Les choses auraient pu durer très, très longtemps, à ce train. Mais heureusement, il était temps de mettre un terme à cette grande farce.
Derring ne savait pas trop comment, mais Bréanine interrompit immédiatement sa course pour s’écraser contre le sol. L’adolescente avait été renversée par… un long jet d’eau ininterrompu qui la plaquait en continu face contre terre.
-TATATATATAH DUN DUN !!! LA FETE EST FINIE, MAINTENANT ON REMBALLE, MERCI !
Derring connaissait ces voix. Quant à ce qu’ils venaient faire ici, c’était encore autre chose.
Il s’agissait de Sigurd et de Ludwig, bien évidemment. Porteurs d’une lance à incendie armée et activée, les deux apprentis pompiers utilisaient leur savoir faire fraîchement acquis et leur matériel de haut vol pour maîtriser les deux furies. Qu’un simple jet d’eau puisse maintenir une femme à terre pouvait paraître surprenant à première vue, mais il ne s’agissait que d’un préjugé idiot. Pour qui prenait la peine de se renseigner, la lance à incendie était régulièrement utilisée comme matériel anti-émeute dans les polices de plusieurs cultures, et s’avérait même particulièrement efficace dans ce rôle là. Bien pire encore, son usage devait se faire ave précaution, car une mauvaise rencontre avec un canon à haut visant le tronc ou le visage à bout portant pouvait très bien tuer un homme.
-Allez Choupi, on continue comme ça, c’est bien !, encouragea Sigurd.
Choupi, c’était la mascotte de l’équipe des pompiers formateurs qui encadraient le camp. C’était surtout un hamster pur-sang de Luvneel, un animal au pédigree soigneusement protégé, et dont les aptitudes de course et l’endurance se révélaient tout simplement ahurissantes.
A titre d’exemple, on considérait qu’il suffisait d’un seul pur-sang pour actionner une pompe à eau capable d’alimenter une lance à incendie, et ce pendant près d’une vingtaine de minutes. Voilà pourquoi les pur-sang de Luvneel étaient particulièrement prisés dans le petit monde de la lutte contre l’incendie, et ceci depuis près de trois cent ans. C’était aussi pour cette raison que les hamsters de North Blue étaient régulièrement associés aux valeurs de courage et d’héroïsme, même si les médias et racontars préféraient régulièrement éclipser ces petites bêtes en faveur des grands pontes bardés de médailles de la marine. Près d’un tiers des pompes à eaux présentes sur le marché de cette mer bleue étaient dotés d’une petite roue à hamster, pour accueillir cette adorable petite source d’énergie en cas de besoin.
Dans tous les cas, voilà que Ludwig et Dogaku avaient fait un détour dans l’étape-réserve dédiée à l’épreuve pour s’emparer de l’équipement.
Leur arrivée et leur initiative en ravit d’ailleurs bien plus d’un :
-BRAVO, EXCELLENT, MERCI !!, s’exclama Haylor. MAINTENEZ LA COMME CA AFIN QUE JE PUISSE LA CADENASSER, ET… BLEEEEEEEEEHHHHHH… BLAAAAAAAAIIIIIIIII…. BLOOOBLOOOBLOUARGH… BLAIS BLEST-FE QUE VOUS FAITES BLON SANG ? BLOURQUOI EST-FE QUE BLOUS M’ARROSEZ MOI !?
-PARCEQU’ON ATTAQUE LE FOYER DE L’INCENDIE !!
-BLAIS BLOUS ETES IDIOTS !?
-PAS DU TOUT ! VOUS ETES AU MOINS AUSSI DANGEREUSE QUE L’AUTRE, ET SUREMENT PLUS !
-BLAPITAINE BLIGURD BLOGAKU, JE BLOUS JURE QUE FI BLOUS N’ARRE… BLBLBLBLBLBLBLBL…
-DESOLES, MAIS C’EST POUR VOTRE BIEN !!, s’exclamèrent Sigurd et Ludwig à l’unisson en arrosant généreusement les deux ennemies.
On n’était jamais trop prudents, après tout. Avec de telles harpies en liberté, mieux valait prendre ses précautions.
