On s’était dit au revoir. On s’était promis de se retrouver avec de nouvelles sœurs. D’être unis à jamais dans une aventure à travers le monde. De passer les tourments et les épreuves en se serrant les coudes. Et de combattre pour ce que l’on croit. Au fond de moi, j’étais franche. C’était une famille et elle était une mère. Je voulais juste lui éviter des ennuis qu’elle ne choisisse pas le chemin du crime. Son projet était grand et prometteur. Nos destins étaient d’être ensemble. On s’est quitté un jour pour mieux se retrouver. Mais ce jour n’est jamais arrivé.
Alors que les Walkyries devaient se retrouver, certaines ne sont pas venues. Comme la capitaine.
Old Crow.
A la place, ce sont des marines qui sont intervenus. Il y a des combats. Il y a eu du sang. Et il y a la douleur de la fuite mêlée à un sentiment que l’on a cherché à refouler, mais qui revenait sans cesse, comme une maladie insidieuse. La trahison. Old Crow nous avait-elle trahies ? Je ne voulais pas y croire. Je n’y ai pas cru. Jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui où notre navire a affronté Down Below. Et que sur sa route, il a croisé le Karaboudjan II, puissant cuirassé de la marine aux ordres du Commodore Achab qui s’est donné pour mission de capturer un pirate qui l’a humilié une fois. Ishii Mosh. Et alors que le Karaboudjan I sombrait dans Down Below sous son nom de Bel Espoir, les Étrangers et l’escadron Péquod se sont retrouvés étrangement main dans la main pour se sortir de cette situation difficile. Et alors que le commodore Achab tentait d’ignorer son instinct visant à affronter son ennemi juré tranquillement installé, un thé dans son immense main, moi, je ne pouvais ignorer que celle pour qui j’aurais tant donné ne se trouvait pas loin de moi. On s’ignorait. On s’évitait. Tantôt on s’est affronté. La marque de nos poings était inscrite dans nos corps. La puissance de chacune était évidente. Et dans l’esprit, cette insidieuse pensée revenait à la charge. Old Crow nous avait-elle trahies ? Traquée par des marines, la voilà portant leur uniforme. Il y a des coïncidences qui ne peuvent tromper. Et dans les profondeurs du cuirassé de la marine, je me cache.
Je me cache pour ne pas lui faire face. Je me cache pour m’éviter de penser à ce que je devrais dire ou faire en sa présence. Dans le feu de l’action, le combat s’est imposé. Dans la tranquillité d’un roulis lent, il n’y a rien qui puisse nous détourner d’une discussion franche et possiblement désastreuse. J’avais pensé à elle comme une capitaine ayant peut-être trahi au bord de la mort. Mais ça n’aurait pas été une véritable trahison si elle avait tout tenté pour ne pas le dire. Là, elle se trouve en pleine forme parmi ceux qui ont tenté de nous attraper. Tout ce que j’ai pu m’imaginer pour me donner bonne conscience s’effondre petit à petit, miné par cette même vision. Old Crow. Sarah.
Que s’est-il passé ?
Et alors que j’entre dans une cale annexe, elle est là. Assise sur un tonneau, sa stature puissante m’impressionne toujours autant. C’est la Mama. Ses poings sont d’amour et ses mots sont pour ses enfants. Je m’immobilise à sa vue. Ma première pensée est de faire demi-tour. Ce serait fuir. Je ne veux pas fuir. Retarder l’inévitable est une chose, mais l’inévitable est là, enfin devant moi. Dans cette pièce bien loin du tumulte d’en haut, nous avons des choses à régler. Des choses à dire. Et si les mots sont des armes, les poings font de bonnes impressions. Son visage parait bien calme tandis que le mien ne sait pas quelle adoption prendre, si ce n’est la méfiance. Elle se jette de son tonneau avant de se tendre le dos en passant ses bras derrière elle. Elle semble si calme. Comme si rien ne s’était passé. Rien.
-Tu es devenue forte, Adridri. Je suis impressionnée.
-Tu n’as pas non plus perdu de tes talents.
