là, j’préfère qu’on passe à autre chose… et c’est préférable pour toi.


Il n’est pas réellement prêt à entamer un nouveau sprint, j’lui remets son épaule en place avec une tape amicale mal placée puis j’me dirige en direction des grillages avec le petit frère de Tark. Il me colle toujours comme s’il on formait un banc de poisson. On traverse tout les déchets à grandes enjambées. Une ribambelle de mégots d’anémones jonche le sol, certains encore allumés. Ça veut dire qu’on n’est pas les seuls, à cet instant précis. J’accélère le pas, Craig suit le rythme. On s’retrouve enfin face au grillage, c’est la fin d’une belle journée. J’me mets à genoux sur le sol, les paumes de mes mains prêtes à accueillir les palmes de mon deuxième année. J’attends quelques secondes avant de me rendre compte qu’il ne sait pas quoi faire. Il me regarde en massant allègrement son bras et son épaule, j’lui ai peut-être fait mal. Ouais, c’est sûrement pour ça qu’il se plaignait tout à l’heure. Désolé, ce n’était pas voulu.

- Monte, j’te fais passer de l’autre côté. – lui dis-je avec un sourire forcé.

Il pose sa première palme en tremblotant un peu, je connais ça. Ce n’est pas de la peur, il est encore sous l’emprise de l’adrénaline. Mais là, ça va encore grimper et faire exploser l’record. Un groupe de lascars nous observe de loin, ils commencent à se lever et à venir dans notre direction. J’aimerai bien qu’tu te dépêches Craig.
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J'déraille complètement là. C'est pas du tout c'qu'était prévu, même si la dinguerie était courue d'avance quand j'y repense. Si j'reste là, j'me ferai coffrer en colle avec Danzel et j'abattrai ma réput', pour le meilleur et pour le pire. Surtout pour le pire. On grappille pas du respect auprès des brutes en s'contentant d'faire la nique au bon sens. Si j'sèche, j'ai une chance d'échapper à tout ça. Maigrelette la chance, mais qui sait ? Bah. Les réflexes du piranha sont plus aiguisés qu'les miens. L'est pas sous l'égide d'la logique matheuse, il a celle du chaos rigolo qui rend la vie plus excitante.

J'tire sur mes bras pour me hisser au-dessus du mur. L'escalade, c'est dur. Et affronter la hauteur aussi. J'suis perché à à peine quatre mètres que j'ai déjà les sensations de l'alpinisme. Pendant un tout petit laps de temps, j'me sens conquérant, j'plane, mais Danzel me rattache à la réalité : faut que je l'aide à m'rejoindre.

Surtout qu'une escouade de caïd a abandonné ses affaires pour nous... Jamais bonne nouvelle de capter l'attention de ces types là.
Malgré la palme que j'lui ai tendue, le piranha peut pas grimper. Trop lourd, j'ai pas de quoi soulever des kilos de muscles dans les bras. Mais j'abandonne pas, quitte à étriller encore un peu plus mon épaule. J'sais pas si c'est l'adrénaline qui parle ou bel et bien moi, mais c'est bien du courage ardent qui m'coule dans les canaux.
La deuxième palme participe. Et nos efforts payent, il s'élève. C'était juste, et la grimpette s'est terminée sur le fil du rasoir. Le rasoir des loubards qui nous avaient dans leur ligne de mire. Là, au pied du mur, c'qui a l'air d'être leur boss bariolé d'cicatrices qu'il s'est p'tet fait lui-même penche la tête et dévoile son imposante caboche de requin-marteau.

Toutes ces mirettes se braquent sur nous et nous fusillent comme si l'on était sur un peloton d'exécution.

J'suis le représentant de la ligue de la jeunesse bien-pensante née dans les beaux quartiers de notre île. Puisque vous êtes maintenant perchés là-haut, auriez vous l'obligeance de nous aider à passer à notre tour de l'autre côté du mur ?
Ouais, fait' c'qu'il dit !
Ou on vous marrav' si on vous r'trouve, sûr !