-PARFAIT !, s’exclama le marine. MAINTENANT LES EN PLACE, AFIN QUE JE PUISSE… BLBLBLBLBLBLBL… BLOOOOON PAS MOI BLOYONS BANDE DE BLEEEEBLBL !!!!!
Comme on l’avait dit : on n’était jamais trop prudent, après tout.
S’ils maintenaient tout le monde en place, tout en redirigeant régulièrement les jets afin de contenir et d’amenuiser l’incendie qui rongeait le hangar avec force gloutonnerie, tout devrait bien se passer.
Ceci d’autant plus que les secours ne tardèrent pas à arriver. Il n’avait fallu qu’une poignée de minutes pour que l’ensemble du personnel soit sur l’affaire.
Ils étaient saufs, maintenant.
C’était du moins fini pour aujourd’hui.
*
* *
*
-J’espère que vous vous rendez compte… à quel point vous avez tous été…
COMPLETEMENT. DEBILES !, articula Dogaku avec une hargne qu’on ne lui connaissait pas.
Face à lui, ils étaient trois, tous trempés de la tête aux pieds, l’air mal à l’aise. On reconnaissait très facilement Bréa, vu comment parmi les trois fauteurs de troubles, elle était la seule à être camisolée par une bonne dizaine de chaînes qui émanaient toutes d’Haylor. Même si elle avait l’air repentissante, l’adolescente restait assez imprévisible pour qu’on ne prenne pas de risques. On lui avait tout simplement libéré un bras afin qu’elle puisse boire dans sa tasse de boisson chaude, un chocolat au lait préparé avec les moyens du bord, pour l’aider à se réchauffer.
Pour sa part, Derring avait opté pour un café bien noir, avec un sucre et demi, comme à son habitude. Haylor complétait sans surprise le tableau avec un thé à la bergamote qu’elle s’était préparée on ne sait comment.
Et tous étaient parqués au sein la zone de soin des secouristes, en tant que rescapés de l’incendie dont ils avaient eux-mêmes favorisé le développement.
-Il absolument raison !, renchérit le formateur. Vous avez été tellement irresponsables que…
-Vous AUSSI, vous avez eu un coup de génie aujourd’hui, l’interrompit sèchement Sigurd.
-Moi ?
-Nan mais sans déconner ? On vient vous dire expressément que notre Ludwig est sur les dents avec le marine et la chasseuse de primes, et le meilleur truc que vous trouvez à faire, c’est de le coller en espace clôt avec la furie miniature ?
-Euh… oh, ça.
Oui.-Comment ça, oui ? Tchaaah, c’débile.
Le formateur resta pantois. Il avait beau être plus âgé, plus sage, plus fort et entraîné, plus expérimenté que Dogaku, il se sentait ratatiné devant sa sombre humeur.
-
Euh ben… d’accord, j’ai peut être un petit peu complètement merdé sur cette affaire, oui.-PLUS QU’UN PEU BEAUCOUP, OUAIS.
-…
-Tchaaah. N’empêche que… et vous alors, miss ? Vous vous souvenez de ce qu’on avait dit, sur les super pouvoirs de sorcières dont faut vraiment pas abuser ? C’est pas parce que vous pouvez balancer des boules de feu à toutes les sauces ou faire des trucs franchement dangereux que faut en profiter pour TOUT DETRUIRE COMME UNE MALADE MENTALE.
-Sigurd, pas maintenant, s’il vous pl…
-Carrément que si, maintenant ! Vous êtes folle ? Pour une fois que chuis assez en rogne pour vous rouler dessus et que vous savez pertinemment que vous avez merdé, je vais me faire une JOIE d’en profiter ! Imaginez il vous arrivait un truc dangereux face à la petite, avec les flammes, ou n’importe quoi d’autre ! Je faisais quoi, moi !?
-…
-Sur le plan de base, quand vous disiez que vous alliez jouer à la sorcière, c’était super génial, ouais ! Mais dans le sens tour de magie, passe-temps, loisir sympathique-original-et-agréablement-rafraichissant-hein, un peu comme « oooooh, et si je me mettais au jardinage, tiens ? ». Pas dans le sens « oh bah maintenant que chuis un vrai monstre de machine de guerre, j’vais en profiter pour aller casser la gueule à tout ce que j’aime pas parce que c’est fun, wouhouuuu ! ».