Elle sourit et je me surprends. J’ai répondu instinctivement. Sarah a cette faculté de mettre tout le monde à l’aise. Elle est franche et sans artifice. Naturelle. Son regard brille d’une bonté de bonne femme et ses mains sont celles d’une mère aimante. Ces mains, elle les tend vers moi, comme une invitation.
-C’est bon de te revoir.
Cette fois, mes mots restent bloqués dans la gorge. La colère bouillonne en moi. Comment peut-elle oser ? Après tout ce qui s’est passé ? Après nos épreuves, l’abandon et la fuite ? Comment ? Mes émotions s’affichent sur mon visage et un rictus de compréhension se lit par à coup sûr le visage de Sarah.
-Sarah … dis … moi …
-Adri…
-SARAH !
J’ai haussé le ton.
-Laisse-moi parler.
…
-Dis-moi… ce qu’il s’est passé… Sarah. Je veux… savoir. Je dois savoir.
Elle sait de quoi je parle. Ses gestes sont tout de suite plus évasifs.
-Ce n’est pas une chose qui me plait de raconter. Profitons plutôt de l’instant présent.
Son regard a changé. Il n’est plus en adéquation avec le reste. Fuyant. Elle évite quelque chose. Elle ne veut pas parler de ce qui s’est passé, car elle-même cherche à éviter de se le remémorer. Quelque chose se brise. Ce n’est pas qu’elle parait naturelle, c’est qu’elle a caché ce qui la perturbe au plus profond d’elle pour ne pas le voir. Cette attitude naturelle n’en est pas une. C’est un masque pour se convaincre que rien n’a changé. Je lui parle de ce que nous avons vécu. De l’embuscade. De la dissolution de l’équipage. Et plus je l’interroge du regard, plus je lui intime de s’expliquer, et plus ce tout qui me paraissait si vrai me parait si faux.
-Dis le !
-Non !
-DIS-LE !
-Non …
-DIS-LE !
-OUI ! C’EST BON ! JE VAIS TE LE DIRE !
J’attends. Sarah halète comme si on sortait d’un combat. Les restrictions qu’elle s’est imposées se sont brisées. Le regard vague, elle cherche les mots. Elle s’humecte les lèvres, hésite, puis se tait. Je ne la force pas. J’aurais mes explications. Ce n’est qu’une question de temps. Elle ne parait plus si sûre d’elle. Si forte. Elle parait si fragile. Comme sur le point de …. Elle pleure. Un premier sanglot et une larme qui coule le long d’une joue qui n’a que très peu connu le contact salé des pleurs. J’en reste sans voix, choquée. Un deuxième vient accompagner l’autre, encadrant son visage. Ses sourcils froncés, sa lèvre tremblotante ; Sarah est au bord du gouffre. Et même si c’est moi qui l’ai mise dans cette situation, je veux savoir de quoi il en retourne. Que s’est-il passé pour que la puissante Crow soit dans cet état ?
-Il ... ils …
Les mots sont lents à sortir, glissés entre des sanglots de plus en plus déchirants.
-Ils … me l’ont enlevée, Adri…
Mon visage se détend quand mon esprit me propose un nom sur la personne enlevée. Mes yeux s’écarquillent. Non. Pas elle. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Sarah finit par écarter tous mes doutes en lâchant, en larmes, un nom.
-Rosianne …
Sa fille. Sa fille unique. Si Old Crow était une mère pour les Walkyries, c’était parce qu’elle était vraiment une mère. Une mère qui chérissait sa fille, la chair de sa chair. Sa raison de vivre.
-Qui ?
-Tu … tu sais ce que ça fait, non ? Adri…
Je le sais. Je ne lui dis pas, mon regard suffit. Uran. Ce que j’ai pu lui faire, je m’en suis voulu autant que l’on voudrait la mort pour que tout soit réparé. Quand j’ai perdu le contrôle de mon corps et que j’ai commis des horreurs à Ishii, elle était là. Elle n’a pas vu sa grande sœur, elle a vu un monstre. Un monstre frappant un monstre qui n’en est pas un. Ses larmes et son sourire disparu sont autant de poignards que l’on sort et que l’on rentre successivement pour que le souvenir de son crime reste ancré autant dans sa chair que dans son esprit. Je le sais. Et je devine que ce que ressent Sarah est encore plus terrible. C’est comme si on lui avait arraché son cœur et qu’elle était obligée de vivre sans pendant si longtemps. Combien cela fait-il ? Deux ans ? C’est si long. Terriblement long. J’en viens à me reprocher d’avoir poussé Sarah à s’exposer ainsi.