Le requin-marteau tortille ses cicatrices dans une grimace horrible. Pas content, Il fout un taquet à son espèce de sbire, tire des poches de son veston un canif qu'il utilise pour lui caresser la pomme d'Adam. Il s'écrase sans un mot...

Pardonnez-leur leur langage châtié, ils ont souvent tendance à mettre la charrue avant les hippocampes. Alors, s'il vous plaît ?

C'qu'ils bavent, c'est comme des séries d'épines qui s'plantent droit dans mon coeur et qui l'dégonflent. J'suis mécaniquement la posture de Danzel vis-à-vis du souci. Il bondit de l'autre côté du mur, côté civilisation. J'le suis en murmurant quelques vilains mots du type qu'on apprend pas dans les cours, mais dans la cour.

Derrière, ça ricane. Quelques menaces fusent, nous sautant dessus, "on vous retrouvera", "on a pas besoin de vous pour grimper", "c'est dommage". C'est complètement glauque et ça m'fait froid dans l'dos, jusqu'à me congeler un p'tit instant avant d'être repris par le copain, qui m'conseille de pas faire de vieilles arrêtes ici, ni même de revenir dans la journée.
Demain, ils auront oublié. Ils sont volontairement susceptibles et voient les frustrations comme autant d'occasions d'déclarer la guerre. Mais demain, ils auront propulsé leur soif d'emmerdes sur une autre pauvre victime...

C'est pile cette espèce de gens que Tark blaire pas. Les pirates en puissance qui s'forment dès l'école. Et personne capable d'enrayer leur ascension... même pas Tark ! Très fort, mais pas de taille face à plein de gangs, qu'il dit. Il faudrait mobiliser toute l'école pour les chasser, et tout le monde se lancerait dans l'affaire pour se donner bonne conscience, mais personne aurait les couilles de passer à l'acte, qu'il dit. D'un côté la pomme est pourrie, de l'autre elle est rabougrie, qu'il dit. Le monde est mal barré, heureusement qu'on est là, qu'il dit.

J'suis sagement Danzel dans sa course, sans trop savoir où il m'embarque. J'espère qu'il compte pas m'présenter à ses potes ou m'faire entrer dans c'qui pourrait être son cercle ou quoi, j'supporte mal la compagnie, sauf quand j'l'ai choisie. On est une ou deux rues adjacentes à l'école, j'sais pas trop. J'me suis gravé le circuit de la maison jusqu'ici profondément dans le crâne. Mais c'est tout c'que j'connais de la carte de la ville... Ça et les coins sympas où Tark m'emporte vadrouiller, le parc, les librairies, les magasins et le port.

Surtout le port, qui m'amène sans que j'lui demande dans les contrées lointaines de la surface, par ses arômes de vieille boue, de bois détrempé, une ribambelle de fumets bizarres confinés dans des boîtes qui sont comme des cadeaux à mon imagination, et puis, cette odeur d'humains, la sueur de leur peau toute aride et calleuse qui contamine même nos écailles. Encore plus puissant que les bouquins.

On va où ?

J'en ai marre de poser des questions. J'ai plus l'impression d'être dans l'coup. Puis j'me sens l'culot de proposer une direction...

C'est bien, le port, non ?

Confiance. Assurance. Wow. C'est comme si quelque chose en moi était en train d'scier les chaînes qui m'retenaient jusque là à des valeurs qui pesaient trop lourdes. M'sens libre. M'sens sans contraintes. Après avoir goûté à ça, j'vais avoir du mal à revenir à ma fadasse routine... C'était l'affaire de quelques heures qui m'ont paru s'étendre sur des années qu'j'aurais rattrapées. J'aime pas m'faire gluant, ça m'donne encore plus l'impression d'être dépendant. Mais j'veux pas qu'la journée s'termine sur une jolie évasion et que j'puisse juste retourner à la maison demander à Tark qu'il me prête sa grippe pour éviter, au cas où, les blèmes demain.