Sigurd disait n’importe quoi, comme à son habitude. Ce qui comptait était toutefois la façon dont il le disait ; et au ton qu’il employait, il aurait tout aussi bien lui asséner des coups de poings en plein visage tant il était abrupt. Il était en colère, mais surtout, il avait eu vraiment peur. Et ça, il fallait bien qu’il le fasse savoir.
Alors, Evangeline fit quelque chose de particulièrement inhabituel: l'intraitable jeune femme baissa la tête sans rien répondre, presque abattue. Elle se savait pertinemment en tort, et n'avait pas besoin qu'on insiste sur le sujet.
Encore que, peut être bien que si, en fait. Qu'on le lui mette bien en valeur, en espérant qu'elle en tire les leçons qui s'imposent. Malheureusement, Sigurd était quelqu’un de beaucoup trop doux et empathique pour s’en tenir à une pareille résolution.
Il lui suffisait de voir l’expression fermée de son amie, sa posture nerveuse, tendue, son teint rose et ses oreilles cramoisies, son regard vague et humide, la façon dont elle se mâchonnait méthodiquement la lèvre…
-Rhooo... allez, faîtes pas cette tête, j'ai l'impression d'être le pire charognard du monde, à profiter comme ça de vos faiblesses. Vous êtes bien d’accord que vous avez complètement déconné, nan ?
Et pour couronner le tout, ces expressions de pitié émanant de son compagnon achevèrent de la miner durablement.
-Haylor? Vous êtes d'accord que vous ne m'écoutez jamais en temps normal, quand je vous dis des trucs raisonnables et que vous...
-...
-Rhooooo, je laisse tomber, j'ai pas le coeur à ça. Bon, déclara-t-il en se détournant d’elle. Voyons voir. La petite. Bréanine, c'est ça?
Elle non plus, n’était pas dans son assiette. Fini la hargne combative et l’assurance de la chasseuse : elle n’était encore qu’une adolescente, après tout. Rien qu’en entendant son nom, la petite explosa en pleurs, au grand dam de Dogaku qui se sentait pire qu’un bourreau d’enfant.
-‘Tain, mais j'ai encore rien dit et… okay, je laisse tomber, continua-t-il en se tournant vers le marine.
-J’espère que vous n’espérez pas me faire la morale, grommela ce dernier.
-Nan, j’aurais trop peur de vous faire pleurer, vous aussi.
-Tss, sourit Derring.
-Plus sérieusement, je vous laisse faire pour la petite. Oh, et pas la peine de vous fatiguer pour Ludwig, vous deux. Il s’est barré à peine l’incendie éteint. Parce qu’il a bien compris que tant qu’il serait là, ça serait pas tenable ici. A mieux y réfléchir, c’est un peu fou qu’il ait pas tenté de se tirer avant, mais comme il tenait vraiment à son truc… pfff. J’espère que ça ira très bien pour lui. Chouette gâchis, tout ça.
Derring accueillit la nouvelle sans réagir. Un échec, considéra-t-il à demi-mots. Un échec qui n’aurait vraisemblablement jamais eu lieu sans la présence de ces deux civils… mais qui, et c’était bel et bien terrible, avait pourtant été provoqué par sa jeune partenaire.
-Bon, sur ce j’file me poser, hein. Autant profiter des fauteuils de la salle commune aussi longtemps que possible, parce que j’ai aucune idée de si les formateurs vont juste vouloir nous hurler dessus ou s’ils vont simplement tous nous éjecter de la formation à grands coups de hache dans l’arrière train. Encore que z’avez probablement les moyens de truander le truc en mettant votre statut en avant, monsieur le commandant d’élite.
Ou de chier allègrement sur les civils que vous pourrissez, on commence à avoir l’habitude.-Monsieur Dogaku. Un instant.
-Uh ?
