« Je m'en occupe. »
La voix grave d'Ike Basara met fin à cette discussion qui s'éternise depuis trop longtemps. Il ne daigne même pas jeter un dernier regard à ses confrères, se levant avec dédain, un dédain qui l'imbibe par tous les pores, suant sur sa tenue trop propre pour un homme avec les mains et les idées si sales. Ses semelles parfaites couinent sur le sol brillant lorsqu'il quitte la pièce, l'immense porte grince lorsqu'elle s'ouvre pour le laisser partir, et c'est comme un prince, comme Le Prince qu'il est, qu'Ike laisse ces ancêtres s'user le peu de cervelles qui leurs restent, à propos de projets que leurs esprits étroits ne peuvent même pas envisager sérieusement.
Ike le sait. Pour reconstruire quelque chose sur les cendres d'Impel Down, il faut avoir l'esprit retord, tellement qu'il faudrait se surprendre soi-même en y songeant, se faire vomir d'horreur. Ces croulants autour de cette table ronde ont l'esprit trop droits, trop nobles, pour créer l'enfer sur terre. Un enfer capable de décourager les pirates, qui en viendraient à craindre la puissance pourtant écrasante du Gouvernement. Un enfer sur terre sorti d'un esprit vicieux et malade, qui ferait trembler de terreur ces femmes et ces enfants dans leurs chaumières. Au final, un enfer qui étoufferait dans l'oeuf l'idée même d'écumer les mers sous le pavillon noir.
En tombant sur la chaise devant son bureau, l'homme se passe une main sur le visage en soupirant. Jouant de ses doigts avec sa plume d'or sur un papier noble, il pense un temps à comment il envisage l'enfer. En fermant les yeux, la seule image qui lui vient est cette pièce avec cette table ronde, où ces confrères du troisième âge jactent pendant des heures. Il les compare souvent avec le sourire à des dindons dans leur étable, trop vieux pour chanter, ridicules avec leurs plumes qui sentent la boue et la crasse... Son enfer à lui se résumait à ça, et peu sont à même de comprendre ce qu'il endure à chaque fois qu'une de ces réunions est programmée. Il rêve, souvent, d'en finir, de s'en débarrasser pour faire les choses à sa manière mais il sait qu'il doit encore user de patience pour arriver à cette finalité.
Dans quelques temps, ces boucs seront simplement morts alors que lui rentrerait dans le belle âge.
La patience, il s'en arme tous les jours, comme un soldat s'équipe de sa cuirasse pour partir en guerre.
Mais même après des heures à envisager le plus sordide, Ike est contraint comme forcé de se rendre compte d'une chose : S'il a l'esprit et les idées qui frôlent trop souvent avec les limites de l'humainement acceptable, il n'est pas prêt, ou en tout cas il ne se sent pas encore prêt, à laisser le peu d'humanité qu'il garde encore au fond de lui se faire la malle sur un projet. Lorsqu'il relit les quelques notes qu'il a posé sur sa feuille, il ne peut s'empêcher de soupirer d'exaspération, de se sentir inutile.
C'est la panne sèche.
Et il ne peut qu'admettre qu'il n'est pas du même bois que ces fous dangereux qu'il a déjà côtoyé par le passé. Qu'il n'est même pas proche de leurs ressembler. S'il sait se montrer dur et arrogant, voire intransigeant, sinon habilement fou, il est encore loin de franchir le pas qui le fera tomber dans les abysses de la psychose pure et simple. Il est stratège, beau parleur, mais il n'a pas la fibre artistique qui lui fera dessiner l'enfer.
Nouveau soupir.
Posant la main sur son escargophone, il compose un numéro en serrant les dents :
« Moshi Moshi petit cornichon ♥ !
J'ai besoin de toi... »
Le Triple Projet Basara
« De mon aaaaaaaide ? ♥ En quoi puis-je t'aider mon amûûûûr ?
Arrête ça. »
Ton ferme, voix tranchant, Sengoku Jr cesse un instant de s'agiter et de répandre des paillettes, des papillons, et des petits cœurs plein d'amour en regardant son vis-à-vis. Ike fait les cents pas dans les bureaux de Végapunk, plongé dans ses pensées en essayant tant bien que mal de s'en extirper. Il ne sait pas par quel bout le prendre, par quoi commencer. Il y a tellement à envisager pour cette construction que le fait même d'être concis lui échappe.
