Un navire-navette au service du Cipher Pol sur South Blue voguait paisiblement sous le chaud soleil. Le ciel sans un nuage et le beau blond donnaient une châleur estivale à l’atmosphère saline. Normalement, j’zonais à la proue ou à la poupe du bateau. J’voulais pas trainer dans les pattes des marins, et eux voulaient pas d’moi dans les leurs.
Les seuls moments où on discutait un peu, c’était autour des repas. Le coq était d’une nullité crasse, donc une compagnie supportable était l’seul moyen de réussir à avaler ce qu’il nous filait. Par contre, ç’avait l’air édible, vu qu’aucun de nous n’était malade. Pour l’moment. Pis les matelots étaient dix fois moins chiants que les officiers, en l’occurrence. Dans le genre pas de conversation, ils se posaient là.
« Agent ? Me hèle le bosco.
- Ouais ?
- Un appel par escargophone pour vous.
- J’arrive. »
D’une pirouette, j’me redresse du bout de bastingage sur lequel j’étais plus allongé qu’assis. Un coup d’œil aux voiles. Pas affalées, elles, pas comme moi. On file bon train, j’serai bientôt au Cimetière d’Epaves. J’saute à bas du château arrière, des fourmis dans les jambes. J’suis pas hyperactif, mais glander en mer, j’ai jamais trop aimé. Vivement qu’on puisse bosser.
J’vais droit dans ma cabine, là où s’trouve le den-den. La porte est même verrouillée par une clef que j’suis l’seul à avoir. Des fois que j’veuille consulter ou manipuler de la paperasse qui doit pas tomber entre toutes les mains. Le grand luxe, ces navettes, si on excepte le lit en bois, la bouffe dégueulasse et les gueules de dix pieds de long des offs et sous-offs. Au point que j’ai pioncé dans le fauteuil, bien plus agréable, ou même sur le pont, à la belle étoile.
J’essuie la sueur qui m’perle sur le front et j’décroche.
« Rinwald ?
- Oui, chef !
- Enfin vous répondez !
- Désolé, chef, j’fraternisais avec les marins. »
J’vais pas lui dire qu’il fait trop étouffant dedans, ça fait pas sérieux.
« Du nouveau pour votre mission.
- L’identité révolutionnaire est arrivée ?
- Pas tout à fait.
- Comment ça ?
- Il y a eu…
- J’devais pas récupérer l’identité d’un révolutionnaire mort récemment ou bien utiliser l’introduction d’un collègue infiltré ?
- Si, si, c’était ça le plan.
- ‘’C’était’’ ?
- Il y a eu du changement.
- J’imagine bien, chef. »
Il a jamais été du genre à prendre des gants. Du coup, j’ai un mauvais pressentiment. Ca doit vraiment schlinguer du cul pour qu’il hésite. Après une pause, il reprend :
« Rinwald ?
- Oui, chef ?
- C’est la crise.
- Crise mondiale ? Economique ? Financière ? Politique ?
- Non, non, enfin si, mais non.
- Allez-y, chef, j’peux encaisser.
- La crise des identités, on a décidé de les économiser.
- Ah. La mission est annulée, c’est ça ?
- Oh que non ! J’ai même trouvé personnellement comment vous allez vous infiltrer, Rinwald.
- J’vous écoute, chef.
- Vous allez vous faire passer pour un naufragé.
- Comment ça, chef ?
- L’équipage va vous préparer un morceau de barque avec une rame et vous lâcher ici. Les courants vous amèneront au Cimetière.
- Au Cimetière ?
- Le Cimetière d’Epaves, évidemment.
- Mais on est encore à plusieurs jours de l’île !
- Justement, ça n’en sera que plus crédible.
- C’est une blague ?
- Non, Rinwald, ce n’est pas une blague, ce sont vos ordres. A partir de là, vous avez carte blanche pour infiltrer les éventuels révolutionnaires se trouvant sur l’île, ainsi que remonter à ceux qui les recrutent ensuite.
- Putain, je risque de mourir, chef.
- Ne vous inquiétez pas, prenez un peu d’eau, d’ici trois ou quatre jours vous serez arrivé.
- Bien, chef.