Sorti d'là, c'est comme si le piranha me faisait de nouveau flipper. Et que j'avais plus d'autres choix que d'retourner me barricader dans mon cocon.

Ou euh, tu veux qu'on s'laisse là ?

Si c'est c'qu'il veut, j'lui aurai grillé la réplique au moins, et j'pourrai faire semblant de m'être préparé au retour à la normale. J'enserre mon épaule de ma palme pour essayer d'l'apaiser. Le picotement s'étale sur mon dos, comme un chatouillement agaçant.

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Putain d’bordel de merde, j’ai encore l’sang qui mijote. J’déteste les railleries, c’est puéril. Ça n’vaut pas une bagarre de cinq minutes, en ronde. L’humiliation suprême, c’est comme ça que ça se passe chez les caïds de l’école. Un contre un et celui qui perd doit avouer sa défaite, en plus de payer un bonbon aux crevettes au gagnant. Tsss, ça m’a vraiment retourné, j’n’ai plus l’humeur à faire quoi que ce soit. J’ai juste envie de frapper dans quelque chose.

J’me ressaisis vaguement en regardant Craig, il attend une réponse. Il veut aller au vieux port, l’genre de destination que j’déteste. C’est nauséabond par là-bas, c’est plein de sous-espèces. J’déteste les humains, les longs-bras, les géants et tout ce qui n’a pas de nageoires. Ils prennent nos sirènes pour en faire des ménagères. Pas n’importe quel genre de soubrettes non! C’n’est pas comme chez nous où elles font seulement les assiettes en corail. Là-bas, ils les utilisent pour des choses d’adultes. Je crois qu’elles font du jardinage intensif ! Qu’elles font plein de choux, ‘fin c’est les rumeurs quoi. Moi ça m’étonnerait pas, la dernière fois que j’ai fais un tour au port, il y avait une bande d’humains qui débattaient sur la qualité d’une jeune sirène.

Je n’vais pas le laisser non plus en plan, c’est le frère de Tark quoi. Nan pardon, c’est Craig. Puis ce p’tit requin, je n’pensais pas qu’il connaissait des insultes aussi dures. J’les ai entendues quand il marmonnait dans sa barbe, un sacré. Rien que d’faire le rapprochement entre le début et la fin de journée, ça m’calme.

- Aïe ! – me lance Craig en grimaçant légèrement.

Mince ! J’lui agrippais l’épaule depuis tout à l’heure à cause de l’agacement, j’vais vraiment finir par le broyer. J’relâche la pression pour serrer mon poing dans le vide, le bras le long du corps. J’me tiens droit comme un piquet, j’me sens fautif et… étrange.

- Pardon ! Je n’voulais pas. – lui répondis-je d’une voix frêle.

Oh ! Reprends-toi doux Danzel, tu te laisse emporter par les émotions là.

- Aheum ! J’avais un reste dans la gorge ! Maintenant, j’te suis ! Enfin non, tu m’suis ! Parce que le port, il y a des brutes là bas. – me rattrape-je avec un surplus d’assurance.

J’lui esquisse un sourire gêné et forcé, ‘faut m’comprendre, ce n’est pas l’genre de chose dont j’ai l’habitude de faire. Je n’sais pas ce qu’on va pouvoir faire, il doit y avoir des échoppes sur lesquelles ont peut s’amuser à foutre un peu le boxon, shahaha. J’sais qu’il y a pas mal d’arrivages de légumes d’en haut, de la bouffe qui tâche ! On pourrait s’faire une partie de ça ! J’suis sûr que ça peut-être fendard ! J’regarde mon petit camarade, juste pour jauger. J’pense que ça lui plairait, ouais ! J’ouvre la marche en lui mettant un petit coup de paume dans le haut du dos. Il résiste un peu plus au choc, il prend l’habitude.

Le port se trouve tout au fond de la rue, c’est une grande ligne droite remplie d’habitations et surpeuplée. J’regarde Craig à plusieurs reprises, rapidement. Puis ‘faut que ça sorte, merde. Surtout avant que ce soit trop tard. J’l’arrête avec ma douceur reconnue pour lui demander de se retourner, chose qu’il fait illico-presto.

