Je supporte plus la sensation de ce col sur mon cou. Ma peau rouge et irritée semble bien d’accord avec moi. La sueur y joue pour beaucoup. Je transpire sans cesse quand je suis dans cette cabine. Au moins, j’ai mes propres quartiers. Mes cheveux constamment humides… si je pouvais, j’y foutrai le feu avec un peu d’huile de ma lampe à pétrole.
Mon odeur corporelle m’obsède. Impossible de me convaincre que je suis propre. Toujours l’impression de puer comme un poisson mort.
C’est leur faute. Toujours à grouiller sur le pont. Ils piaillent, sans arrêt. Toujours en train de rire pendant la relève des services. Le timonier… je sais qu’il me casse du sucre sur le dos à la moindre occasion. De toute façon j’ai bien compris leur petit jeu. Je ne sors de cette cabine que deux heures par jour. Le temps de donner des consignes.
Je suis l’aide de camp du Vice Amiral Jurgen, sur ce cuirassé. Le Téméraire. Qui donne ces noms aux bateaux ? J’y réfléchis souvent.
Stramgram tient ses promesses. A mi-chemin de la traversée, si j’en crois mon ordre de mission, je devrais passer sous la tutelle du Vice Amiral Andermann.
- Ha, haha…
Oui. M’arrive parfois de rire tout bas sans raison. J’me sens plus légère ensuite. Faire le tour de ma cabine en suivant les lignes du bois du bout des doigts fonctionne aussi. C’est important, et ça détends. J’sais pas trop pourquoi, mais je suis sûre et certaine que cela prendra son sens quand je retrouverais un cycle de sommeil normal.
Mon ventre fait des siennes. Même l’eau me fait me retourner comme un gant, quand je vais à la selle.
Mais je ne vais pas tomber dans le piège d’aller consulter le médecin de bord. Ho non. Que non. Il va me parler d’angoisses. Sûrement de stress de la première affectation. Ce sont des gens rusés, les docteurs. Mais je suis perspicace… j’ai une conscience aigue de ce qui se passe. Jurgen ne le vois pas, mais moi oui.
Trop de laxisme, sur ce vaisseau. Je lui fais parvenir un rapport tous les deux jours depuis mon embarquement. Six feuillets attendent bien sagement sur son bureau. Trop de laxisme. Pas assez de discipline. Le timonier et le barreur viennent tous les soirs devant la porte de ma cabine, s’installer pour leur jeu de cartes. M’empêche de dormir. Veulent me tuer à petit feu en m’empêchant de dormir.
- HahaHA…
C’est bon ça, trois syllabes. Un putain de bon rire pour les monologues. Je me demande souvent si Jurgen est au courant pour ma petite bévue. Lui et Stamgram sont des amis… il y a de fortes chances.
De toute manière je dois trouver un moyen de reprendre des forces, mais sans trop manger. Ils crachent dans mes rations. Tout le monde le sait, mais personne ne vend la mèche.
Faut qu’je me lève. Le miroir… voilà. Se regarder aide à reprendre conscience de soi-même.
Je suis maigre. L’œil fou. Le teint pâle. Mais je tiens le coup. Hm, oui.
- Sans moi Jurgen se ferait empoisonner à coup sur. HaHA.
Je goute tout ce qu’il mange. Il ne le sait pas, cela va de soit. Un dévouement extrême. J’ai promis à Stramgram. Je porterai cet uniforme avec honneur, et je l’honorais de ma sueur, chaque jour.
La fatigue, la faim et la folie ne seront pas un obstacle à l’accomplissement de mon devoir. Mais j’ai mon ancre.
-Ancre, navire. Haha.
Tous les trois jours j’écris une lettre à Stramgram.
- Mon nouveau Haha père spirituel HA.
Pas besoin qu’il réponde. L’important c’est qu’il sache que je tiens parole. Un premier faux bond, mais pas de second. Tout rentrera dans l’ordre après une ou deux bonnes nuits de sommeil. Les nuits sont longues pour les insomniaques. Parfois, je me glisse dans la sous-cale. On y entrepose les tonneaux d’eau pure et les vivres. Je m’allonge sur le sol et je colle l’oreille sur les lattes de bois… Puis j’entends la mer.
Impossible de dire si je me l’imagine, ce bruit, ou si je le perçois vraiment au travers de la coque. Ca doit être le bruit que les enfants entendent dans le ventre de leur mère. La voix de toute chose. Pas facile à décrire… un vague murmure, omniprésent. C’est beau… ça inspire le respect.
