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Si on ne peut plus tricher avec ses amis, ce n'est plus la peine de jouer aux cartes.

Edge Town, 1612, Joseph a 16 ans, des pustules plein le visage, des poings solides et de l'ambition à revendre. Dans sa folle quête pour devenir le Roi du Grey Terminal, le jeune délinquant ne recule devant rien: voler, passer à tabac, dépouiller des cadavres voir même, à l'occasion, un meurtre. Il n'y avait qu'en ôtant la vie que vous pouviez être pris au sérieux au sein du Grey Terminal. Le cycle de la vie façon Grey T. c'était "un autre meurt et moi je lui pique tout ce qu'il a sur lui". Les morts n'avaient pas besoin de leurs vêtements ou de leur argent. Les vivants non plus la plupart du temps ou en tout cas, moins que Joseph.

Par la force de ses poings et grâce à ses petites magouilles, le Crack avait pu obtenir tout ce qu'un gosse du Terminal pouvait désirer. Il avait un toit au dessus la tête et du pain sur la table tous les jours de la semaine. Mais il n'était pas satisfait, il voulait la reconnaissance. Il voulait le titre de Roi. Ils étaient nombreux en course pour le titre et le Gros Roger, qui occupait actuellement le trône, ne leur facilitait pas la tâche. L'homme savait s'entourer et se protéger. Cela dit, un bon coup de surin et le nom du roi des ordures changerait. Tout ce qu'il fallait à Joseph c'était un bon plan et de l'argent, beaucoup d'argent.

L'argent, était le nerf de la guerre des gangs d'Edge Town et la source de vie (ou de mort cela va sans dire) du Grey T.
L'argent, graissait les pattes des gardes facilitant ainsi les entrées et sorties de la ville.
L'argent, vous offrait les meilleures lames que vous n'auriez pu prendre de force à cause de l'ex Sergent d'Elite faisant office de videur.
L'argent, faisait qu'un garde du corps loyal devenait soudain le meilleur des surineurs.
L'argent, qui pouvait acheter une vie et qui manquait tant à Joseph.

L'argent enfin, qui était la raison pour laquelle le jeune Joe le Crack était dans une ruelle obscure de Edge Town en train de se faire passer à tabac.

Comment notre héros s'était il donc retrouvé dans cette fâcheuse situation ? Disons simplement qu'il s'était aventuré sur un territoire dont il ne maîtrisait pas les codes ou plus prosaïquement, qu'il avait tenté de la faire à l'envers au mauvais lascar. Voilà ce qui arrivait quand on essayait d'arnaquer un cercle de jeu clandestin aussi connu que celui de Tony le Marteau et qu'on se faisait prendre. On finissait battu comme pulpe histoire de vous passer définitivement l'envie de recommencer. Les gars d'Edge Town manquaient quelque peu de détermination selon les critères de Joseph, cela dit, il n'était pas en mesure de se plaindre.

Il faut dire que le Joseph n'avait jamais été un grand discret, alors évidemment, quand il avait tenté d'utiliser les cartes qu'il avait préalablement dissimulé dans ses manches, ce fut un échec cuisant. Imaginez un peu la scène. Une salle sombre et enfumée, comme il sied à ce genre d’événement clandestin. Autour de la table de jeu, les plus grands joueurs de la ville ainsi qu'un intrus qui avait laissé un important pot de vin à l'un des organisateurs pour acheter son siège. Tous sont concentrés sur leurs cartes. Au centre de la table, le pot est déjà de plusieurs centaines de milliers de berrys. La tension est à son comble quand soudain, un As de Pique glissa de la manche du jeune Joseph pour terminer sa course en flottant au beau milieu de la table. Inutile de préciser que le silence tomba sur la pièce presque aussi rapidement que le poing qui estourbit le malheureux tricheur.


"J'suppose que vous m'croirez pas si j'vous dis que cette carte était pas à moi ?"

"Pouah, t'as vraiment aucune honte toi. Et les autres cartes qu'on a trouvé en t'faisant les poches, elles étaient pas à toi p'tet ?"

"Promis juré craché que non. C'est rien qu'un coup monté ! J'suis certain que c'est un coup de ce fumier de Big John ! Tiens r'garde, j'te le prouve, j'crache."

Et un molard qui atterit sur les bottes de l'interrogateur. Le second sbire ricane un instant avant de se taire sous le regard furieux de son compère. Sur un signe de celui-ci, il assène une nouvelle droite au jeune rebelle.

"Pardon, j'ai pas bien entendu. Tu disais p'tit ?"

"Vot' gars, y cogne vraiment comme une fiotte. Même ma grand mère ferait mieux que ça."

Un soupir de lassitude s'échappa des lèvres de l'homme. Pas besoin d'encourager le frappeur, il avait décidé comme un grand d'enfiler son coup de poing américain. Et voilà pour améliorer le profil de l'adolescent qui s'effondra au sol comme un tas de chiffe mole.

"Ca y est ? T'es calmé ?"

"..."

"Pas de réponse ? Bon... Butch ? T'sais ce que t'as à faire. Quand t'en auras fini avec le gosse, fous le au dépotoir."

L'homme tourna les talons et retourna à l'intérieur de l'établissement, laissant le dénommé Butch seul avec sa victime. Victime qui ne paraissait guère impressionnée par le sourire sadique de Butch. Cela dit, c'était peut être dû au fait que la moitié de son visage était couverte de sang. Dur de déchiffrer une expression à travers le sang. Ce fut peut être là l'erreur de Butch. Il pensait être le Maître et prenait plaisir à bourrer le ventre de sa victime de coups de pieds jusqu'au moment où un surin jaillit de nul part et lui trancha le tendon, le faisant s'effondrer à terre en hurlant. Dommage pour lui que son hurlement soit si vite étouffé par la main crasseuse du jeune Joseph.

"Faible. Faible. Faible. Faible. Faible ! Hahaha. On dirait que c'est pas moi qui finirait au dépotoir finalement."
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On ne se rend pas à Edge Town pour les vacances. Pas un décor de carte postale. On ne se rend pas à Edge Town pour trouver un travail. Les offres d'emploi, c'est pas vraiment le truc en vogue ici. On ne se rend pas non plus à Edge Town pour y rencontrer l'amour de sa vie, pour y retrouver de vieux amis, ou pour faire escale pendant une croisière. Non, on fait rien de tout ça, ici. En fait, il n'y a qu'une seule raison pour laquelle on peut vouloir se rendre à Edge Town. Parce qu'on cherche les emmerdes.

Et on les trouve. Toujours.

Au détour d'une ruelle sordide, devant les battants d'un troquet minable au petit jour; plein soûl au milieu du caniveau ou trop inattentif les yeux rivés vers d'inaccessibles étoiles. Il y aura toujours un couteau, une branche en biseau, un cran d'arrêt dernier cri ou un surin fait de ferraille et de rouille pour vider un homme de tout son sang dans ces quartiers mal-famés. Parce que cet endroit, c'est la déchéance absolue. Le sous-sol ultime de l'humanité, juste à côté du charnier qu'est le Grey Terminal. Ici, il y a juste assez à gagner pour que les gens conservent toute la méchanceté vile, retorse et incoercible que l'âme peut contenir et ne cèdent pas à la loi de la jungle décousue qui règne de l'autre côté des froides palissades. Si peu à gagner, tout à perdre. On croit s'habituer à la misère, jusqu'à ce qu'on s'y enfonce un peu plus. Elle vous engloutit, patiente, petit à petit. Vous y trempez les pieds déjà, quand vous êtes en bas âge. Elle vient vous étreindre jusqu'aux hanches à l'adolescence, pour mieux vous aspirer. Elle remonte, implacablement jusqu'à votre cou, des années durant alors que vous devenez homme. Et elle vous avale brutalement, vous digère en une journée et vous condamne à une éternité de ténèbres un anonyme matin d'hiver. Voilà ce qu'est Edge Town.

Alors pourquoi venir délibérément défier une entité sombre, mauvaise comme celle-là ? Parce que. Le marin brave les vagues et les intempéries par amour de la mer; le soldat risque sa vie au front pour défendre une cause, du moins le croit-il; le pirate vit avec la menace constante de la potence; moi c'est totalement différent et un peu pareil. Il me faut une tunique véreuse dans laquelle me parer, un turban de vice à arborer, des grolles d'esbroufe pour arpenter les rues sales; et un jeu de cartes. Je veux de la canaille, loin de l'air pur. Des lumières tamisées, un escalier grinçant vers une antichambre austère gardée par un maton borgne. Je veux une salle de jeu derrière, clandestine, enfumée au mauvais tabac et qui voit l'homme aux mains sales sous ses gants bien blancs échanger son argent avec celui du truand aux dents en or et à la gueule barrée de cicatrices. Je veux une lame planquée dans la botte et le bruit d'un chien qu'on arme en attendant que le croupier anxieux libère la dernière carte. Et je veux gagner. Je veux tout ça, tout le temps, maintenant. Aujourd'hui plus que d'habitude.