- Alors t’en dis quoi ?


Ses mirettes étincelantes fixent l’école, c’est tout à fait ça lors de la première fois. C’était la même chose pour moi et ça l’est toujours autant. Ressentir l’air marin s’engouffrer dans nos narines, se sentir libre, avoir la sensation d’avoir fait quelque chose d’aventureux. Encore mieux qu’une glace aux coquillages, encore mieux qu’un banc en sable pour parler. Il m’lance un léger sourire avant de reprendre la marche. On s’comprend, Craig.

C’est mal vu de se balader en dehors des heures de cours, surtout par les plus nobles des hommes-poissons. Surtout que j’suis connu dans le quartier, j’suis toujours là à vagabonder. C’est toujours les mêmes remarques lorsqu’on effleure les adultes. « Vous devriez être en cours, pour nous représenter plus tard, là haut ! », « Vous devriez faire bonne impression envers les personnes qui viennent de loin », et tout le tralala. J’ai vraiment l’impression qu’on nous inculte les bonnes manières pour servir de simple toutous. C’est que mon avis, j’suis qu’un cancre. J’l’assume, en tout cas. J’vois par contre que ça affecte le moral du frère de Tark, ça en revanche, je n’le veux pas. Alors j’lui dis des bêtises, pour lui faire oublier ce qui nous entoure. Ça à l’air de marcher une fois sur trois, c’est déjà ça.

- On est bien là, hein ? Au soleil et direction les docks ! – dis-je en simulant la gaieté.

J’ai déjà hâte de t’asperger la gueule de plante rouge Craig ! C’est l’genre de plante ronde et plein de sang rouge à l’intérieur ! Enfin, ce n’est pas du vrai sang, enfin, je n’sais pas. Je n’connais pas.
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J'ai pas l'impression d'suivre une voie très "vertueuse", celle des héros, qui portent leur fardeau jusqu'au bout, même s'ils finissent aplatis à quatre pattes sur la ligne d'arrivée. J'hésite toujours. J'sais pas si j'fuis quelque chose, comme une vie, ou si j'en poursuis une autre. P'tete un peu des deux. Je hoche la tête une ou deux fois, assez fort, à m'en décoller la cervelle, en emboîtant les pas de pirhana. C'est pour lui montrer que j'irai jusqu'au bout, que j'suis déterminé, même si en vrai ça m'fourre une grosse boule de doutes dans la tête qui me roule jusqu'au ventre en passant par la gorge, du genre de celles qui m'empêchent de dormir la nuit, lorsque j'me repasse ma journée en boucle comme un vieux film muet pour pouvoir en revoir tous les détails...

Ouais. J'aime bien l'port.

... me lancer à cette heure-là dans l'port, j'ai pas réfléchi, c'est débile ! C'est une des grandes scènes de l'île, toute la journée sous les projecteurs. Alors j'vais être vu par tout le gratin d'la ville, qu'iront cafter l'aventure aux darons. Pas qu'ils en auront grand chose à foutre ! Ça finira en remontrances et en comparaisons avec Tark. Ça fait longtemps qu'ils ont un peu figé son sort dans celui des cancres qui dépassent la société, qui tournent méchamment, qui finissent par user de leurs crocs pour mordre dans du plus tendre que de la chair froide, puis qui brandissent des sabres et des têtes fraîches. Moi, j'sais qu'il deviendra pas pirate. Les pirates du soleil, c'est les seuls à avoir su arborer un pavillon noir pas trop maculé d'rouge. Ça fait un siècle qu'on en a plus vu, des comme eux. Il veut devenir un justicier, Tark. Il se rangera jamais du côté des forts, et de leurs grosses bottes qu'écrabouillent des innocents en s'en servant comme escaliers jusqu'au sommet du monde. Qu'il disait.