Tant pis, il faut bien débuter quelque part :
« J'ai besoin de tes contacts, que tu lances une demande à tous ces scientifiques tarés dans ton genre que tu connais. J'en ai besoin pour qu'ils me donnent des idées ou des plans pour la construction d'une nouvelle Impel Down. Il faut que ça soit novateur, terrifiant, imprenable ! Je veux que l'idée d'y faire un séjour fasse partir en dépression n'importe quel hurluberlu qui se dresse contre le gouvernement...
Et il te faut ça pour quand poussin ? ♥ »
Mon poussin...
Le fait même d'avoir à s'adresser à ce type lui hérisse le poil et lui donne des envies de meurtre sur des chatons mignons et innocents, de faire sauter des licornes avec du C4 ou encore d'arracher les ailes des papillons roses. Sourire crispé, il choppe l'Okama par le col de sa blouse en soie rare avant de lui hurler dans les oreilles :
« POUR HIER ! ALORS MET TOI AU BOULOT ! »
Vlan!
La porte se referme violemment quand Végapunk fond d'amour sur le sol :
« Hiiiiiii ! ♥ »
Pulupulu! Pulupulu !
Sa main s'envoie distraitement sur l'escargot pour que son doigt en presse l'un des boutons. Plongé dans ses papiers, il n'a décroché que par réflexe et répond avec une voix ailleurs :
« Mushi Mushi ? »
« Ici Vayne Valentine, je vous dérange ? »
Ce nom sort Ike de sa torpeur, tout comme l'intonation perchée et presque robotique de son propriétaire :
« Monsieur Valentine... Pas le moins du monde...
Comment se porte votre bureau, mon cher ?
Bien... Bien... Et le votre ?
Par-fai-te-ment bien.
Bonne nouvelle
…
…
…
Que me vaut votre appel ?
Ah ! Oui !
…
Un vieil ami a repris contact avec moi il y a peu de temps en me faisant part de l'un de vos projets récents, en ajoutant que vous pourriez être intéressé par mes idées.
Je pourrais.
Avec la chute d'Impel Down, vous chercheriez à reconstruire une prison digne de ce nom, et, en matière de prison, j'ai une petite expérience.
Grand bien vous en fasse...
Mon passé, mon histoire, mes missions, j'en ai vu des choses qui font de moi une personne pour le moins... inspirée.
Votre réputation vous précède, vous le savez. On pourrait arrêter de vous envoyer des fleurs et en venir au fait ?
Pourquoi pas... »
Ennuyeux. Ike avait oublié pourquoi il préférait éviter ce type en temps normal, mais maintenant ça lui revient. Parce qu'il se porte trop en haute estime. Et Basara déteste qu'on lui fasse concurrence : Il n'y a qu'un seul Dieu sur terre, et il n'a aucune envie qu'il soit un robot cyborg gentleman et psychopathe.
« Un bagne volant.
Un bagne volant ?
Oui, une prison, coincée dans un nuage orageux duquel on ne s'échappe pas, à plusieurs centaines de mètres au-dessus de la terre, qui va et vient au gré des courants aériens... Un bijou de technologie comme moi, gardé par des robots, muni d'un labyrinthe dont personne ne peut en connaître le chemin...
Intéressant.
Très.
Vous pourriez mettre ça au point ?
Bien entendu ! Ça prendrait un certain temps, mais dès que vous me donnerez votre accord après l'étude de nos plans et des technologies avancées que nous allons mettre en place, nous entamerons la construction sans plus attendre. »
Ike fronce les sourcils. D'étonnemment. Affiche une certaine impatience également en voulant voir les plans comme le résultat. Connaissant Valentine, le fait de vouloir faire une prison à la pointe de la technologie moderne n'était pas vraiment surprenant. Mais il s'était imaginé, pour une raison obscure, que cette idée serait plutôt émise par l'actuelle Végapunk, pas par un tortionnaire réputé pour sa psychose mégalomaniaque qui se cherche un royaume à régenter... Par contre, le brun arrive tout à fait à envisager l'idée dans son ensemble, en la considérant comme tout à fait intéressante fondamentalement, tout en sachant que Valentine porterait le costume de directeur si bien qu'on ne pourrait plus l'en dissocier.