L'envie d'adrénaline et l'envie de me rouler dans des histoires glauques ont mis le grappin sur moi comme le ferait une bonne femme qui vous fait un bébé dans le dos. Tu veux résister, tu veux faire différemment, mais plus longtemps tu luttes, plus le retour au bercail sera brutal et difficile. J'ai essayé de me détourner du chant des sirènes corrompues. Mais tout me rappelait cet univers. La moindre cigarette, le moindre verre de whisky. Le parfum d'une courtisane et la mélodie nostalgique d'une gratte. J'ai essayé de refuser. Mais comment ? Je suis seul, sans mes compagnons de troupe tombés au nom d'une cause dans laquelle je ne me reconnais pas. La révolution. Ils sont morts. Ils m'ont abandonné. Mais elle, non. Elle m'a attendu, tout ce temps. La ville; tentatrice, chaude, incendiaire. Tomber sous son charme, c'est tout ce que je pouvais faire.

Alors j'ai pris la route du bar. Celui-là, pas un autre, et pourtant, la liqueur du diable coule à chaque goulot, à chaque comptoir. J'ai laissé la serveuse me faire de l'œil pour gratter un double gratuit; j'ai laissé le mec qui la reluquait me toiser méchamment de ses yeux gris. Je lui ai calé ma pétoire devant les narines quand on est sortis s'expliquer et je lui ai braqué l'enveloppe et les dix plaques qui y reposaient parce qu'un petit démon à la voix sensuelle et aux seins parfaits m'a susurré à l'oreille qu'il y avait une partie dans l'arrière-salle.

J'avais déjà huit mille sur moi. Dix-huit mille avec ma recave non conventionnelle. Moins cinq pour convaincre le videur. Il a ri, je lui ai dit que je ressortirai riche dans cinq heures; et je me suis assis dans la tanière du diable. Plus petit tapis entrant de la soirée. Sous le Borsalino noir, à ma droite, un sourire en coin est apparu. Méprisant, l'homme a pensé que je m'étais égaré. Mais il n'a rien dit, et il continuera de se taire tant que cette exquise sensation de pouvoir dépouiller un être vivant le parcourra. Condamner un homme, c'est étrangement jouissif. Le fait de tenir son existence dans le creux de sa main Le costard blanc, à ma gauche, m'a souhaité la bienvenue. Il m'a dit qu'on jouait en Five Card Draw. Celui des truands. Ça m'a plu. J'ai craqué une allumette et pris le talon qu'on m'a tendu. Et j'ai distribué.

Deux heures on passé. Les billets ont transité. J'ai frôlé la banqueroute dès ma deuxième main, mais je me suis rétabli. Et je suis monté, haut, très haut. J'ai trois cent mille devant moi maintenant, et ça m'a valu plus d'un sifflement admiratif. Et plus d'un regard de plomb. On m'a demandé d'où je venais, j'ai dit d'ailleurs. On m'a demandé mon nom, j'ai dit Rik. Et c'est à peu près tout. Je ne fais que boire, fumer, et jouer. Y'a un peu moins d'une heure, un mioche de pas quinze piges ou à peine nous a rejoint. Il avait le regard battant et de la chance. Il trichait. On l'a trainé dehors pour s'assurer que ça ne se reproduirait plus. C'était y'a dix minutes. Un évènement comme un autre dans une douce soirée de crime où je ronronne de plaisir. Une harmonie délicate se brode, ma pile de jetons monte, les leurs diminuent. C'est bien. Sensation de bien-être. Il ne manque que l'odeur du sang et d'une femme pour replonger complètement. La nuit est encore longue, ça viendra. En attendant, je me lève de table. Je dis que je vais pisser. Je laisse mon flouze là, il est au chaud. Aussi inconscient ça puisse paraitre, personne ne se risquerait à prendre le pactole d'un autre en pleine partie. On peut le planter après, par vengeance, on peut le menacer avant, droit dans les yeux; mais on le vole pas comme un rat. C'est la règle. Tacite, muette, immuable.

Comme je veux pas tomber sur un connard éméché aux chiottes, je vais dehors refaire la neige. Je sors par l'arrière et laisse le froid m'envahir. Je fais un nuage de buée et de tabac en allant dans la ruelle. C'est agréable. Il commence même à tomber quelques flocons. J'commence mon affaire et j'sens que je suis pas tout seul. Au fond, dans le noir, y'a un bruit poisseux et du poison dans les paroles. C'est mon soir, j'y vais. Je veux ma danse avec la mort. Alors j'finis de pisser et j'approche. Je vois le gosse, le tricheur, à califourchon sur un sac d'os, une bouillie de chair difforme. Mais au poignet du corps sans tête, y'a la même montre qu'avait Butch un peu plus tôt. Le con. J'm'approche. Sans faire discrètement; l'autre est tellement obnubilé par son travail de destruction totale qu'il fait pas gaffe. Ni à mes pas qui font craquer la neige fraiche, ni à l'odeur de tabac que je colporte. Il sursaute juste quand j'attrape le bras gauche de Butch pour lui faucher la montre. Je passe l'objet de luxe à mon poignet, mire l'effet que ça donne. Ouais, ça me plait bien. Le jeune commence à montrer les crocs, ça lui ferait pas peur d'en saigner un deuxième. Seulement moi, j'ai mon flingue à ma ceinture. Et il a beau avoir l'air du genre très con, il a comme un sixième sens en alerte.

On se regarde, la tête-brulée et moi. On s'apprivoise doucement. Je fais un geste pour prendre un truc dans ma poche. Il a un mouvement de recul. Il est prêt à décarrer. Mais j'le braque pas. Je jette simplement une clope à ses pieds. Il est surpris, il hausse les sourcils. Moi je fais rien du tout parce que je sais même pas pourquoi je lui ai lâché une tige. J'en ai plus que trois maintenant. Le temps qu'il la ramasse, j'lui ai déjà tourné le dos. Je vais rentrer. J'ai une partie à terminer.
    Le plaisir que le jeune Joseph ressentait à chaque coup de poing était telle qu'il en ignorait la souffrance causé par ses mêmes poings. La joie que lui procurait la vision du visage de Butch, un peu plus méconnaissable à chaque coup, était indicible. Plus, il lui en fallait plus pour être rassasié. La Mort l'avait frôlé mais ne lui avait fait aucun mal. Il était son amant, son petit protégé, son fils préféré. Comment aurait elle pu s'en prendre à lui ?

    En lui envoyant un autre de ses enfants chéris ? Comment expliquer autrement la présence incongrue du Jouer aux côtés du gamin dans cette ruelle. Joseph feula à la manière d'un chat, se préparant à bondir pour lui sauter à la gorge. Il n'était plus à un mort près et ne pouvait prendre aucun risque. L'homme était armé et alors ? Un flingue ça ne vous donnait qu'une chance, s'il le ratait, c'en serait finit de lui.

    Mais non, pas de tir, pas de menaces. L'homme se contenta de lui lâcher une tige de tabac avant de lui tourner le dos, sans accorder d'avantage d'attention à l'ado meurtrier. La cigarette paraissait luire dans la neige sous les yeux de Joseph, il s'en saisit et se releva la tête juste à temps pour voir le joueur pousser la porte de la salle de jeux.

    "Tsssk. M'laisse même pas le temps de caler une réplique classe."

    Il aurait voulu parler à l'homme, lui dire quelque chose. Le menacer de lui casser la tête s'il racontait ce qu'il avait vu peut être. Le remercier pour la clope aussi, qui sait... Il se sentait bizarre à cet instant. Un peu à côté de ses pompes. Le cadavre de Butch sembla lui rendre son regard. Brrr. Il devait se débarrasser du corps. Facile pour Joe. On était à Goa après tout. Il suffisait de balancer le mort, une fois délesté de ses possessions matérielles, dans une des énormes bennes qui seraient déversé dans le Grey Terminal et hop. Disparu le corps.

    La soirée n'était que peu avancée. La partie devait encore se poursuivre autour de la table de jeu de Tony le Marteau. Le Crack était curieux. Il voulait revoir l'inconnu, savoir qui il était. Sans déconner, vous en connaissez beaucoup vous des types qui auraient réagi ainsi en voyant un cadavre ? Pas le Crack. Du coup, il se disait qu'il s'était peut être trouvé un... confrère. Et puis pour autant qu'il s'en souvienne, l'homme jouait plutôt bien aux cartes.  Pourrait toujours servir. Le Crack n'avait pas abandonné son idée de plumer le Marteau. Le fait d'avoir manqué de se faire tuer ne l'en avait pas dissuadé, bien au contraire. Et puis quand le Marteau réaliserait l'absence de Butch, son déplumage, voir son élimination, deviendraient nécessaire pour la survie de Joseph.