Ma cabine. Ma prison. Mon refuge. Trois mètres par trois… un lit, un bureau, une commode, deux chaises et des étagères. Il ne faut pas oublier l’écoutille. Souvent pour regarder au dehors.
Terminus Station. Une chiure à la surface des mers. Nous mouillons à son large depuis hier au soir. L’escale est tout à fait normale, selon le cartographe. Cette petite merde lugubre, c’est la dernière ile avant de sortir de Red Line. Je hais cet endroit… Mais il ne faut pas me demander pourquoi. Depuis quelques temps je cesse de réfléchir. Se fier à son intuition… voilà l’apanage des gens qui veulent de l’avancement.
- Haaaa Ha.
Je suis debout, planté devant mon miroir, fixant mon propre reflet. Je ne veux pas sortir encore. Attendre un peu ne me fera pas de mal. Sur le Téméraire, c’est la promiscuité qui est le facteur le plus pénible. Visiblement je suis la seule femme à bord. Quand je ne tiens pas la chandelle à Jurgen ni ne l’assiste dans une tâche quelconque, je suis chargé des équipes responsable de l’entretien des canons. Tous les matins je me dois aussi de soumettre les servants des canons à un entrainement rigoureux.
Il aura fallut que je monte sur le Téméraire pour tomber amoureuse. Ces grandes bêtes noires, élancées… fièrement dressées vers le ciel dans une constante déclaration de mort aux pauvres connards qui voudraient les défier. Ha, ces canons…
Je me lève un peu avant l’aube pour aller leur parler. Quand je passe à proximité, je les caresses. Malgré leur puissance n’importe qui pourrait sentir l’aura de mort qui se dégage d’eux. Trois à tribord et bâbord sur le pont… des belles pièces. Le plus massif se trouve à la proue du navire. Il faut trois hommes pour soulever un boulet afin de le charger. En dessous du pont, nous avons sur chaque côté six pièces de petite facture. Une tourelle rotative à la poupe me courtise chaque fois que je la vois… un magnifique pilier de bois armaturé de fer, capable de tourner sur elle-même sur 360 %. Elle fait deux fois ma taille, mais la taille ne compte pas en amour…
Ce pilier carré comporte sur chacune de ses faces trois grosses couleuvrines. C’est surtout du matériel anti-personnel.
Je suis une personne normale. Presque pas de vice. Le soir juste avant d’aller me calfeutrer dans la cabine je passe dans l’armurerie. Il me suffit de verrouiller la porte derrière moi pour avoir un peu d’intimité. La plupart du temps je m’assieds au milieu de la pièce et je me contente de regarder les armes. Les fusils. Les pistolets, les canons portatifs et les couleuvrines.
Ha, les couleuvrines…le premier jour j’ai posé le bout de mes lèvres sur le canon, par signe de respect. Histoire de faire connaissance avec ces nouvelles amies.
Ce vaisseau me fait plus penser à une forteresse mouvante qu’à un bâtiment naval. C’est lui, le roi des mers. J’ai profondément ce navire… l’équipage, voilà le problème.
Je vais me dégourdir les jambes un peu. Pas la peine de faire le tour de la cabine… je n’aime pas marcher, de toute manière. Sur le lit, je m’allonge, et il suffit que du bout des doigts je me masse les muscles des cuisses. C’est bien mieux. Il fait sombre, ici, mais ce n’est pas pour me déplaire. On a tendance à perdre la notion du temps, dans ce genre de petite cabine. Là, je n’ai strictement aucune idée sur l’heure de la journée qu’il doit être. Le soleil brille, voilà ma seule indication.
A tout moment Jurgen peut envoyer un marin toqué à ma porte pour m’avertir qu’il requière ma présence dans sa cabine. Angoissant, non ?
Le lit ne fait rien pour faciliter mes nuits. Une couchette toute simple, une petite étendue blanche et plate. Un seul oreiller, un pitoyable petit sac de plume… Moi j’aime les oreillers dantesques. Des montagnes d’oreiller. Facile de s’enfouir dessous et de ne laisser qu’un petit interstice pour le passage de l’air.
Au moins j’ai pas le mal de mer. Faut savoir apprécier sa chance.
Me tarde qu’on lève les voiles. C’est une vision personnelle des choses, mais l’immobilité me donne vraiment une impression de fin du monde. Sortir plus souvent sur le pont… prendre l’air. Ca ferait pas d’mal, mais est-ce que ça ferait du bien ?