« Nous l'appelerions le Mile High Purgatory. N'est-ce pas merveilleux ?
Accrocheur... Terriblement accrocheur...
Je suis déjà impatient à l'idée de la voir construite ! »
La voix de son interlocuteur se fait presque plus aiguë, trahissant son envie prenante d'obtenir les autorisations...
« Moi aussi... »
Celle d'Ike est murmurée, mais pas moins concernée...
« Sir. »
« AAAAH ! »
Ike bondit comme un diable derrière son bureau pour se cacher et se mettre à l'abri. S'il y a bien une chose sur terre qu'il déteste, c'est qu'on le surprenne lorsqu'il est en train de travailler, ou même de faire semblant de travailler. Il n'est pas homme d'ordinaire à se faire avoir de la sorte, mais ce visage tuméfié et bleu, à l'allure putréfié ne lui inspire que des cauchemars... Jusqu'à ce qu'il remette un nom sur le dit visage : Franken.
Maudit Franken.
« Putain de m...
Je vous ai fait peur.
Pas du tout !... Mais vous auriez pu frapper avant d'entrer.
Je suis passé par la fenêtre.
… Normal.
Pardonnez-moi.
Ouais. Qu'est-ce que vous faites-là ? »
Ike retombe sur son fauteuil et soupire bruyamment, de mauvaise humeur. Il se comporte souvent comme un gosse capricieux, un adolescent boudeur lorsque les choses ne vont pas dans son sens. Et pour lui, voir Franken dans son bureau après les événements d'Impel Down ne signifie pas « aller dans son sens ».
« J'avais une idée à vous soumettre.
Vous êtes deux cents cinquante aujourd'hui avec des idées à me soumettre...
Pour la prison...
Fallait préciser tout de suite. »
Mauvaise foi.
L'invité s'avance et dépose sur le bureau un dossier de la taille d'un poing, avec un titre écrit d'une grosse écriture « Kapharnaum ». Ike relève les yeux vers son vis-à-vis en l'interrogeant d'un regard dédaigneux : Que veut-il qu'il fasse de ça ? Qu'il le lise ? Et puis quoi encore ?
« Le Docteur Schneidel avait ces plans à vous soumettre. Tout est dedans. Et si je vous l'apporte, c'est pour vous assurer que je soutiens ce projet et que j'entends en faire partie s'il est mené à bien.
La dernière fois que vous avez fait partie de quelque chose, ça ne s'est pas si bien passé...
Certes. Mais ce n'était pas vraiment de mon fait, et vous le savez. Vous savez aussi que j'ai extrêmement apprécié ces années aux services d'Eglantine, mais qu'on avait une fâcheuse tendance à brider ma créativité là-bas. J'ose croire que ça ne sera plus le cas avec ce projet, si vous voyez de quoi je parle.
Mouais. »
Le dernier mot semble arracher de sa bouche ; il daigne pourtant ouvrir la première page et lire les premières lignes qui sonnent comme une sorte d'introduction. L'idée principale raisonne autour d'un bâtiment, gigantesque, imprenable, mouvant, capable de marcher, flotter, voler, et de ce fait restant difficile à trouver... En parcourant les lignes, soudainement piqué d'intérêt, Ike comprend que l'enjeu n'est pas seulement dans la structure du bâtiment, mais dans la place que tienne les prisonniers à l'intérieur du bagne. Ou en tout cas, la place que prenne chaque partie des prisonniers. Terrifiant... Et ingénieux. Croisant le regard de Franken, Ike referme le dossier d'un mouvement vif, avant de se relever pour tendre la main vers son invité, pour le saluer :
« Je lirais ça attentivement. Puis je vous rappellerais. »
« Monsieur Basara, très cher étoile. »
Oh non, pas encore elle.