    Ouais, la survie. Penser à sa survie. Il devait être fort et le leur prouver à tous. Ouais, être fort. C'était ce sur quoi le Crack fixait ses pensées alors qu'il surveillait l'entrée du tripot de Tony depuis un toit voisin. Lentement, très lentement, il tirait sur la clope que l'homme lui avait laissé. Chaque bouffée avait le goût de la liberté. Il s'imaginait en Roi du Terminal tout puissant imposant sa volonté à tous et pendant les nobles aux murs. Huhu, ce serait génial.

    Ah. Fin de la pause, il était temps de se remettre aux affaires. Sa cible venait de sortir du tripot et le Crack se mit en chasse. Suivant le Joueur depuis les toits, le gosse ne le perdit pas de vue à mesure qu'il entrait dans les ruelles puis soudain, plus rien. Joseph étouffa un juron et sauta dans la ruelle pour essayer de retrouver la piste de l'homme. Derrière lui, le click d'un briquet qu'on allume se fit entendre. Quand il se retourna ce fut pour voir le visage du Joueur à travers un volute de fumée, son flingue toujours aussi négligemment porté à la ceinture.

    "Pouah, j'suppose que j'pouvais pas te filer sans que tu t'en rendes compte. Bwhéhéhé, tu m'as bien eu ! Oh, merci pour la clope ! T'sais pas comment c'est dur d'en trouver dans l'coin. C'la dit, j'pourrais sans doute t'en dégoter. J'peux tout trouver moi."

    Et le gars Joseph de tendre une pogne bien propre, toujours se laver les mains après avoir fracassé un crâne, au Rik, tout sourire. Le surin qui dépassait à sa ceinture ? Oh rien qu'un outil de travail. Pourquoi sa main gauche était elle négligemment posée dessus ? La force de l'habitude sans doute.

    "Moi c'est Joe et j'suis l'futur Roi du Terminal. Et toi alors, t'es qui ?"
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    La partie a repris son cours. Il m'est toujours favorable. Les billets ne cessent d'affluer devant moi et je vibre toujours plus intensément sous l'effet de la victoire, euphorisante. Je me sens rayonner comme un soleil dans les ténèbres. Le whisky a meilleur goût, les cartes sont plus douces, même les escorte-girl du bon Tony commencent gentiment à me faire de l'œil. Elles sont en train de lui masser les épaules et c'est sur moi pourtant qu'elles jettent un regard plein d'envie. C'est là, dans cette scène très précisément, que repose le vrai pouvoir. Je me sens devenir le maître du jeu, j'ai l'aisance, je dicte les relances au fil des mains, de plus en plus autoritaire, et personne ne peut vraiment endiguer le courant. Je dicte la partie. Dans les ombres fuyantes, parmi les charognards; je maîtrise. C'est beau, c'est jubilatoire. Sentir la flamme brûler du plus profond de mon corps et jusqu'au bout des doigts, voir le feu contenu dans le regard du Marteau qui n'aime pas être dompté, la chaleur du désir, électrique, danser aux coins des lèvres chaudes de ses courtisanes.

    Extase. Sublime. Totale.

    Et au bout d'un moment, il me parle et l'hypnose se dissipe. Les couleurs redeviennent ternes, mon blazer, les rouges à lèvres, les chaines en or, tout perd de son éclat.Tout, sauf la lueur dans le regard de Tony. C'est celui d'un bulldog, torve, et les trois cent mille qui forment comme un timide halo de lumière blanchâtre sur la table entre nous deux attisent encore plus son agressivité. Deux étoiles perçantes, incisives dans un océan de nuit. Il vient de rajouter cent vingt mille.


    Ça fait beaucoup d'argent.
    C'est que du papier.

    Je crache une bouffée de tabac dont les nappes viennent parader entre nous deux, à la lumière du lustre opaque. Je paye et je prends une carte. Il en demande deux que je lui donne. Il rigole. Quelque chose de fort, qui respire l'aisance et la souveraineté. Autour de lui, les sbires sourient silencieusement, dociles. Les filles regardent, avides de connaitre le dénouement. Il reprend.

    T'as du cran. Travaille pour moi. Je paye bien.

    Et il pose cinq cent mille. Je relance à tapis. Un million.

    Les cartes payent mieux.

    Tic nerveux. La tête part sur le côté, les lèvres se plissent, crispées. Une vague de crainte et d'excitation mêlées parcourt l'audience. On n'intervient pas, on ne serait pas à sa place. Mais je sens dans l'atmosphère que la scène est inédite. On ne s'oppose pas ouvertement au Marteau. Il paye. Je montre un full de Rois par les Valets. Il jette les cartes de dépit et se lève brusquement. Un brasier dans l'iris. C'est magnifique. Je ne réagis pas. Je vide mon verre sans me presser. Une main sur mon épaule. Froide, lourde, énorme. Et la voix, presque métallique, de l'homme de main auquel elle appartient.

    C'est le moment de partir, l'inconnu.

    Silence. Réflexion. Des idées qui se bousculent dans le cercle infini des pensées. Des idées houleuses, des idées ivres, des idées brillantes. Le molosse me dit de me lever et je ne veux pas obéir, absorbé par le spectacle inouï des visions. Je vois la grande roue tourner, dévoiler les bouteilles de rhum, les jeux de dés, les cigares, les pétoires et les stripteaseuses. C'est parfait et les chimères me rivent à ma chaise. Mon corps est lourd, j'ai pas envie de le soulever. J'ai pas envie de bouger; et pourtant ma patte gauche délicatement déjà va se perdre sous le repli de ma veste pour caresser du bout des doigts la crosse de mon flingue. Un automatisme, une pulsion subite, brûlante, à laquelle je dois me plier. Tirer. Faire tonner la poudre, pleuvoir le plomb, libérer l'incendie. Des cris, du sang, des larmes. Le prix à payer pour recevoir de plein fouet cette claque d'être en vie qui te percute les neurones et vient envahir tes poumons comme un shoot de la plus pure drogue qui existe. Je suis accroc à l'oxygène et c'est l'adrénaline qui le fournit. Je vais le faire.

    Mais on ouvre la porte, brusquement. Sans bruit parce qu'il y a un respect des codes, même quand on pénètre à la Cour des Miracles, malgré tout; mais c'est allé beaucoup trop vite pour que ce ne soit rien. La gérante du côté bar - une vieille peau de soixante balais peut-être qui a dû être bien gaulée en son temps - vient souffler quelques mots à l'oreille du Marteau qui m'oublie complètement dès que les paroles ont imprégné son cortex trop limité de prédateur impulsif.


    Butch est mort. Battez le quartier et trouvez-moi le fils de chienne qui a fait ça. Je le veux vivant. Et toi, t'appelles l'Anguille. De suite.

    L'Anguille ? Bah, j'me fous pas mal de qui ça peut être. Une frénésie nouvelle parcourt l'assemblée. On me laisse récupérer à peu près toutes les liasses que j'ai gagnées. Ça doit faire pas loin de trois millions et se trimballer avec autant d'argent sur soi ici est une belle façon de commander sa mort. Qu'importe. Il va falloir encore deux minutes au Marteau pour réaliser qu'une seule personne était susceptible de descendre son employé précisément ce soir. Mais on y est pas encore. Le courant d'air froid qui s'est engouffré a ramené avec lui les effluves de la misère intestine qui pollue tout ici. Le charme se brise. Les anges et les démons entrelacés dans mon esprit se dissipent. L'état second m'abandonne. Tant pis. Je me lève enfin et sors. Sur le chambranle de la porte, j'entends Tony m'avertir qu'il vaut mieux pas qu'on se recroise. Je lui dis de pas s'inquiéter de ça, qu'il a d'autres chats à fouetter ce soir. Et je m'en vais.

    Je m'en vais me perdre dans les coupe-gorges obscurs, dans les tréfonds abjects d'un dédale que je ne connais pas. Je n'ai pas sommeil. Je veux juste marcher, ressentir sous mes semelles cette sensation de tasser la neige fraîche et continuer de fumer. Alors je grille une tige, puis une seconde sous la lune ronde et froide. Elle me semblait si attirante il y a une heure encore. Plus grande, plus brillante, plus belle. Mais maintenant, le cerveau a repris la barre et les sens ne sont plus soumis aux poussières d'étoiles et de sang qui font réagir l'instinct au quart de tour. C'est juste un astre muet et triste qui berce les âmes solitaires ou égarées.

    Il y a une ombre, au dessus de moi. Un oiseau de nuit qui voltige de toit en toit. Ça fait deux minutes que je l'ai remarqué, je ne sais pas depuis quand il m'épie. Je m'engouffre dans une impasse anonyme et j'attends. Je ne sais pas encore qui me file au train, mais ici est un aussi bon endroit qu'ailleurs pour le découvrir. Bruit de chute étouffé par le tapis blanc, il a atterri, quelques mètres devant moi. Le Zippo libère une flamme qui l'avertit de ma présence. C'est le jeune de la partie.