C'est en deux temps qu'on pose les pieds au port, qu'est à même pas trois mouvements d'notre école. Le monde est p'tit, mon monde est p'tit. On a vite fait d'connaître par coeur notre bulle, quand on a un frère vadrouilleur ou qu'on est nous-même vadrouilleur. Les autres poissons qu'échouent ici la prennent pour un p'tit coin d'paradis où ils seront protégés de l'enfer de la surface, moi, j'la vois comme un aquarium oppressant, et notre soleil n'est qu'un oeil qui nous mire narquois d'puis là-haut, depuis l'vrai monde. C'est affreux... plus ça va, plus j'ai l'impression d'être observé d'toute part. D'être un poisson qu'on engraisse avant d'bouffer. Un poisson engraissé d'connaissances un peu pâteuses que la société pourra ronger jusqu'à la moelle avant d'le balancer à la benne. Encore la vision d'Tark. J'lui emprunte beaucoup, même si elle me fait peur. On dirait que notre monde est super toxique, alors que pourtant, parfois il paraît appétissant...

Et encore que moi, j'ai l'imagination qui m'tire de là. Elle me propulse loin à travers les épopées héroïques tournant à ciel ouvert dans l'monde du dessus, ses villes balayée de soleil, de misère ou de vice, ses déserts tyrannisés par le soleil et ses montagnes servant d'trône à madame Nature la glaciale. Mais Tark, trop terre à terre, c'est un poiscaille aux ambitions trop larges pour son bocal.

Et toi Danzel, hein ? J'me demande. Tu viens aussi au port pour t'empiffrer des drôles de fumets laissant un avant-goût de la surface, hein ? Pas seulement pour voler. Mater les humains baigner dans leur sueur, les chargements qui suintent bizarres et les navires garés à reculons dans leurs quais, ça m'suffit à m'sentir ailleurs.

J'ai un picotement bizarre dans les sinus, sûrement une épice qui crache son arôme trop loin. Un piment agressif et assez gerbant. J'enfournerais pas quelque chose qui pue comme ça dans ma bouche.
Piranha a pas l'air gêné, il l'hume p'tete mais ça l'fait pas tressauter pour autant. J'ai aussi une p'tite raideur au bras, mais j'évite de lui avouer. Il va penser qu'c'est sa faute, qu'il m'a fripé un nerf en m'enserrant l'épaule. Et faut croire que c'est p'tete de sa faute, sûrement même, mais j'ai pas envie d'pourrir une ambiance qui reprenait à peine son joli teint, celui d'une aventure avec un ami improvisé. Il avait l'air plus que désolé tout à l'heure, il avait honte. C'est dangereux, la honte. Ça paralyse.

Mais avec Danzel, j'me sens bien. Il juge pas. Et moi j'le juge, mais pas méchamment. Il a trop d'Tark en lui pour que j'puisse pas m'penser en bonne compagnie, d'toute façon.
En traçant dans les avenues qui longent les quais, celles bondées d"boutiques de bouffe et de tourisme, j'essuie des regards en biais d'adultes qu'arrivent à m'repérer, alors que j'leur arrive à peine à la taille. Piranha s'retourne régulièrement voir si je serais pas en train d'me noyer dans la foule, mais j'fais gaffe et j'tiens bon. J'suis assez riquiqui pour pouvoir me faufiler à contre-courant à travers le banc de poissons.

Avec son index, Danzel perce la masse pour me montrer une boutique de fruits marins, une bâtisse en bois incrustée dans la pierre, ouverte mais qu'a l'air un peu désertée. Mais j'sais qu'elle est tenue par un vieux sympa qui avait aidé Tark le jour où il s'était tordu la cheville après un vol qu'avait mal tourné. J'étais là.

Non, pas celle-là...

Il insiste pas, j'le mire l'air inquiet. Pas inquiet pour sa réaction. C'est l'odeur de piment fou qui vient danser dans mon nez qui m'effraie. J'sais pas pourquoi. Ça m'irrite l'intérieur du pif et l'intérieur de la tête. J'espère que j'me fais encore des idées, et que j'suis bien aussi parano que j'le pense...