- Le bateau vous couvrira de loin quelques temps. Vous êtes en plongée totale, Rinwald, pas d’escargophone, pas de filet. Juste un morceau d’identité.
- Oui, chef. »
J’pensais pouvoir encaisser. Elle est raide, celle-là. J’devrais pouvoir survivre, mais dans quel état, j’en avais pas la moindre idée. J’commence à tirer des plans. Un naufrage. Un gars en marge de la société. Victime de l’administration. Comme mon daron, tiens. J’préfère me projeter à quand j’aurai survécu plutôt que du reste. J’révise ce qu’il m’a dit de ma future identité. Ca devrait être invérifiable, un gars qu’a canné récemment et dans le secret.
J’enlève mes couteaux. Un ou deux suffiront, plus serait suspicieux. J’en garde une paire pas trop moche. Pas envie de me balader avec des trucs de prix. Qu’on m’les fauche. Qu’on s’pose des questions. La navette me ramènera les autres à la maison, j’les récupèrerai.
J’remonte avec juste ma chemise et mon pantalon, plus de godasses et plus de cravate. Mes pieds nus sur le pont m’envoient un signal de chaleur. Ca commence à taper fort, ici. J’crois que j’choppe aussi une écharde ou deux. Ca m’occupera en mer.
J’dois tirer une gueule de déterré, vu que deux-trois matelots avec lesquels j’ai sympathisés m’adressent un p’tit signe ou m’tapotent l’épaule. Leurs collègues sont en train de cogner sur une barque. Histoire de l’amocher un peu. Ca serait dommage que j’coule pas avant d’arriver. Nan, tapez un peu moins fort, s’il vous plaît…
Le capitaine vient m’voir avec son tronche de dix pieds d’long. De circonstance, on fait la paire. Il m’file une gourde en cuir et m’rappelle de la bazarder avant d’accoster. Y’a le symbole de la mouette, dessus, en même temps. Puis l’est temps d’embarquer.****
Le voyage en mer a été dur. Putain d’dur. Même avec une gourde dont l’eau schlinguait au départ avant de devenir un putain d’nectar. Le soleil tapait fort, j’ai bien dû passer une huitaine d’heures par jour à le maudire. J’ai des putains d’coup d’soleil, aussi. Nuque. Mains. Pieds. Rudement mal.
Le deuxième jour, j’ai démonté ma barque moi-même. J’ai gardé deux planches clouées entre elles et la rame. M’suis allongé, j’ai regardé le temps passer. Les pulsations de la soif, de la faim. J’crois que j’ai pleuré, aussi.
J’avais tablé, avec les marins, sur trois jours pour arriver. Du coup, à la fin du deuxième, j’ai balancé la gourde. Pour faire un assoiffé crédible, rien de mieux que d’rentrer dans le rôle. Cent pour cent réel. En parlant de rôle, d’identité, j’me suis répété la mienne jusqu’à y croire.
Au final, j’ai mis quatre jours. J’étais mal, à la fin. J’espère que mon chef se fera taper sur les doigts.
Chiasserie, putain.****
J’ai tourné d’l’œil. La houle qui changeait m’a réveillé. J’étais à une dizaine de mètres d’un amas de bouts de bois. Le Cimetière d’Epaves. Faut croire que j’étais en vie. J’ai aspiré de l’air par la bouche. Ca m’a fait mal. J’entrouvre mes lèvres, sors ma langue pour les humecter. J’aurais pu passer du sable dessus que ça aurait été la même. Putain, j’ai soif.
J’vois flou un gars qui marche vers moi. Il a pied. J’ai une rame. Ma main toujours crispée dessus. J’ai un couteau. Non, deux. Pas la force de les sortir. J’essaie de bouger mon bras, mais ça marche pas trop. En tout cas, j’en donne toute l’apparence. S’il a des intentions mauvaises, il risque d’avoir une sale surprise.
Il a l’air content de m’voir, se grouille. Tire les planches au sec, regarde si j’suis en vie. J’le regarde faire, les paupières à demi baissées. Comédie ou pas, j’joue tellement bien le mec sur le point de s’évanouir qu’on croirait que c’est vrai. J’me rends compte que c’est vrai.