    Il a l'arrogance des adolescents et l'aplomb de celui qui a faim. De celui qui veut manger au râtelier des princes. Et derrière cette assurance, il y a la méconnaissance complète des relations humaines pour avoir trop souvent parlé avec les poings. Il a du cran. Et une lame. On se serre la main. Je le regarde dans les yeux, il ne va pas m'attaquer s'il ne flaire pas la peur. Alors je parle.


    Rik.

    Ça fait peu; ça satisfait pas vraiment sa curiosité alors je rajoute encore que j'ai pas d'histoire de moi à raconter. Et puis, on se lâche la main, je tire une taffe et je le mets au courant :

    Ton petit numéro est pas passé inaperçu. Tu ferais mieux de te trouver un endroit où te planquer.

    Ça a pas l'air de l'effrayer. Il en est presque fier. Alors je me fais la remarque : c'est le premier mec du coin que je vois ne pas craindre le Marteau.

    Bon pour lui. Peut-être.
      Dans la ruelle obscure, l'adolescent et le joueur s’observaient à la manière de deux animaux. Le Joueur avait vu juste, la jeune tête brûlé ne l'attaqua pas. Il l'observait, l'évaluait. Il faut dire que le tapeur de cartons n'apportait pas beaucoup de grain à moudre à la conversation. Pas que cela ait une importance quelconque, le jeune Joseph était capable de parler pour deux. Mais pour le coup il souriait au Rik car oui, le sale gosse était fier de son coup.

      "Pas passé inaperçu ? Bwhéhéhé, je m'en serais douté tiens. Ça veut dire qu'le Marteau bah maintenant y connaît l'nom de Crack Joe."

      Le gosse marqua une pause, son sourire ne cessait de s'élargir. Il devait vraiment être heureux d'avoir trouvé une oreille pour l'écouter déblatérer ses plans de domination du Terminal.

      "Merci du conseil mais j'me planquerai pas, t'es fou ! J'suis pas un putain de ver qui s'planque dans sa coquille au premier blème venu. Queud ! T'sais ce qu'on dit Rik ? La meilleure défense c'est l'attaque. Chasser le chasseur, arroser l'arroseur. Nan, ça te dit rien ? 'tain t'es pas causant comme mec..."

      Loin de se formaliser de ce manque criant de reparti, l'adolescent s'apprêtait à en rajouter une couche. Il était souvent d'humeur volubile quand il était "rassasié". Heureusement pour Rik, l'adolescent n'en eût pas le temps de le noyer de paroles car des cris retentirent de l'entrée de la ruelle. A en juger par la teneur hostile de ces cris, le Marteau avait fini par additionner deux et deux et réaliser que seul le petit blond exclut pour tricherie de son cercle de jeu avait eut l'opportunité et le mobile de tuer Butch ce soir là.

      "C'est le petit enfoiré qu'a tué Butch ! Il est là !"

      Le cri se répercuta en échos tout autour d'eux, les rabatteurs du Marteau les avaient localisés. La chasse était lancée et le gibier c'était eux. Oui, oui, eux et pas juste Joseph. Pas de bol pour le Rik qui était entraîné bon gré, mal gré dans les ennuis. Cela dit, s'il se faisait attraper, il aurait du mal à expliquer la présence de la montre du mort à son poignet. Comment Joseph pouvait il ? Oh facilement. Les rabatteurs l'avait hurlé.

      "Ils sont là ! Y sont deux !"

      "C'est l'joueur de cartes et l'ptit tricheur ! Chopez les !!!"

      Les cris se rapprochaient, à l'entrée de la ruelle, c'était désormais tout un groupe de sbires menaçant qui progressaient vers Joseph et Rik. Qu'allait faire le futur Roi du Terminal ? Attaquer bille en tête le groupe de truands comme il l'avait déclaré un peu plus tôt ? Ou pas.

      "Changement de plan, on s'tire par'tnaire !"

      Tournant prestement les talons, le Crack détala dans la direction opposée sans demander son reste. Le Rik le suivait sûrement, s'il savait ce qui était bon pour lui. Joseph était ici chez lui après tout, il connaissait ces ruelles mieux que personne, d'après lui. Impossible qu'on les choppe dans ce dédale de ruelles où les bonnes planques fourmillaient. Ils allaient fuir puis réduire la meute peu à peu, façon guérilla. Enfin ça c'était le plan. Déjà, il fallait réussir à semer les premiers poursuivants et juguler l'éventuelle colère d'un Rik pas forcément jouasse d'avoir être entraîné de force dans toute cette histoire. L'appeler "partenaire" l'avait mis dans la merde jusqu'au cou ? Joseph n'en était pas du tout navré, c'était même sans doute fait exprès.

      "Bwhéhéhé. Bienvenue à Edge Town Rik ! J'te fais la visite guidée pendant qu'on court ? Bwhéhéhé ! Qu'est ce qu'on se marre !"
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      Il est prolixe. Il dégage une énergie turbulente qui fait fondre la neige plus vite; cette folie brouillonne de la jeunesse qui apprend à repousser ses propres limites au fur et à mesure qu'elle s'en découvre. Mais il y a plus. Il y a ce besoin d'expansion insatiable derrière chacun de ses gestes, derrière chacun de ses mots; j'entrevois cette certitude qui l'anime, totale, immaculée. Elle le convainc de son futur avènement. Crack Joe veut devenir King. C'est beau même si ce sont des mots pourris par le sang chaud qui macule ses poings, lâchés dans une impasse sordide; ça donne envie d'y croire pour lui, de soutenir sa cause. Mais la volonté de participer à sa croisade ne suit pas. Parce que derrière cet enthousiasme forcené, lui ne voit pas l'horizon froid. Il s'éclaire à la lanterne et il voudrait irradier le monde du haut de ses quinze piges s'il les a. Pourtant, si je m'éloigne de son petit halo de convictions flambantes, je retrouve les ténèbres. Cruelles, avides. Et elles auront tôt fait d'engloutir la pâle lueur qui a cru pouvoir chasser les ombres de leur trône.

      Il s'aveugle à trop regarder son avenir doré dans les yeux.

      Mais la nuit choisit à ma place de faire du gamin furieux un acolyte de circonstances. Les limiers du Marteau ont déjà battu le pavé et sont remontés jusqu'à nous. On est ensemble, on fait la paire, forcément, se disent les esprits étroits et bornés des hommes de main. Ils se jettent sur nous et un étrange venin vient électriser mon cerveau. L'heure n'est pas à la négociation, je n'ai pas envie de m'y risquer. Si les étoiles brillent là-haut, c'est en quête d'action. Elles sont friandes des aventures des hommes, qui leur offrent à elles aussi le droit de rêver. Qui suis-je pour leur ôter ce plaisir ? Elles, jamais, ne se déroberont à notre regard lorsqu'on lèvera les yeux au ciel. C'est donnant-donnant.

      Alors. J'ai la main sur la crosse de mon flingue, prêt déjà à ouvrir les hostilités mais le jeune chien fou a changé subitement d'humeur. Prédire son prochain mouvement relève de l'impossible. Il fait partie de cette race d'insoumis, qui jamais ne se laisseront apprivoiser, encore moins dresser. C'est cette sensation de ne pas le comprendre qui m'incite à le suivre tandis qu'il détale en lâchant un éclat de rire rempli de confiance et d'amusement. C'est ce son, communicatif, son tempérament insondable qui m'incitent à ne pas lui lâcher les basques, plus que la nécessité de se serrer les coudes. On est dans la même merde, mais si je peux m'en sortir seul, pourquoi devrais-je m'encombrer d'un fardeau ? Le meilleur ticket de sortie qu'on a, c'est celui que l'on s'offre à soi-même, pas celui que les autres nous accordent. Mais il est incohérent, inhabituel et je le suis dans ce dédale piégeux, dans ce repère du crime maquillé d'un manteau blanc pour paraître plus sexy. Et ça marche.

      La silhouette du cogneur devant moi m'entraine dans une rocambolesque course-poursuite sur un terrain que je ne connais pas. Derrière, des cris, des bruits de course, étouffés par le tapis de neige. J'abandonne bien vite l'idée de garder ma roulée au bec, l'effort me coûte. Les perles de whisky s'épuisent dans mes veines et moi je perds mon souffle à tâcher de tenir la cadence du jeune. J'en souris, je profite de cet imprévu que j'inhale, qui me transporte sur la lune et dans mes songes, comme la plus douce extasie. Situation inhabituelle, plaisante. Edge Town est la seule à offrir ce genre de divertissement mortel à ses ressortissants. C'est elle qui dirige tout, ici, théâtre grandeur nature qui orchestre les festivités, fait défiler sous vos yeux, avides de plus, des vagues d'évènements hypnotiques, des miettes de votre vie qui vous subjuguent. Je suis là, dans un canapé de monarque, avec un champagne divin, rivé sur les images qui m'entourent. Je me vois courir. Je vais vite. Je visualise parfaitement mon corps dégingandé avancer, à grandes foulées derrière mon lièvre. Un souffle chaud et un halo de buée. J'entends tous les sons, en cent fois plus distinctement. Le jeune qui me parle, les poursuivants qui nous somment d'arrêter. Le battement de mon cœur. Magie. C'est un tableau saisissant, une représentation grandiose. Une touche de rouge sang dans la nuit, un trait de bleu roi qui se fond dans le décor derrière lui, et des petits points blancs, désordonnés, excités comme des abeilles après du miel. C'est beau et je veux en voir plus.