-Je suis désolée, Sarah. Je ne … voulais pas…
-Adridri…
Son visage implorant. Toute retenue s’envole et je me précipite à son secours. Dans mes bras, ses larmes coulent sans interruption. Je lui dis de pleurer. Elle se retient depuis des mois. Elle pensait se murer dans une bonne humeur feinte et ne pas accepter cet état. Maintenant, elle l’accueille à bras ouverts et les larmes qu’elle n’a pas pu pleurer, elles jaillissent. Sarah a été là pour moi. Je serai là pour elle. Elle a été une mère. Une mère a besoin d’être réconfortée de temps en temps.
Petit à petit, le flot de larmes s’arrête et notre étreinte se desserre. Sarah sèche ses larmes d’un revers de main. Son sourire est timide, mais celui-ci est sincère. Elle me remercie discrètement. Moi, je reste un peu trop sérieuse. J’hésite à poser les questions qui me tiraillent l’esprit, mais Sarah m’invite à le faire d’un geste de la main. Elle se pose contre un tonneau, soufflant profondément. Je me mets face à elle, décidée.
-Qui te l’a enlevé ?
-Je … je ne sais pas Adri. Je ne sais plus comment ça s’est passé. C’est flou… Mais …
-Mais ?
-Je sais que j’ai été capturée par la marine. Il y avait ce Commodore. Couillard. Un homme étrange. Il m’a promis de m’aider à retrouver ma fille si j’intégrais un programme de réinsertion des pirates au sein de la marine…
-Et tu as accepté…
-Oui …
-Tu n’as pas à te le reprocher, Sarah, tu l’as fait pour ta fille.
-Mais…
-Ne discute pas. C’est une juste cause.
-Merci… Adridri.
-Donc, tu as acceptée ?
-Oui. Je devais … trahir …. Vous trahir aussi. Ce que j’ai …. J’ai …
-Ce n’est rien. Je te pardonne.
-Encore une habitude de ton dieu ?
Pour la première fois, j’éclate de rire et Sarah m’accompagne. Elle n’a pas oublié ça. Mes petits sermons. Et elle n’a pas oublié de rire franchement. Je reconnais bien là ma Sarah. La discussion continue sur un ton un peu plus chaleureux.
-J’ai donc trahi. Pour ma fille. Couillard était un bon officier malgré nos mésententes. J’ai un peu bougé selon les affectations en voulant toujours en savoir plus à propos de Rosianne. Mais Couillard était plutôt avare d’informations. J’ai combattu avec les Hurricanes Drakes d’un certains Archibald Mavim. Un bon gars. Puis j’ai été mutée chez le Commodore Achab. Un autre Archibald, tu noteras.
-Pas de nouvelles, du coup ?
-Non.
-Tu n’as pas pensé à déserter pour la retrouver ?
-Si … mais je ne sais pas. Parfois, j’ai l’impression que c’est la marine qui la retient pour mieux me contrôler. Je suis pieds et poings liés…
-Et je suis bien placée pour savoir qu’il est difficile d’arrêter tes poings.
-Hé ! Les tiens sont tout aussi incontrôlables !
-Mais tu n’es pas sûr que ce soit la marine ?
-Non. C’est juste des impressions. De vagues rumeurs. C’est pour ça que je reste ici et que je me défonce pour la marine. Dans l’espoir qu’un jour, Couillard respectera sa promesse et me ramènera ma fille.
Tout devient clair maintenant. Sarah a trahi pour une juste cause. Des sœurs qui sont suffisamment grandes pour survivre seules contre sa propre fille. J’aurais fait pareil. Probablement. Et la suite devient claire aussi. Car au fond de moi, la flamme des Walkyries ne s’est jamais étouffée. Et en la présence de celle qui incarne les Walkyries, il y a une chose qui doit être faite. Pour le bien de tous.
-Tu n’es plus seule, maintenant, Sarah. Je suis là.
-Comment ça ?
-Je retrouverai Rosianne.