Pour un peu j’en oublierais presque mon autre petit problème. J’suis pas toute seule. C’t’une certitude.
Dans le temps ça se limitait aux petits échos de voix, parfois qui ricochait dans un coin de ma tête. Maintenant j’ai droit à la totale : visuel et auditif.
Pas de signe avant coureur. En général ça arrive quand je réfléchis trop, ou quand je cogite trop profondément sur mon cas. Trop d’introspection tue. J’le sais.
La première fois, j’me souviens, j’étais allongée sur le dos, dans ma couchette. Le navire de mes réflexions se cassait la gueule sur j’sais pas quel récif. Puis Bim ! Bam !
Mes doigts roulaient gentiment sur mon front pour tenir à distance toute migraine quand soudain j’ai vu mon âme qui quittait mon corps. Enfin… non. C’est ce que je croyais sur le moment. Mais quand j’y repense, c’est assez compréhensible, d'avoir fait cette erreur.
J’retente le coup, parfois. Pour bien comprendre ce qui me tombe sur le coin de la gueule. Si j’me concentre bien fort, les paupières plissées et tout le tintouin, j’y arrive la plupart du temps.
Y’a bien des connards qui choppent une crise de foie après trop de noix de cajou… pourquoi y aurait pas des pauvres filles qui héritent d’une capacité pourrie après avoir manger de la merde ? Sérieux. Pour une jeune femme, se tenir la bouche fermée lui évite la plupart des soucis.
J’me tâte pour retenter le coup. Dans un certains sens, mon nouveau pouvoir, c’est la voie royale pour supporter la solitude quand on ne supporte pas les gens. Le summum pour se retrouver seule avec soi même.
Qui à dit déjà que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre ? Hm...pfeut, j'sais pas.
Regagner mon lit, c’est la première chose à faire. Ma tête tourne dans ces moments-là. Est-ce que ça vient d’moi ou d’cette connerie dont je me suis fait un casse-dalle ? Impossible à dire pour le moment.
En termes de mot ce n’est pas facile de décrire ces nouvelles habilités. Pendant une bonne journée j’ai attribué ces… choses à ma santé mentale, et pas à un quelconque fruit.
M’demande si Stragram m’a donné une seconde chance en tablant sur le fait que j’avais mangé un fruit… puissant. Que j’pourrais devenir un atout de taille pour sa chère Marine. Si c’est le cas, je ne peux que lui dire une chose : Dans l’cul, Lulu. Dans le cul dans les grandes largeurs. Enfin. Dans les grandes profondeurs, du moins.
Bon, au travail. Le talent, si on ne l’emploie pas, ça vous démange. Le talent peu ou pas utilisé se suicide, et dans ce cas la personne trop stupide pour l’avoir employée se retrouve avec un don en moins.
Se débrouiller avec ce que nous donne la nature… c’est pratique pour les fainéants. Ca évite le stress de devoir s'améliorer.
Bon, trêve de monologue mental. Au travail. Je joins les jambes et croise les bras au niveau de mon ventre. Une parfaite immobilité. Si parfaite que mes poumons qui gonflent et dégonflent ma poitrine sont mes seuls signes de vie.
Le vide se fait dans ma tête… c’est sûrement l’expression d’une profonde phase de concentration. Quand le silence se fait dans ma caboche, je me concentre sur… un aspect de moi. Une peur, un talent, un défaut… parfois je me focalise juste sur une pensée particulière.
Puis… ça ne devrait pas tarder à sortir. Faut qu’j’ouvre un œil. J’ai pas encore l’habitude de ce spectacle et pour rien au monde je ne voudrais le manquer. C’est aussi surprenant que louche à voir.
Quelque chose d’a moitié transparent sort de ma poitrine. C’est dur à décrire, mais je pense en le voyant à une volute de vapeur. C’est intangible… je le sais depuis que j’ai passé ma main au travers, la seconde fois. Comme une illusion, on pourrait dire. Plus la colonne de volutes sort de moi et s’éloigne de moi, et plus elle prend forme. Dans un arc ascendant elle monte toucher le plafond de la cabine, avant de redescendre vers le parquet de bois.
Jusque-là lente dans ses déplacements, la fumée spectrale se condense bien plus vite, pour former…une personne.
Cette personne me ressemble. Cette fois c’est cependant encore différent. Je me rassis sur mon lit, sans tenir compte de ma tête qui tourne. Je cligne des yeux une fois, deux fois, mais aucun mot ne sort toujours.