      Mais la projection s'estompe. Le charme se brise, mes pupilles perdent l'étincelle éphémère qui accompagne une transe tandis que se dissipe l'enivrante sensation d'immortalité qui me caressait. Je vois de nouveau Joseph, il rit franchement. Moi je respire un air nouveau et mes poumons dégustent avec appétit ces bouffées de frais qui viennent me faire découvrir mes propres entrailles en les effleurant, délicates. On ne court plus. Il n'y a plus personne à nos trousses et déjà la suite me demande ce que je compte faire.

      Je pourrais filer, seulement je me perdrais encore plus profondément dans l'antre du vice. Ça ne m'effraie pas mais je veux en garder pour demain. Je pourrais en coller une à Joe pour m'avoir forcé à courir autant mais dans le fond j'ai aimé l'entracte. Je me retrouve un peu perdu, comme un nouveau client dans un casino qui ne sait à quel démon se livrer pour dilapider les liasses qui dorment dans ses fonds de poches. Il n'y a que moi, le jeune loup et Edge Town qui attend, curieuse, ma décision pour agiter les fils de ses marionnettes.

      C'est entendu. Je me grille une clope, elle me donne la réponse dès que m'envahissent ces fragrances de plaisir.


      Ok Joe, je te suis. Montre moi comment tu vas conquérir ton Royaume.

      Suivre son ascension. Oui, je crois que ça pourrait me plaire. Il sera toujours temps de changer d'avis plus tard.
        J'ai changé d'avis. Décision abrupte du réveil instillée par ce sommeil déshydraté par l'alcool et ce matelas en parpaing sur lequel mes côtes se sont froissées de la fin de la nuit jusqu'au début de l'aube. Ça fait peu, niveau repos. La fatigue nerveuse apporte la mauvaise humeur, la susceptibilité et toutes les friandises néfastes qui s'en suivent. J'ai cligné trois fois des yeux irrités au sang, massé mon crâne encrassé au mauvais bourbon et abandonné là le matador en herbe, à son ronflement gras et son sourire béat trop juvénile pour ses ambitions.

        Je suis sorti. J'ai marché. C'était déprimant. La ville dans le jour naissant m'a paru malade. Étreinte d'une sordide apathie. Ici, rien n'a de charme une fois le soleil levé. Cet environnement n'est pas fait pour s'épanouir loin de la lune et des astres froids. Les ruelles tamisées derrière la brume n'abritaient aucun tripot actif, aucune démarche brinquebalante sous l'effet du rhum brun, aucun chanteur itinérant occupé à s'octroyer dans les bourses des moins vigilants son salaire ni le moindre criard beurré pour inciter à l'algarade une foule entière. Rien qu'un silence froid, deux ou trois cabots agressifs autour d'un tas d'ordures en décomposition et mes grolles pour claquer sur le pavé rond ou dans la fange.

        J'ai raclé ma blague pour y grappiller les dernières miettes de ce truc qu'on peut appeler tabac si on est arrivé à se convaincre que ça en est à force d'oublier le goût du vrai. Certains jours, c'est mon cas. Aujourd'hui, non. Je me suis simplement grillé une tige somme toute infâme, pour entamer cette journée répugnante que je gaspillerai à attendre de voir décliner la luminosité. Ici, il n'y a rien d'autre à faire. Les soûlards constituent les trois-quart de la population; les barmans, serveurs, prostituées et autres criminels le dernier quart. Autant dire que ça laisse pas une place énorme aux honnêtes travailleurs et aux gens sans histoire. Je sais pas exactement quelle étiquette m'attribuer dans ce charmant tableau, mais certainement pas celle du mec qui va pointer au boulot à huit heures tapantes.

        Je ne le pourrais pas.

        Il me faut la nuit. Grandiose, magique. Celle qui prodigue pour chaque nouvelle représentation aventures, rencontres, amours et blessures. Celle qui rassemble les gens, les encense, les maltraite, les brise. La Nuit. Elle distille derrière son manteau d'ombre mystique cet air de fête, ces bulles de frénésie, d'extraordinaire qui rendent la vie tellement plus intense, plus belle et plus violente. Elle transcende les joies, décuple les haines, épouse, froisse, lie ou déchire à jamais. Elle gouverne nos pulsions et exacerbe les passions. Elle nous fait plonger dans l'alcool, nous embrase en un battement de cil, nous réduit à néant en un claquement de porte. Formidable maquerelle. Elle est la femme idéale. La maîtresse dont on rêve tous. Celle qui hante mes journées d'attente interminable.

        J'essaye de me souvenir. Son parfum enivrant, sa voix électrique, ses gestes érotiques. Je me nourris de ces survivances. Et j'attends, pion défait, pitoyable, sans substance, de revivre à son retour. Assis sur un tabouret grinçant dans un troquet sans âme, abandonné de ses clients, de ses rixes, de ses chambres de passes turbulentes. Je suis seul. Fourbu, agonisant, en attendant que les heures passent. Compatissant, le gérant m'a offert une pinte quand je suis arrivé. Pour la maison. J'ai à peine réagi. Je prends une gorgée, ou deux, quand la soif m'en prend. Le patron, un rondouillard moustachu auquel je m'amuserais pourtant pas à chercher des crosses, est reparti s'affairer un peu plus loin sans se montrer plus curieux. Ma mine déconfite ne plaide pas pour une conversation. Le temps passe. Lentement. Paresseux.

        Au bout d'un moment, les battants s'animent dans mon dos pour annoncer l'arrivée d'un autre client. Un autre type paumé comme moi à une heure indécente pour trouver quoi faire dans l'antre du vice. Là encore, je réagis pas.

        Le type vient s'asseoir au bar, à un tabouret de distance de moi. Je ne lui accorde pas un regard. Pas la volonté. Ni l'envie. Je louche sur les reflets dorés de ma chope, où dansent les images qui ont composé mes dernières nuits. Amorphe. Impatient.

        Fatigué.
          Le type a une voix aigüe, claire. De belles bottines propres, une taille fine. Ses longs cheveux noir jais bouclés, parfumés accompagnent un teint froid, presque maladif. Il a également des boucles d'oreille brillantes sans être trop ostensibles, une écharpe rouge bouffante enroulée trois fois autour d'un col roulé noir et une poitrine presque opulente. Je percute. Le type est une gonzesse.

          L'apathie qui me lacère les muscles épargne un temps mes méninges. J'effectue un rapide examen de la voisine pour évaluer son potentiel. En un battement de cils. L'aisance de l'habitude. Le type est une gonzesse sacrément bien gaulée. J'apprécie la vue, je détache pas mes yeux d'elle. Je la reluque de la tête aux pieds, indiscret. L'homme fourbu par une nuit trop courte et mouvementée ne s'embarrasse que rarement de manières élégantes. Et les seules fois où il s'y risque, il se voit invariablement démasqué. Autant s'épargner le sentiment de gêne occasionné. La donzelle n'a pas l'air dérangée par mon comportement. Et pour cause. Elle est elle-même en train de lorgner sur moi sans pudeur. On se mate. Ni elle ni moi ne nous offusquons. À Edge Town, les seuls à prendre des gants sont les boxeurs clandestins.

          L'échange silencieux se prolonge une dizaine de secondes, jusqu'à ce que le tenancier du bouge fasse irruption, fort à propos. Si la scène s'était prolongée, elle aurait basculé dans le tendancieux trop rapidement pour conserver originalité ou intérêt. Le bonhomme demande ce qu'il peut offrir à la belle, elle commande un whisky sec. Une moue approbatrice gagne mon visage fripé d'homme usé par la vie nocturne. Trois rondelles de cuivre roulent sur le comptoir de bois égratigné, jusqu'à la bourse du patron. La liqueur glisse dans la foulée du goulot jusqu'au verre le plus propre de l'établissement. Et puis, le proprio repart sans se montrer avec le beau brin de fille plus prolixe qu'avec moi quelques minutes avant. Il disparait dans l'arrière-boutique où l'on entraperçoit quelques tonneaux rebondis dans une démarche qui n'est pas sans rappeler celle des plantigrades par son côté gauche et nonchalant.