-Tu ne devras pas, Adri, tu ne me dois rien. Je t’ai trahie.
-Ce n’est pas ça. Une mère devrait savoir que ses enfants font des erreurs. C’est pareil pour les mères. Il faut savoir pardonner et aller de l’avant. Et pour avancer, il te faut ta fille. Alors, je la retrouverai. Si tes poings et tes pieds sont liés, je serai tes poings et tes pieds.
-Adri … Tu… Merci…
-Tu n’as pas à me remercier, Sarah. Nous sommes des Walkyries. Nous le serons toujours. C’est quelque chose de fort qui nous unit. Et quand la capitaine est dans le besoin, son équipage répond à l’appel.
Accolade sans que je n’aie pu la voir venir. Sarah me serre contre elle avec toute la chaleur possible. Des remerciements à demi-mot. Des larmes. De joie. Je lui tapote l’épaule, rassurante.
-Tout finira bien.
-Tu … tu fais beaucoup pour moi, Adri.
-C’est normal. Je comprends ce que tu ressens. Et je suis sûre que tu ferais pareil pour moi.
-Hé… pour cette jeune fille, non ? Uran ?
-… Oui.
-C’est ta fille ?
-Non ! Pas du tout ! C’est comme une … petite sœur.
-On me la fait pas à moi, il y a des choses qu’une mère sait voir. Enfin, les mères qui s’assument.
-Je ne vois pas de quoi tu veux parler.
Cet échange empli de malice et de sourires fait chaud au cœur. Et je serais bien partie pour continuer ainsi, sauf que Sarah adopte à nouveau une attitude solennelle. Elle aussi, elle semble avoir décidé quelque chose. Une chose qui parait totalement évidente. Sa main vient prendre la mienne. Je reste immobile, sans savoir comment réagir.
-Adrienne. Tu as parlé des Walkyries. Que j’étais la capitaine…
-Oui ?
-Ce jour-là, j’ai trahi les Walkyries. Je ne mérite plus ce nom.
-Si ! Tu en seras toujours une ! Tu l’incarnes !
-Tu es trop gentille, Adri… Alors, pourquoi pas. Je suis une Walkyries. Mais il y a une chose que je ne
suis plus.
-Quoi donc ?
-Je ne suis plus la capitaine.
-Mais.
-Pas de mais. Cette fois, c’est moi qui dicte. Je ne mérite plus ce titre. J’ai trahi. J’a fait passer ma
famille avant la nôtre. C’est un fait et je n’ai pas de regret à l’avoir fait. Tout comme je n’ai pas de regret à te laisser les Walkyries entre tes mains.
-Mais … l’équipage … il n’est plus …
-L’équipage, ce n’est pas qu’un groupe sur un bateau. Les Walkyries, c’est quelque chose qui vient du
cœur. Et il suffit d’un cœur aussi gros que le tien pour refaire surgir les Walkyries en ce monde.
-Sarah …
-Je te laisse la direction de cette famille. Peut-être que cette famille n’est plus rien aujourd’hui, mais je suis persuadée qu’un jour, cette famille sera grande et prospère. Et quand les Walkyries reviendront en ce monde, mon cœur répondra à l’appel. Car mon cœur restera à jamais aux Walkyries.
Sa poignée de main est puissante, comme si par ce biais, elle véhiculait l’ensemble des valeurs des Walkyries en moi. Pour que je devienne comme la gardienne des Walkyries. La dépositaire de l’ensemble de ce que l’on est. Je n’ai pas de mots pour décrire l’honneur que me fait Sarah. Et par son franc sourire, je sais qu’elle n’en demande rien en retour. Pas un merci. Mais je ne peux m’en empêcher. Elle le mérite.
Aujourd’hui a mal commencé. Mais aujourd'hui est un nouveau jour. Au milieu de ce vaste monde, une fille attend de revoir sa mère, et je compte bien les réunir à nouveau. Et pendant ce temps là, une famille attend de surgir des tréfonds du passé. Je ne sais pas de qui sera composée cette famille, mais je sais maintenant que sa tête, ce sera moi. Et que pour être à la hauteur de Sarah, il me faudra encore beaucoup de temps.
Pour être digne de son héritage.