Tu sentirais pas quelque chose de bizarre ?
Ça pue l'sang, ouais.

J'déglutis, m'envoie un mur en pleine poire. Littéralement, j'veux dire. J'me suis plié l'museau contre un coin d'rue, et j'recule étourdi, sous les mirettes abasourdies du piranha.

Hey, regarde un peu devant toi !

Moi qui pensait m'débarrasser d'mes écailles de boulet, v'là que j'me retrouve à compter les étoiles qui scintillent dans mes yeux embrumés, perdus dans le vide. J'lutte pour pas paumer l'équilibre, pas la peine vu que Danzel est là pour m'caser une palme dans le dos pour m'éviter d'trop pencher. Ça y est, j'la sens, la honte affluer dans mes joues...

Le sang m'met dans tous mes états, c'est comme une furieuse allergie incurable ! Et ma carapace de prédateur marin s'fissure bien vite une fois qu'on s'rend compte d'à quel point l'hémoglobine, ça m'fiche la frousse...

Ça doit pas être loin, non ?
Ouais, c'est tout proche.
On va voir ?

Il grimace et s'pare d'un air suspicieux, j'le comprends. Mon odorat m'soufflait que ça saignait pas loin d'ici, mais pas du côté des boutiques. C'pas une charcuterie qui fait dans l'cru. C'était du côté des ruelles étriquées du port, des intestins de la ville, remplis de merde. Les coins où d'habitude, j'm'aventure même pas escorté.

Bah là, sans poser d'questions, ni à moi, ni à lui, j'le suis dans ces coupe-gorges. La joie refroidie. L'esprit encastré dans l'mur que j'me suis envoyé, sûrement... J'réfléchis plus à mes choix. J'me laisse emporter par l'torrent. J'suis Danzel comme j'suis Tark, aveuglément et la tête éteinte...
On est moins peinard qu'il y a deux minutes, et on avale les pavés avec les jambes. Comme il adapte pas son rythme au mien, il m'sème, mais rapidement, il pille devant un autre embranchement d'la ruelle. Haletant comme un clebs tout juste né, j'freine à ses côtés, et...

Un humain, avec c'qui lui sert de palme en sang, un autre humain, tout roses, les deux, suants au point qu'leur peau pourrait refléter cette sirène, là, bâillonnée. Et des regards paniqués dans tous les sens, aucun adulte penché à sa fenêtre. Juste ces trois-là. Et nous, et le drame.

C'est des humains. Et ces choses affreuses qu'ils disent avoir le droit de nous faire parce qu'on est moins humains qu'eux. C'est ça qui m'piquait le nez, leur sang ! Il a un fumet granuleux, le sang humain, c'est comme un gravier qu'on m'déverserait dans l'pif. Ça fait aussi bobo que ça m'met mal à l'aise. Parce qu'ici, chez les poissons, quand on entend un humain saigner, c'est forcément qu'il s'est passé quelque chose de terrible. Et la sirène... Elle frétille en hurlant sous son bandeau, mais elle est la seule à entendre c'qu'elle pense. Mais moi, j'devine.

Et ça m'pétrifie. Mes jambes comme deux pilonnes électriques. Le frisson qui se hisse à travers ma colonne, et la détresse de cette fille qui me saute à la gueule, me lacérer. J'me vois à sa place, j'm'imagine noué dans l'ombre d'hommes me matant comme si j'étais qu'une babiole, un p'tit jouet, servant qu'à satisfaire les plaisirs de grands gosses. C'est ça, ses larmes, elles tombent en cascade sous un gémissement brûlant. J'peux pas laisser faire ça, et... et Danzel non plus, hein ?

J'arrête pas de vibrer, et j'sais pas si la force est là, quelque part en moi, logée dans un coin plus serein. Mais j'interroge quand même son regard, sombre comme un ciel qui s'apprêterait à vomir des éclairs.

... ils vont lui faire quoi ? Faut appeler la ga-garde... non ?
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