          Chose que je ne m'explique pas, la donzelle est d'humeur sociable. Avant de porter l'alcool à ses lèvres, elle lance un "
          Santé ! " trop enjoué pour l'heure matinale. Conciliant, je transvase mon verre de ma patte gauche à ma patte droite et le présente devant le joli minois. On trinque. À ce moment, pour la première fois, mon regard croise le sien. Et soudain, je me fige. Je me noie. Aspiré par ses prunelles trop intenses. Immenses, sans âge. Ce ne sont pas des yeux, mais deux puits d'émeraude d'une profondeur effrayante qui me scrutent. Deux perles aux lueurs mutines, mais si sages. Deux perles amusées, et démesurément graves. Maelstrom furieux qui brasse des flux d'émotions contradictoires et d'une intensité écrasante. Un phare lumineux qui perce l'âme, transcende, accable, réveille désir et colère, tristesse et hargne. Ses joyaux pourraient déclencher une guerre mondiale. Je me sens mal à l'aise, presque confus. Je camoufle mon trouble derrière un masque impavide. Elle sourit, distraite.

          Je me remets à peine du contact visuel qu'elle s'envoie déjà la première moitié de son verre d'une rasade, bravache, pour l'achever dans le mouvement suivant. Je ne bouge pas, subjugué. Je bois ses gestes. Elle s'en rend compte. Son sourcil interrogateur me rappelle mon inaction. Je bois pour vrai. Deux puissantes gorgées qui font tomber au plus bas le niveau du houblon dans son écorce. Sans attendre que le gérant revienne, elle passe par-dessus le bar, empoigne la bouteille entamée et nous ressert une digne lampée chacun. Une si louable initiative mérite que je sorte de ma torpeur. On trinque à nouveau, je me présente.


          Rik.
          Nessy.

          On boit.
            Elle parle. Beaucoup. J'écoute. Attentif. Ses phrases sont chantantes, ses gestes insouciants. Elle me raconte sa journée de la veille et mentionne la minute d'après son amie d'enfance perdue de vue depuis. Sans réserve. Entière. Parfois, je glisse un ou deux mots convenus pour signifier que je suis toujours à notre discussion. Un "Naturellement. ", un " Non, vraiment ? " qui me dispensent d'en dire plus; ils suscitent toujours une réponse abondante, un soliloque mélodieux et animé. Et cet équilibre convient à chacun de nous. Elle est une charmante conteuse, et moi un public attentif et pas plus moche qu'un autre.

            Sa voix nous transporte hors du temps, les verres de whisky qu'on s'enquille sans vergogne également. Ils me font oublier pour l'heure mon impatience de retrouver la nuit. L'alcool nous dépose à la frontière si ténue entre l'entrain exquis de l'ivresse douce et le fardeau d'une cuite déjà trop avancée. On flirte avec la limite, sans jamais la dépasser et autour de nous, au gré de nos bavardages, le bar se remplit. Les buveurs solitaires s'installent sur les tabourets, les groupes et les couples leur privilégient les tables. La vie reprend peu à peu ses droits. Les heures passent. Un jeune serveur vient rejoindre le gérant pour lui prêter main-forte alors que l'après-midi est encore jeune. L'endroit s'anime. Des clients entrent, des client commandent, et des clients repartent. Et nous, on ne bouge pas de notre place.

            De tout le temps où elle parle pour deux, je reste en grande partie nez planté dans ma conso. Pour éviter de me confronter à son regard ravageur, en premier lieu. Et aussi parce que son timbre de voix sincère ne ment jamais; il suffit à lui seul à m'informer de la part de bonheur que Nessy accorde à un souvenir. Il y a dans son récit une gaieté constante, qui oscille entre le bien et le très bien et qui me berce, sans requérir le moindre effort de ma part. Ses paroles forment une paisible et heureuse rivière, baignée de soleil et des chants de la nature, j'en suis le cours, détendu.

            Pourtant à un moment, quelque chose change. Radicalement. Sur les coups de seize heures peut-être, alors que l'affluence monte en flèche, l'atmosphère autour de la belle s'assombrit. Le fond de la bouteille a été versé un peu plus tôt dans nos deux verres et Nessy vient d'en finir avec une anecdote toute en légèreté. Il y était question d'un brave mec qui l'avait aidée à son arrivée ici. Un gars sans histoires. Mais au moment de prononcer son nom, sa voix s'est faite murmure, complainte. Une douleur gigantesque a refait surface sans crier gare, en véritable raz-de-marée. Maintenant, une peine terriblement vive se lit sur les traits endeuillés de l'énigmatique Nessy et j'en panique presque. Je repose mon verre, affecté plus que je ne devrais. J'en prends conscience et ce constat me laisse perplexe.

            Que se passe t-il ? Cette fille est un vrai faisceau à émotions, elle les diffuse sans effort, sans même en avoir conscience. Et je me suis fait royalement capturer au cœur de sa bulle. Serait-elle simplement plus humaine que nous autres ? Ou suis-je devenu plus con ? Autour de nous, personne d'autre ne semble atteint par son chagrin. Pourtant moi, tout ce que je vois, c'est ce visage meurtri, tordu d'une affliction encore récente. Et pour une raison que je ne m'explique pas, j'ai la sensation de partager son fardeau.

            À nouveau, nos regards se croisent. Je serre les dents pour ne pas fléchir sous la violence de ses yeux. Je me rapproche d'elle, doucement. Elle souffle :


            Andy...
            Quoi, Andy ? Qu'est-ce qu'il y a " Andy " ?
            Vous... Vous devez m'aider. S'il vous plait.
            Vous aider ? À quoi faire ? À retrouver Andy, c'est ça que vous voulez ?

            Elle fait tristement non de la tête. Je ne comprends pas. Je regrette subitement le demi-litre d'alcool qui m'entartre le bocal et fauche en douce son verre de rhum à mon voisin pour rallumer la lumière là-dedans. Ça ne marche pas, mais au moins, personne ne m'a vu faire. Enfin, Nessy relève le visage, un éclat de fierté retrouvée embaume tout son être. Une larme coule doucement le long de sa joue gauche, comme pour sublimer sa dignité. D'une voix déterminée, fragile mais assurée, elle balance, en me plantant ses deux joyaux vert nuit droit dans les orbites :

            Vous devez m'aider à tuer Andy !

            Et moi je dis oui.
              Pourquoi ? Pourquoi j'ai dit oui. La voix intérieure m'interpelle mais elle reste enfermée sous une bulle de verre. Réduite au silence par Nessy. Son aura. Son pouvoir. Je ne peux me détourner d'elle. Ce sont ses yeux. Si perçants. Ils me mettent à nu. Si remplis d'émotions. Si intenses. On tuerait pour pareils joyaux. C'est ce que je m'apprête à faire. Si le Diable avait une apparence, ce serait la sienne. Ou peut-être est-ce un ange ? Elle semble si pure... Je lis en elle une telle tristesse, une infinie douleur. Le mal ne peut souffrir autant. Et pourtant, elle m'exhorte au meurtre. Les certitudes s'écroulent devant ses larmes. Les théories se percutent, explosent et s'épousent dans une nuée d'étincelles qui remet en question toute moralité, tout sens des valeurs. Comment savoir ?

              Je suis incapable d'y voir clair en sa présence. De distinguer Bien et Mal, Vérité et Mensonge. Je sais juste qu'elle a besoin de moi et que je suis à ses pieds. Son chevalier servant. Le preux, le loyal, le valeureux. Celui qui s'exécutera, celui qui ne se détournera pas d'elle, que la solitude ronge, gangrène profonde. La bouteille est vide, sablier écoulé. Ce soir, je vais abattre une cible. Tyran ou Juste, Dieu ou Homme. Qu'importe. Tant que son regard m'embrase, rien ne saurait m'arrêter dans ma croisade.

              Nous sortons. La nuit est électrique. Les flocons scintillent et viennent crépiter dans le manteau d'encre, mille et unes lucioles dansantes. Elle a si froid. Je lui donne ma veste. Pourquoi ? Mon blazer, mon signe distinctif au delà de tout autre. Cédé sans l'ombre d'un remords. Je m'abandonne à ses besoins et désirs. Elle manque de courage, je lui tends une cigarette qui vient raviver le feu de ses convictions. Elle tremble en lâchant un petit halo de fumée, mais sourit, rassérénée. Et je souris en retour.

              Nous quittons le bar, vers une destination inconnue, côte à côte sur ce tapis blanc qui craquèle sous le moindre de nos pas. Les rues défilent, les passants se raréfient, les candélabres s'effacent. Elle ne dit rien. Elle sait. Je la suivrai jusqu'aux enfers tant qu'elle me regarde. Je me sens unique face à elle. Merveilleux, divin. Bercé d'une ivresse plus douce que le meilleur bourbon n'offrirait, transporté plus loin qu'aucune médecine ne le permettrait. Nessy. Elle n'est pas humaine. Elle est ma sirène.