Dans ce cas c’est souvent… mon double qui entame la discussion. Je suis encore trop peu habitué pour le faire.
Assez vite j’ai pu comprendre que ces doubles incarnés des aspects de ma personnalité. Des humeurs. Le second jour de tâtonnement… j’ai compris que lorsque j’extériorisais ces doubles, ce qu’ils représentaient de moi me devenait… inconnu. Si un gamin ou une vieille grenouille de bénitier se confesse, elle ne ressent plus le poids de son pêché, non ? Si je joue les illusionnistes avec ces doubles, je ne ressens plus l’humeur qu’ils représentent.
Les implications… les avantages… tout ça m’est encore un peu flou.
Là, ce que j’ai en face de moi… dieu que c’est gênant. Je regarde vite les hublots de ma cabine pour m’assurer qu’ils sont fermés. Heureusement pour moi, ils le sont presque toujours…
Je suis ass… enfin mon double est sur la petite chaise de bureau, à l’autre bout de la cabine. Les jambes croisées, les mains jointes sur les genoux, et un drôle de petit sourire aux lèvres.
Si je me comportais comme une trainée nymphomane, je pourrais ressembler à ça. Maintenant j’suis dégoutée et jalouse.
Mes cheveux sont cassants et huileux…les siens sont soyeux, détachés. Bien que lisses ils se bouclent naturellement un peu avant les pointes. Pas possible de dire si c’est une question de posture ou autre autres, mais mon double est bien mieux équipé en termes de formes féminines. Bordel, même les lèvres sont pulpeuses. Moi, j’me tiens d’habitude les lèvres serrées… cette espèce de trainée les laisses entrouvertes. Je suis sûr qu’elle se passe la langue dessus pour les faire briller. M’dégoute.
C’est ce que je pourrais être si j’avais conscience de mes atouts… et l’expérience de trois courtisanes et de six maquilleuses. J’chu jalouse. M’dégoute.
Quand elle se met à parler, sa voix rauque et basse me fait froncer les sourcils. Je fais pas rouler les mots comme ça, j’le sais. Peux pas croire que j’ai une facette de séductrice comme ça dans moi. Pas possible.
Puis pour le moment, ça m’dégoute.
- Je ne sais pas comment tu fais pour ne pas voir le manège du timonier. Tu ne le regardes jamais faire ? Il laisse toujours deux ou trois boutons de sa vareuse ouverte. En fin de journée son torse luit un peu. Même après avoir taffé toute la journée, ce type ne pue pas… il sent l’homme.
Si tu tortiller un peu plus du cul tu pourrais avoir du plaisir sans trop de mal. Bon, pour le moment t’est pas au mieux de ta forme… mais t’as la bonne voix pour aguicher de l’étalon.
Et Jenkins, hm, Jenkins ? Hier encore tu l’as frôlé sur le pont pendant le passage en revenu… tu sens pas que son cul est aussi ferme qu’une paire de melon ?
Mais sérieusement, c’est quoi ton trip… tu marches à voile et à vapeur ? Pas que j’critique hein, tout ce est gratuit est bon à prendre.
Seulement… je te dis juste que si tu voulais enlever ces bandes de tes seins et laisse prendre l’air à tes attributs, tu trouverais bien un ou deux fringant marin pour te dépoussiérais la calanque.
- Me… quoi ?
- Ha oui, j’oubliais… T’est novice dans la matière. On peut parler d’huiler la poulie, de lustrer la chaudière à vapeur ! Tu pourrais avoir tout les hommes à tes pieds, tu attends quoi ? Si tu aimes la solitude, choppe les un soir et virent les le lendemain.
Si tu avais bien voulu donner un peu de ta personne, tu l’aurais eu dans ta poche, le Stramgram.
Je la regarde faire. D’une torsion du poignet à en faire pâmé plus d’un, elle rejette sa longue chevelure sur les côtés. Son dos se cambre pour faire ressortir sa féminité.
- Personne ne peut te voir ici. Pourquoi tu te comportes comme une trainée ?
- Et toi pourquoi tu joue la frigide ? Comment tu arrives encore à croire que les deux zigottos qui te suivent depuis ton enfance se prenaient pour tes frangins ?&
Ils pistaient juste ta culotte, ma pauvre amie. Mais je critique pas… t’est pas mal foutue. Pas comme moi, mais tout de même…
- Tu m’dégoutes.