J’me concentre, j’ai l’impression de sentir la peau à l’arrière de mon crâne qui s’tend. Le bonhomme a l’air de s’être rendu compte de quelque chose, il me file un filet d’flotte qui, en coulant dans ma gueule desséchée, m’donne l’impression que toute la poussière du monde est lavée par les pluies torrentielles du déluge. Rien qu’ça.
Quelques jours plus tard à bouffer du bouillon et à lamper de la flotte, j’suis assez d’attaque pour avoir fait le point sur ma situation. Le gars qui m’a récupéré, dans toute la bonté de son âme, c’est Sami, un type qui émarge dans l’coin depuis une trentaine d’années. Il en a vu, des nettoyages, des feux, d’la merde. Quand j’suis gaillard, j’l’accompagne, on fait la ronde des coins où y’a des naufragés qu’arrivent.
J’lui lâche des bouts d’moi, il m’lâche des bouts d’lui. Il a l’air un peu trop révo pour être un chic type. Taille moyenne, gueule moyenne, juste marqué par la pauvreté et les embruns. Un gars lambda. J’le baratine. J’y crois moi-même. Les identités, c’est comme une seconde peau, mais faut que ça recouvre tout, plus vrai que vrai, avec juste la vérité qui brûle doucement derrière. Un feu tout doux mais hargneux, pugnace. Qui s’éteindra pas.
Alex Garfield, couteaux à vendre. J’faisais quelques extras à côté, j’l’avoue. Du genre salissants. Fallait bien vivre. Puis les extras m’ont rattrapés, comme qui dirait. J’ai fui, mais ça s’est mal passé. Et me v’là, c’est fou l’destin ? J’retiens les commentaires sarcastiques, j’voudrais pas lui donner du grain à moudre.
Sami, il m’raconte des trucs. Comme j’suis réceptif, il en raconte d’autres. Des potes à lui devraient pas tarder à arriver. On est une p’tite bande qu’il a rassemblée, avec d’autres collègues à lui. Ils se serrent la main bizarrement, ils toquent aux portes avec des rythmes étranges. Ca pue le conspirationniste, un aveugle le sentirait direct.
Puis, un beau jour, y’a une voile à l’horizon. V’la les potes de l’autre qui s’pointent. Ils débarquent comme en terre conquise, font comme chez eux. J’aime pas trop leurs airs, mais ils sont sympas. Sami nous raconte à un grand type brun. Tout ce qu’on lui a lâché comme infos persos et comment on est arrivé là. Si j’avais su qu’il raconterait ma vie inventée à la moitié du monde connu, j’l’aurais ptet bouclée.
Et j’suis pas l’seul à penser ça. Ca grince des dents, ça rougit à côté de moi. Pasqu’on nous a tous foutu en rangs d’oignon, limite au garde-à-vous. Puis, subitement, ça devient plus intéressant que les histoires de misère ambiante :
« Et sinon, ça remue pas mal chez les clochards du bas de l’île, dit Sami.
- Depuis ?
- On a appris ça aujourd’hui. Ca ferait quelques jours.
- Je vois. »
Le grand brun appelle un dénommé Gaspard. Le même modèle que son chef, avec la gueule encore plus arrogante. J’l’aime pas trop, il parade avec un sabre d’abordage et marche avec le pif en l’air.
« Gaspard, prend Georges avec toi et deux des gars-là, puis allez voir.
- J’suis volontaire. »
On me scrute bizarrement. Quoi, c’est bizarre, de vouloir rendre service ? J’soutiens le regard de Gaspard, l’air du gars sûr de lui qu’a rien à cacher. Ca a l’air de l’énerver. Il s’rapproche à dix centimètres de moi pour m’impressionner. Manque de bol, j’lui mets quelques pouces, et il s’en rend compte sur le tard. J’crois que ça le fait pester. Il crache par terre, désigne un type au pif et nous fait signe de le suivre. J’sens qu’une collaboration saine va s’engager.
Et voilà que j’suis envoyé avec le duo de révolutionnaires pour touiller la merde des clodos du sous-sol.
Dernière édition par Alric Rinwald le Lun 17 Nov 2014 - 16:54, édité 1 fois