              Je la laisse me guider au gré des courants, plonge avec elle dans une inconnue chimérique. La neige, cotonneuse, vient se nicher dans les ondulations de sa chevelure. J'aimerais la toucher. Je n'ose pas. Comme si j'en étais indigne. Nous traversons l'espace et le temps, toujours ensemble et je pourrais ne vivre que de cet instant. Lui accorder l'éternité par ma bénédiction. Quelque part sur le chemin, nos corps se rapprochent. Nos épaules s'embrassent et sa main délicate et frigorifiée vient se lover dans la mienne pour y chercher protection, réconfort. Les doigts s'entrelacent, elle s'accroche à moi avec la force de la fébrilité. La hargne de la faiblesse.

              Une écharde ardente vient me poignarder en plein cœur. C'est l'état de grâce. J'oublie tout. Cette ville, ce monde, mon nom et mon âme. Je suis avec elle. Elle m'a choisi. Je suis son Élu.

              Le temps s'arrête, tout s'immobilise. Le réverbère qui grésillait. Le volet rabattu par le vent tailladant. Chaque élément de notre décor, pétrifié. Tous. Transis par la puissance de l'instant. Le marcheur, figé. Les flocons, suspendus leur danse. Il n'y a que nous. Ma reine mystique et moi. Je l'enlace par la taille. La porte face à moi, vigoureux, habité. Les étoiles de neige, dans la nuit et sa chevelure, s'éparpillent autour de nous tandis qu'elle virevolte. À nouveau, elle plante ses rubis dans mes yeux dévoués. Et là, j'y vois une lueur surpassant toutes les précédentes.

              Elle m'aime.

              Je l'embrasse. Fougueux. Elle répond ardemment. C'est violent comme un coup de poing, puissant comme une éclipse. La vie ne respire plus. Transie devant cet instant. Et nous, passionnés, brûlants. Déchaînés. Notre union fait fondre la neige à nos pieds, dissipe la brume pour dévoiler une lune enflammée. Je deviens fou. Je ne suis plus moi. Je dépose ma conscience sur ses lèvres humides.

              Quand nos corps se détachent enfin, je ne sais plus qui je suis. Je renvoie des yeux envoûtés à ma déesse. Nous ne sommes plus dans la large avenue au décor féérique. Nous sommes devant une lourde porte de bois sombre. Austère, menaçante. Et tout autour, une bâtisse froide et dure. Nessy chante à mon oreille. Entre complainte et harangue.


              Il est ici.

              Sa main serre toujours bien fort la mienne. Nous y sommes. Ma guerre sainte prend fin ici.
                Broock. Mon quarante-sept d'ordinaire peu bavard éventre la porte avec une ardeur enjouée. Ravi de se mettre au service de ma Déesse. La neige furieuse tourbillonne, s'engouffre par la brèche. Je l'accompagne. C'est de l'antre nébuleuse que m'agresse la vague de froid. Curieux. Un froid purulent. Surnaturel. Dans la nuit, les relents de crime prennent une odeur plus prononcée. Je la reconnais d'expérience. Maison de maître muette, âpre. Mormone. Il y a un goût de suppuration dans l'ombre. De vicié. Plus qu'un repère à malfrats. L'antichambre du Mal. Il s'est produit une abomination ici, je le sens au plus profond des tripes.

                Ni son, ni lumière. Un vide total m'accueille à bras ouverts. Je prends connaissance des lieux, de mes yeux de chat. Deux portes, une à gauche, l'autre à droite au bout du hall d'entrée. Un escalier, planté devant moi. Qui conduit plus profond dans la géhenne. De l'étage s'échappent de petits pas fluets, sournois. Bruissants. Tiens, tiens, on me réserve une surprise.

                Un croissant de lune vient déposer sa pâle clarté sur nos mains liées. Je tiens toujours fort celle de Nessy. Nous sommes indissociables. Elle ne tremble pas. Elle a simplement froid. Très froid. Je caresse doucement sa peau lisse, pour lui apporter mon réconfort, ma sécurité. Comment la convaincre ? Moi qui suis dévoué au moindre de ses désirs. Je m'occupe de tout. Quand je la dévisage, toujours cette même braise dans le regard qui me poignarde, m'asservit. Elle, suave, lascive. Qui laisse pourtant exsuder, enfouies sous le châle de son âme, ces éclaboussures meurtries. Témoins d'une plaie encore ouverte. Je ne comprends pas. Cet amalgame si dense, ces courants contradictoires. Et cette confusion qui m'étreint quand je suis avec toi. Qui es-tu, mystérieuse créature ? L'esprit pur ? Le malin ? Une simple femme, ma divinité ? Unique. Protéenne.

                Je vole au goût de ses lèvres la direction à suivre. Nul besoin de parole. On communique sans mot. Soldat, montez, semblent-elles ordonner. Bien, Général. Vous êtes le Commandant, moi la piétaille. Vous êtes ma sirène, je suis votre marin échoué. Mes pas martèlent le bois creux, viennent déchirer le silence de ce manteau de ténèbres. J'y vais à borgnon, mais qu'importe. Je sais tout ce que j'ai besoin de savoir. Je la tiens au creux de ma paume, elle, légère, prête à chavirer au premier faux-pas de son guide. Mais je tiens bon. Marche après marche, j'avance.

                Habité par un feu inconnu. Le coeur pur, le maintient droit. Edge Town suit, avide de nouveauté, ma vaillante procession. À contre-courant des spectacles retors, des actes misérables, du vil, du lâche et de l'avide que ses habitants ont d'ordinaire à lui offrir. Ce soir, je suis le héros. Le porteur de la lumière. Pour l'amour d'une reine.

                Là, le couloir. Emprisonné dans la nuit, lui aussi. Mais, au bout de ce couloir. Les spasmes d'un feu craintif s'évadent par le jour entre la porte et le plancher. Nessy s'agite. Je lève le coude, serre le poing. La voilà ! L'issue. Derrière cette porte. Pour toi, ma toute-puissante. Je vais aller t'obtenir Justice.

                Et puis, une fois l'affaire traitée, plus rien ne se mettra en travers de notre amour.

                De ma main gauche, j'entrouvre la porte. Dernier coup d'oeil à côté de moi. Son regard déborde d'un bûcher exalté. Le feu de la grâce me guide.

                J'entre.
                  Trois. Ils sont trois. En première ligne, un homme entre deux âges dans son pyjama, les traits fatigués. Bonne carrure. Droit sur ses panards, devant un lit deux places miteux. Au fond de la pièce, blottis dans un coin, une femme, la sienne à parier, et un adolescent, regards inquiets. Ils n'osent pas me regarder dans les yeux, mais savent pertinemment la raison de ma présence ici. Ils attendent le châtiment.

                  C'est toi Andy ?
                  Il n'y a personne de ce nom ici, m'assure le lascar en tentant de garder son aplomb.

                  Je ne me démonte pas. Je sais discerner une vraie relance d'un vilain bluff. J'empoigne Nessy encore plus fort qu'auparavant et plante mes lampions droit dans ses joyaux. Elle ne doute pas. Sa certitude m'envahit. M'ôte le moindre doute. Je prends une gorgée de cognac et assène :


                  Tu mens.

                  L'homme ne s'en défend pas. Trop de force, de conviction dans ma voix. La bourgeoise gémit. Apeurée. On n'est jamais prêt quand l'heure du jugement tonne. Qui de nos jours assumerait pleinement ses fautes devant le bourreau ? On a tous l'espoir un peu fou d'échapper aux conséquences de nos actes. La vaine quête d'une échappatoire. Mais je ne suis pas de ceux qui transigent. Pas devant Elle.

                  Nouvelle gorgée.


                  Je ne ferai rien aux tiens si tu me suis.

                  Voix dure. Implacable. Son sort est déjà scellé, il ne peut négocier que pour ses ouailles.

                  C'est d'accord.
                  Après toi.

                  Je l'invite à sortir. Nous ferons cela au rez-de-chaussée. L'homme me dépasse, atteint la porte.

                  Père ! Que faites-vous ?
                  Ne t'occupe pas de ça, Jim.
                  Mais... cet homme est fou ! Il va vous tuer.
                  Je vous aime. Tous les deux.
                  Père, non !

                  Je referme la porte. Les protestations et la lumière des bougies restent étouffées derrière le bois corrodé.

                  Avance.
                  Il ne leur arrivera rien ?
                  Rien de rien. Avance.

                  On traverse le couloir et redescend. Nessy et Moi, deux pas derrière lui. Je le distingue à peine. Chaque marche effacée nous rapproche de la sentence. L'escalier craque sous notre poids. Je ne l'avais pas remarqué en montant. En arrivant au palier, un fumet de poisson vient surprendre les narines. Nos sens se retrouvent curieusement décuplés dans les moments fatidiques. Merveilleuse mécanique.

                  Ça sent bon. Tu es cuisinier, Andy ?

                  Pas de réponse. Je relance l'obscurité.

                  Hé bien, tu es cuisinier, oui ou non ?
                  Pêcheur. C'est mon épouse qui cuisine.
                  Je vois.

                  Nous voilà presque à la porte d'entrée.