- Arrête de courir et laisses toi rattraper par les voleurs de vertus… Pour ça que t’est à moitié tarranche. Cherche pas plus loin, ma pauvre amie.
Si je maitrise le processus d’apparition, je connais aussi celui de disparition. Dieu merci. Me suffit de tendre les doigts vers cette catin en herbe et de me concentrer pour l’aspirer. De femme fatale, elle redevient volutes spectrale et se fait aspirer par le bout de mes doigts.
J’me sens mieux maintenant. Plus… égale à moi-même. Elle, c’est pas une bonne idée de la sortir. J’aime pas voir cette facette de moi-même.
Mais ces petits tours n’ont pas que des mauvais côtés. Non. Je vis depuis toujours dans un équilibre précaire. Assaillit par des souffrances, des soucis mentaux et je sais quoi d’autre… Mais maintenant je peux passer quelques heures tranquilles, et gouter à la normalité. Adios les névroses… me suffit de me concentrer un poil…
Là, la personne qui se trouve en face de moi, elle fait peur. L’œil fou, la crinière échevelée. Elle marche de long en large dans la cabine et fait les cents pas. Moi, je me rallonge et je ferme les yeux…
Je suis en paix, intérieurement. Les bras croisés sous la nuque je sens un sourire paisible naitre sur la commissure de mes lèvres.
- J’comprends pas comment tu peux rester là à ne rien faire pendant qu’ils planifient tous ta perte. Écoute moi bien, se sera soit le poison, soit une poussé pour te faire basculer par-dessus la rambarde. Ils murmurent tous dans ton dos…la nuit, le jour.
Te suffirait de prendre le sachet de mort au rat qui traine dans les cales sèches et d’en flanquer le contenu dans la marmite de porridge. Frappe en premier avant de te faire poignarder dans le dos,bordel !
Rha, puis tous les rats qui courent dans les murs… tu crois qu’ils sont là pour quoi ? Ils perdent pas un mot de ce que tu dis. Z’attendent juste de te grignoter un orteil ou deux un soir. Pourquoi tu regagnes par l’archipel pour y buter un gamin ou deux, sérieusement ? C’est fun, c’est une activité ludique qui coute presque rien. Mais tu va répondre, oui ou merde ?
- Je suis vraiment tarée comme ça, la plupart du temps ?
- Lucide, lucide ! Tu sais très bien que si tu ne recomptes pas tout tes grains de beautés le soir avant de dormir, tu va rêver encore de ton paternel crevé qui se planque sous ton lit, bordel de bordel !
- Pourquoi je suis comme ça ?
- Mais tu piges pas que tu es la seule normale, dans les environs ? Les hommes en noir de ton père existent vraiment, merde. Au moindre relâchement ils viennent te prendre. Ils sont au courant pour tous tes crimes.
- C’est toi qui me pousse à agir mal, si je comprends bien ?
- Simple auto-défense. Je vielle sur toi. Je suis ton instinct de survie.
- T’est surtout ma folie.
- Sans moi tu serais surtout pendu depuis ton adolescence, salope ingrate ! Va falloir apprendre à vivre avec moi. On a encore une longue route à faire ensemble. Moi j’y peux rien si t’est née comme ça.
- Ce genre de pulsions… ça va se calmer ou aller de mal en pis ?
- Aucune idée. Je suis toi, et toi tu sais que dalle. Moi, j’me dis que tant que tu céderas pas à la tentation, tu seras de plus en plus frustrée.
- Pulsions ?
- Ho, mais que tu manques de motivations, c’est dingue ! Je sais pas moi, brûle un orphelinat, empoisonne un troupeau de vache… Faut prouver sa bonne foi à un moment ou un autre.
C’est paradoxal… pour jouir d’une certaine paix intérieur en chassant ces humeurs, je dois pour autant supporter leur discours. Un cadeau est toujours empoisonné, faut croire.
Elle aussi, faut qu’elle dégage. Braille trop… parle trop fort. Les gens vont se dirent que je perds la boule si ces échanges leur viennent aux oreilles. Je la fais revenir en moi. Presque pervers, dit comme ça… mais maintenant je pige que ce retour aux sources des doubles produit un contrecoup… Je suis beaucoup plus sensible pendant un moment à l’humeur du double.
Pour cette folle furieuse, l’émotion me submerge. Je m’y attendais mais je suis submergé de plein fouet. Sur le lit, recroqueviller, j’enfouie mon visage dans un oreiller, je me le fourre presque dans la bouche, et je hurle. Un hurlement sourd. Un tsunami d’envie de meurtre et de pulsions malsaines me gifle avec la puissance d’une vraie vague.