-La dernière fois… je vous ai fais savoir que si vous faisiez obstruction à ma mission, vous en paieriez le prix.
-Je m’en souviens bien, ouais.
-Vous persistez ?
-Mwarharharh. C’est l’heure des conséquences, hein ?
-J’apprécierais que vous cessiez de faire l’idiot.
-C’est un peu plus fort que moi, désolé. Mais si je devais essayer d’être sérieux… j’dirais que vous n’êtes pas en mission, mais en vacances. Ou en congé formation. Qui fait peut être partie de votre temps de travail, okay. Mais vous n’êtes pas en mission dans tous les cas. Donc ça ne relève vraisemblablement pas de l’obstruction aux institutions militaires internationales.
-…
-Et puis, de ce qu’on a tous compris parce qu’elle l’a très expressément avoué, c’est la petite qui a cherché à attaquer, et c’est ce qui a causé la fuite de notre ami. Haylor était en légitime défense contre elle et par extension, contre vous. Et les chasseurs de primes n’ont pas le droit de s’en prendre à des civils. Ca serait salaud de ma part de faire jouer ça, hein.
-…
-Ouais, ça serait vachement salaud, donc mettons que je ne le ferais pas. Chuis trop gentil et un peu con, hein, y’a pas vraiment à s’inquiéter à mon sujet, z’en faîtes pas. Pis y’a toujours la possibilité que vous puissiez dire qu’elle était avec vous et donc qu’elle avait le droit.
-…
-Bon, on va dire que je vais m’exprimer comme ça, alors. Vous avez des kilotonnes de mecs hyper dangereux en libertés et qui sont fiers d’être pirates. Vous avez une cité flottante sur la route de tous les périls qui s’est déjà transformée en plateforme financière, et z’avez visiblement un potentiel nouvel empereur qui fait mumuse à tout plein de trucs et il s’en tire comme un pacha. Vous avez quatre guss appelés empereurs pirates qui jouent dans leur bac à sable du nouveau monde et vous n’y faîtes rien… et vous avez bien raison tant qu’ils y restent dans leur coin, haha. Par contre y’a un sacré paquet de gars qui se font appeler mafieux ou pirates sur les océans et z’avez super raison de vous occuper d’eux. Vous êtes payés pour ça, vous êtes appréciés pour ça, vous êtes honorés pour ça… et ptêtre un peu tellement beaucoup que ça vous monte à la tête… et c’est très bien comme ça. Mais au final, vous avez beaucoup mieux à faire que d’emmerder des putains de civils ou des crétins idéalistes comme le Ludwig. Des trucs comme ça dans le monde, ça serait chouette qu’il en arrive plus souvent, je trouve.
-…
-Rhooo, okay, okay. Ouais, j’ai dit que j’étais prêt à en payer le prix, alors faîtes vous plaisir. Evitez juste de me caller une prime sans crier gare hein, chuis un gars raisonnable et chuis tout à fait disposé à payer une amende, faire des travaux d’intérêt généraux ou même ma petite peine de prison si…
rhaaa nan mais sérieusement, vous épargnez volontairement les pires ordures du monde pour les entasser dans des prisons high tech qui coûtent une mégablinde à partir de nos impôts, et tout ça pour qu’ils s’en échappent régulièrement en s’éclatant à démolir ladite prison dans la foulée pour qu’on s’éclate à en construire d’autre encore plus cher par derrière, là désolé mais alors non, moi je dis que ça serait vraiment infect de me faire ça.-…
-Pfff. Bon bah vous faîtes ce que vous voulez et bonne soirée, hein.
Et il parti, vérifiant simplement si sa partenaire toujours silencieuse allait accompagner le mouvement. Celle-ci lui emboîta le pas suite à l'invitation muette, avec une expression curieuse qui arracha un léger sourire à Dogaku. Elle avait toujours l'air gênée et abattue, mais le monologue du chevalier de Nowel lui avait étrangement remonté le moral. La miss lui paraissait plus sereine, et presque... satisfaite.
Quant à Derring... l'homme était insondable. Lui même ne savait pas quoi faire avec ces deux civils qui n'en faisaient qu'à leur tête.
Pas encore, du moins.