                  Arrête-toi là.

                  Andy s'immobilise.

                  Une dernière parole ?
                  Je ne mérite pas ça.

                  Sa voix défaillit, imperceptiblement. Dans le silence de mort, chaque nuance est décuplée. Nouveau coup d'oeil vers Nessy. Sa tranquille assurance me conforte dans mes gestes. Dans ma foi.

                  Je m'en fous.

                  J'attrape ma pétoire. Arme le chien. Pointe le canon de l'arme en direction de sa silhouette voûtée par la fatalité. Tout se passe vite. Simplement. Méthodiquement.

                  Père !

                  La voix étranglée du gosse perturbe l'exécution à l'ultime seconde. Il n'a pas obéi. Je pivote, dérangé. Il est là, douze marches plus haut, une flamme paniquée et virevoltante en main. Son visage épouvanté par ce qui doit suivre clairsemé de la lumière désordonnée. Tant pis pour lui.

                  Le cri de détresse de son fils arrache Andy à sa résignation. Brusquement, il se retourne et vient frapper mon poignet. Je lâche mon arme sous l'attaque. Puis la main de Nessy, de ma bouteille, pour contrer le direct qui visait ma tempe dans la nuit. Ma garde encaisse le coup.

                  Andy insiste. Il a la force de l'ouvrier. Habitué aux charges lourdes, aux tâches physiques. Une autre droite, puis une gauche. C'est confus, dénué de technique mais incisif. Je pare, j'esquive. Nos silhouettes tourbillonnent dans les ténèbres. Je place un uppercut au foie qui touche le malabar. Il ne se couche pas. Transcendé par les cris de sa famille. Il vient me plaquer à la taille. Mon dos fracasse une porte et le pugiliste m'emporte dans la cuisine.

                  Il est au-dessus. Il assène coup sur coup, avec la hargne de l'instinct de survie. J'en ramasse, une première, une deuxième et déjà mon arcade cède. Il suffit. Ma pogne gauche bloque enfin son poing droit dans l'ombre. Net. Ma paume libre remonte violemment et vient claquer son menton. L'édifice tremble. J'enchaîne. Un bras noueux passe derrière sa nuque, vient s'enrouler autour de son cou, serre, compresse, écrase et le rapport de force s'inverse. Il se débat, sans succès. Un coup de rein le renverse et c'est à mon tour d'amorcer une pluie de coups, à califourchon sur lui. Trois, quatre, cinq fois, je touche, sans réplique. Bruits sourds dans la nuit. Andy est vaincu, défait.

                  Son sang chaud repeint mes poings, je devine l'état de son visage. Là. Il est cuit à point. Je reprends mon souffle et me relève en titubant comme un métronome. Fâché. Ma colère a bondi, comme un coucou hors de sa pendule. Tirée de son sommeil par la résistance opposée. J'attrape Nessy et reprend une gorgée. Cette fois-ci, c'est fini. J'ai vaincu. Pour toi, suprême créature. Vois. Je le surplombe.

                  Je lis ta fierté dans ce regard de braises. Ton parfum m'électrise, ta robe flatte mes sens, récompense de mon triomphe. Tu vois. Je te l'avais promis. Je t'ai obtenu Justice. À mes côtés, tu es intouchable.


                  Finissons-en, Nessy.

                  Les draps de l'obscurité se rabattent sur le hall. Bordel, où c'est qu'j'ai mis mon flingue ? Je tangue à droite, à gauche. Bats le plancher sans succès. Quand soudain. La lueur. La bougie et l'enfant. Et au bout de son bras droit fébrile, pointé vers moi... Une arme à feu.

                  Espèce de... !

                  Bang.

                  Je ferme les yeux. Andy gueule, incapable de bouger, brisé par les coups reçus. Du verre vole en éclat. Ma main subit une myriade de griffures explosives. Je respire encore. Je suis vivant en ouvrant les yeux. Trois mètres devant moi, sur la deuxième marche, l'enfant. Toi ! Un éclair de colère me foudroie. De mon blazer, je pioche mon deuxième pistolet que je viens pointer droit sur sa poitrine frêle. Je vais faire feu quand... L'état de grâce se brise.

                  Mon monde s'écroule. Instantanément. Tempête, tornade. Séisme. Quelque chose a changé. Je le sens et me crispe. La magie s'est évanouie. Le charme est rompu. Je ne la ressens plus. Sa présence. Douce et enflammée, inébranlable et fragile.


                  Nessy !!

                  Elle se vide de son sang, fauchée. Allongée sur le plancher froid et sale. Je me jette à genoux. Voudrais l'aider mais ne peux rien. Elle est là, éparpillée au sol. Agonisante. Le feu de son regard déjà s'éteint. Sa liqueur imbibe déjà le parquet. Sa peau ne scintille plus. Sa chaleur n'est plus. Je veux la saisir, l'attraper mais elle est dispersée dans un millier d'éclats. Toute la magie de son être s'envole, se meurt avec elle. Si vite. Beaucoup trop vite. Être exceptionnel, tu as traversé la vie en brillant de mille feux, et déjà tu disparais. Je suis terrorisé. Mon phare, ma lumière. J'en tremble. Je tente de la ramener à la vie, c'est peine perdue. Nessy n'est plus. Ma reine, ma déesse. Toi, tes orbes enchanteresses. Déjà, je sens sa présence m'abandonner. Mes certitudes s'éroder. Mes rêves se dissiper. Elle est morte. Terrassée. Arrachée à notre romance. La faute à... cet enfant.

                  Nessy, Nessy... toi ! Qu'as-tu fait ?

                  Je me rue sur le gamin. L'empoigne aux épaules et le secoue comme un diable. Je hurle.

                  Tu l'as tuée ! Tu l'as tuée !

                  Le gosse ne réagit pas, tétanisé par la peur. Sa mère en désespoir de cause vient s'interposer et se jeter à mes gaudillots. Elle les embrasse même en implorant de nous épargner. Je me sens mal. Ma fureur chancelle devant sa supplique. Une faisceau de conscience me transperce et brise l'enchantement offert par ma bien-aimée.

                  Une ivresse traîtresse et perfide m'agresse. Je recule vivement, comme horrifié, pour échapper aux baisers de l'inconnue et à cet état physique dérangeant. Mon regard se noie dans celui du gosse paniqué, figé, pétrifié par la terreur. Où suis-je ? Qui ? Pourquoi ? Un relent me harcèle. Je me sens mal. Je veux m'enfuir. Je gueule.


                  Allez viens Nessy, on s'barre !... Nessy, t'es où putain ?

                  Je la cherche, paniqué. Ouvre les portes, titubant, trébuchant et manquant de me faire la peau avec la pétoire que j'exhibe dangereusement. Effrayé, affligé. Au coeur de la tourmente d'un mauvais trip. La maison bouge, les murs tremblent. Je fouille les armoires, gueule aux fenêtres et insulte les étoiles.

                  Allez, merde, Nessy !

                  Et là, je la vois. Me bloque et réalise. Les vestiges, sur le plancher. L'homme, étalé plus loin. La mère en pleurs, le gosse transi. Nessy. Elle git là. Sans vie. Ma déesse. Elle n'a rien d'une beauté fatale ainsi. En fait, ce n'est même pas une femme. Nessy. Ma bouteille de cognac.

                  J'encaisse la prise de conscience comme un KO technique. J'ai un haut-le-coeur. Je cours dehors. Dégringole du perron glissant, m'étale dans la neige brûlante. Et dégueule.

                  Je rampe encore sur quelques mètres. Me relève. Et disparais dans la nuit.


                  [...]


                  Le mal de crâne et la déshydratation me tirent d'un sommeil désagréable sur les coups de dix heures. J'ai une main et le visage ensanglantés. Mon oreiller est vermeil. Difficilement, je me redresse et pose mes deux pieds contre le plancher pour garder l'équilibre. Je suis encore ivre.

                  Merde, Rik.

                  Calmement, je reboutonne ma chemise et me traine jusqu'à la chaise où repose mon blazer. Je l'enfile sans un mot. Beaucoup trop lucide. J'esquive le miroir culpabilisant de la salle de bain et crache mes tripes au fond de l'évier. Je sors de ma chambre. Sans un mot. Sans ressort.

                  Je tombe nez à nez avec un escalier. Mauvais souvenir. Je dégringole maladroitement les marches et fais irruption dans le bar. Personne. Que le gérant. Signe de tête pour dire bonjour.

                  Il me juge, muet, un torchon en main, un verre à essuyer dans l'autre. Vilain bonhomme.

                  Je me traine jusqu'au premier tabouret, en bout de comptoir et m'assied. Fourbu.


                  Bien dormi ? Fait le gérant.
                  Non.
                  Qu'est-ce qui vous ferait servir ? Je peux vous faire des oeufs au plat.
                  ...
                  Monsieur ?
                  Un cognac, merci.

                  Une autre bonne journée qui commence pour Edge Town.