Ne relevant même pas le regard vers la femme qui vient d'entrer, il ne prend pas la peine d'admirer ses traits tirés par la fatigue et son teint blafard entretenu par le manque de lumière dans son minuscule bureau surchargé. Ike soupire, continue ce qu'il avait entrepris tantôt, et répond d'une voix détachée et distraite :
« Blahblahblah Eglantine, arrêtons ces bêtises de titres je vous prie et dites moi que me vaut votre visite ? Avez-vous l'intention de laisser des pirates fous furieux s'échapper d'une prison haute-sécurité aujourd'hui ? Êtes vous venu m'avertir ? »
De l'humour. Mais de l'humour qui ne plaît pas à l'ancienne directrice ne pouvant obtenir le respect de l'une des cinq étoiles, et qui grogne désormais son désarroi dans son placard à balai. Déjà qu'elle en est réduite à vouvoyer un gamin qui a l'âge d'être son petit fils et qu'il a tout l'air d'un sale morveux qu'elle aurait mouché il n'y a pas si longtemps...
« Non monsieur.
Alors que faites-vous là ?
Je tenais à vous donner ceci. »
Ike relève enfin le nez. Elle, lui donner quelque chose, à lui ? Elle devrait plutôt travailler à rester à sa place, celle-là ! Bonne à rien inutile !
« Pour ? »
Dédain marqué et prononcé.
« Pour remplacer Impel Down Monsieur. Maintenant que vous m'avez coller aux archives au lieu de me mettre directement dans un placard, j'ai eu le temps de voir passer des vieux dossiers oubliés dans les tréfonds de Marie Joie. Je pensais que celui-ci pourrait vous plaire. »
Surprise et étonnement. En voilà une autre bien drôle...
« Le projet Jotunheim, mené en parallèle d'Impel Down avant d'être avorté. J'étais déjà là-bas quand l'idée s'est mise en place mais n'a pas abouti parce que nous n'avions pas besoin d'une autre prison. Je n'ai jamais craché sur le génie de cette idée, et j'avais songé à l'adapter à Impel Down du temps ou j'en étais la directrice. Au fil des années, je l'ai laissé de côté à mon tour et elle a été oublié, mais aujourd'hui, elle vous sera utile. Une prison sur un iceberg à la dérive, capable de se refroidir lui-même, muni d'un système blizzard comme à Impel Down qui gèlerait les prisonniers sur place... »
Ah mince... C'est intéressant. Désormais, il ne peut plus la mettre à la porte en la raillant ou en lui manquant de respect. Pris de court, il reste silencieux.
« Qu'en pensez-vous ? »
C'est une idée de génie ! Il attrape le dossier en question et le pose sur la pile de son bureau.
« Je vais y réfléchir. »
Nouveau silence.
« Partez, maintenant. »
Sur la table sont posés trois dossiers.-Écoutez Ike, elles sont très bien vos prisons. Mais on ne va pas en bâtir trois non ? Et même si vos compétences ne laissent hm hm, aucune place au doute, nous ne voulons pas vous détourner de travaux plus hm hm, vitaux en vous confiant leur évaluation. Nous avons donc décidé de nommer Eglantine Inspectrice. C'est un élément précieux et vous l'avez suffisamment mise au placard. Elle se chargera pendant l’année qui vient de choisir la prison la plus efficace et de nous le rapporter.
Maudit vieux !
Foutus ancêtres !
Ils osent encore se moquer de lui ?
Rageur, Ike remonte le couloir jusqu'à son bureau en entendant les rires de ses collègues étoilés se fichant de lui... Certes, il a sans doute un peu exagéré les choses en disant que l'intégralité des plans pour les prisons venaient de lui, mais quand même ! Est-ce une raison pour rire de ses recherches et de ses trouvailles, alors que c'est lui, et lui seul, qui a travaillé d'arrache-pied pour dénicher des merveilles d'atrocités ?! Eux se sont contentés de se tourner les pouces, non ?! Alors comment peuvent-ils oser lui rire au nez quand ils n'en ont pas fichu une depuis tout ça de temps ?
Arh ! Il peste à nouveau en envoyant valdinguer ce qu'il y a sur son bureau.
Se posant contre celui-ci, il prend le temps de se calmer.
Respiration forte, elle s'apaise progressivement alors qu'il retrouve son impassibilité naturelle. Il aura sa vengeance d'une manière ou d'une autre, il leurs ferait payer ces moqueries. La patience. Toujours la patience.
Encore la patience.
Soit.
Il sait qu'il n'a pas eut toutes les fleurs pour cette fois, mais les projets sont désormais lancés.
Une petite victoire...
Avant de remporter la vraie guerre.