Le Vieux Sage du Banc numéro 3

- Les Jours Présents-
Garnison de Sabaody,
Cour des Officiers.

- Tu es sur et certains, Fred ? Sincèrement je doutais déjà ce matin, mais alors là…quand on l’à de visu, c’est encore pire.
- Rha, mais puisque je te le dis ! Regarde, tu vois bien sa moustache en guidon de vélo. Tu en connais beaucoup des gens avec des moustaches comme ça ?
- Non…mais quel est le rapport ? Depuis quand une foutue moustache est un foutu gage de costautitude ?
- De quoi ? C’est quoi ce mot ?
- Oublie…je voulais juste sortir un mot cool. Ca veut dire costaud, fortiche…Alors, depuis quand un gus avec une moustache ou une barbiche est censé être fort, Fred…?
- Mais sers- toi de tes yeux, mon pauvre Louis ! Il lui manque une paluche et il se traine avec un pilon de bois en guise de jambe…Tu crois qu’il s’est fait ces blessures de guerres comment, en trébuchant sur une scie ?
- Ha, mais je sais pas…Il est louche, c’est tout. Je sais pas, mais c’est une impression générale…sa pipe, son manteau tout crade. Il passe toutes ses journées à donner à bouffer aux pigeons. Si c’est un héro de guerre, pourquoi il porte pas plus de médailles ? Pourquoi qu’il a pas son fichu portrait dans le mess ?
- Tu cherches la petite bête, Louis, et à force tu va trouver mon poing sur ta figure ! T’en a pas marre de systématiquement me contredire, depuis ce matin…?
- Tu n’avais qu’à me permettre d’inviter ta sœur au bal de promotion…
-Certainement pas…je ne veux pas que ma sœur traine avec un vulgaire cann…
-Canonnier comme moi, et comme TOI par la même occasion ? On à le même grade, abruti.

Sophie se contentait de regarder le vieux marin depuis le début, sans trop prêter attention à ses camarades. Elle fit la moue avant de demander :

- Quels sont ses exploits déjà, Fred ?
- Ha, enfin quelqu’un qui prête attention à ce que je dis…
-La semaine dernière tu as voulu faire croire aux gars de l’unité que ton père avait fait fortune dans le commerce de l’huile de Roi des Mers…
- La ferme, Louis, ou par Dieu tu va finir par le regretter ! …
- Fred ?
- Moui, Soph’…ses exploits, donc. Selon mon oncle Guy-Loup, se serait lui le Commandant Pat McPatte. Le seul et l’unique à avoir triomphé du tristement célèbre John Trois-Pattes. Ce type, assis devant vous…il a le plus haut score de pirates utilisateurs de fruits du démon mis sous les verrous. Un bête de concours. Pendant douze ans à la barre du GrosJean, le croiseur de guerre.
- Fred ?
- Oui Soph’ ?
-Pourquoi il passe ses journées sur un banc à parler aux pigeons ? Puis pourquoi il cache cette bouteille dans un sac en papier brun ?
- Je dirais même plus…c’est quoi ce vieux filet jaunâtre séché le long de sa jambe de pantalon…

Fred sembla un moment porter toute la misère du monde sur ses épaules. C’est avec un soupir profond et une main sur le front qu’il reprit.

- Si ma mère était là elle dirait que je perds mon temps à parler avec un gros lard et une sociopathe. Tiens, prends ça et va le voir, Soph’…

Fred lui fourra dans les bras un sac d’épicerie gras et froissé, tout droit sortit de son sac. Il la regarda s’avancer vers le vieux sur le banc, un air enfin approbateur sur le visage.

- Si ma mère était là, elle dirait que je p…
- Ouais, mais dommage, elle est clamsée depuis trois ans…

Sophie-Laure atteignit le banc sans même remarquer le nuage de poussière soulevé par le pugilat de ses camarades au sol. Sans demander la permission elle prit place à la gauche du vieux croulant, serrant contre elle le sac. Avec en guise de salutation un rot magistral le vieux entama la conversation :

- Bienvenue, Hô novice sur le chemin de l’apprentissage.
- Bonjour, mon Commandant.
- Portes-tu sur ton giron la besace aux offrandes pour le maitre de la sapience ?

Elle tâta le sac et crut reconnaître la forme et la consistance d’un sandwich emballé dans du papier ciré…et une bouteille.

- Vous voulez parler du casse-croûte et de la bouteille d’alcool ?
- Passe-moi la bibine en quatrième vitesse, petite…

Sans attendre qu’elle le lui tende il se saisit du sac et en extirpa la bouteille. Le sandwich connut le triste destin de finir jeter par terre, dévoré par une horde de pigeons boulimiques. Visiblement parler devait lui donner soir… il fit un sort à la bouteille grâce à une magnifique technique de cul-sec minute.

- L’état d’ébriété est proscrit pour les gradés en garnison. Code de Conduite des Officiers, Article 34, alinéa...Je sais plus.
- Ferme là. C’est moi qui le dis. Ici et maintenant. Alinéa : il en reste encore, de c’te bibine ?
- Je crains que non, mon Commandant.
- Alors qu’on en finisse. Pose moi ta fichue question puis décampe.

Quand un pigeon particulièrement mal élevé envoya voler d’un coup de bec un morceau de tomate sur sa chaussure, Sophie-Laure eu soudain l’envie pressante et profonde de foutre le camp, tout simplement. C’est dans ce genre de situation qu’elle se prenait à maudire Fred Gibbons sur deux ou trois générations. L’haleine du vieux fut une motivation suffisante pour poser sa question au plus vite.

- Et bien voilà…Je voudrais savoir quel est votre secret pour être si fort. Mon ami dit que vous avez réalisé mille et un exploits.
- Et sans l’ver le petit doigt, en plus…
-…c’est absolument ce que je veux faire. Je veux réussir à gagner mes combats sans lever le petit doigt ou le coin de ma fesse… et sans me blesser si possible. Ni suer. Le mieux, se serait que je gagne le combat sans même me battre.

Si elle croyait avoir rencontré le maitre du rire gras avec postillons en la personne du Sergent Instructeur Fatty, elle comprit que c’était faux. Le vieillard lui explosa de rire au nez, envoyant par la même une kyrielle de bave et surement un chicot ou deux…

- Tu te foutrais pas de ma gueule, par hasard ? Un guerrier gagne ses combats par la force de son esprit ou celle de sa lame. Toi, tu m’à l’air niveau physique de manier ton sabre comme un manche, et niveau mentale tu me parais la plus grosse feignasse de toute l’archipel. Tu t’attendais à ce que je te sorte quoi ? Une technique secrète millénaire…? Maintenant si tu ne veux pas que je te dénonce pour être venue dans la cour des officiers, file moi l’oseille que tu transporte sur toi. Te parler, ça donne soif.

Plus légère de quelques Berry, Sophie-Laure reprit le chemin de sa chambrée. Si elle avait prit la peine de cogiter sur la morale de cette expérience, elle ne se serait surement pas remise en question, mais elle en aurait fait baver à Gibbons… Mais heureusement pour ce dernier, elle n'en fit rien.
Bah, c’est toujours les idiots qui ont de la chance…