Une vraie crise de spasmophilie pour cinglée. Se tortiller sur le lit en essayant de ne pas faire de folie, c’est tout ce que je peux faire. Impossible de dire combien de temps après, en nage et le corps crispé, douloureux, je reprends contrôle de mes nerfs…
Se reprendre, ça devient une priorité pour moi. J’ai encore le temps de me refaire une beauté pour passer les servants des canons en revue. Mon absence risque de susciter beaucoup de questions…
J’vais jusqu’au miroir, suspendu au dessus d’une petite commode pour la toilette. L’eau du broc est glaciale, mais ça va me réveiller. Puis j’ai horriblement chaud, de toute manière. L’angoisse peut vous foutre le système de régulation de température du corps totalement en vrac.
On oublie trop facilement à quoi on ressemblait, enfant. Pour savoir ou aller il faut savoir d’où on vient. Je sais plus quel connard disait ça, au juste. Moi, enfant, je manquais cruellement de confiance en moi. La main tendu négligemment en arrière, je suscite une nouvelle interlocutrice.
Une toute petite fille. Une dizaine d’année. En regardant dans le miroir je peux voir que son corps est parcouru de tremblement. On devine deux ou trois trainées de larmes sur ses joues. Le manque de confiance en soi, ça vous tue une personne. Sec et net.
J’apaise à coups de peigne la rébellion des me cheveux. Tout ça va vite fait bien fait finir en chignon. Ca en impose, un chignon, sur une jeune femme. Je me sens bien. Maintenant. Une fois débarrassée de mes appréhensions, le monde s’ouvre à moi. Le reflet dans le miroir me dit que je suis jeune : j’ai encore le temps de bien faire les choses. Même l’air n’a pas la même saveur dans mes poumons. Toute les démangeaisons nerveuse qui tyrannisent mon épiderme ferme leurs gueules, là.
Il faut juste ne pas faire attention aux reniflages de la gamine. De moi gamine, du coup. Si seulement je pouvais faire en sorte de fermer leurs clapets. C’est bien beau de pouvoir extérioriser les effets des émotions, mais encore faut-il éviter de se faire parasiter par leurs blablatages.
- J’ai peur.
- Je sais. Faut faire avec.
- Mais j’ai peur.
- Ferme-la.
- J’ai envie de pleurer.
- Laisse-moi profiter d’un moment de tranquillité, et ferme la deux seconde. Si tu continue à chialer comme une serpillière, je vais te donner une bonne raison d’avoir peur.
Ha… on en revient aux bonnes vieilles menaces. Pas mal. Ca fonctionne, en tout cas. Je peux enfin profiter de la tranquillité et de l’assurance que ressentent les personnes qui ont confiance en eux. Sans devoir me taper les jérémiades de cette fichue gamine. Me souviens pas d’avoir été pleurnicheuse comme ça.
Le plan pour le reste de la journée va être plutôt simple pour moi. Après tout, pas besoin de sortir d’ici pour passer les autres clampins en revue. Maintenant, certaines autres possibilités s’ouvrent à moi. Me suffirait de rester planquer au lit pendant que je suscite un autre petit double. Celui qui personnifie le sang-froid. Ou l’autorité. Ca devrait fonctionner.
Ils sont intangibles, mais ça devrait suffire pour inspecter la tenue de ces glandus, et écouter leurs rapports. La paresse et le manque de motivation… voilà ce qui motive les grands esprits du monde à produire des inventions et des concepts pour faciliter la vie.
Au final, si ça se trouve, ce voyage ne sera pas aussi éprouvant que prévu.
Mon odeur corporelle m’obsède. Impossible de me convaincre que je suis propre. Toujours l’impression de puer comme un poisson mort.
C’est leur faute. Toujours à grouiller sur le pont. Ils piaillent, sans arrêt. Toujours en train de rire pendant la relève des services. Le timonier… je sais qu’il me casse du sucre sur le dos à la moindre occasion. De toute façon j’ai bien compris leur petit jeu. Je ne sors de cette cabine que deux heures par jour. Le temps de donner des consignes.
Je suis l’aide de camp du Vice Amiral Jurgen, sur ce cuirassé. Le Téméraire. Qui donne ces noms aux bateaux ? J’y réfléchis souvent.
Stramgram tient ses promesses. A mi-chemin de la traversée, si j’en crois mon ordre de mission, je devrais passer sous la tutelle du Vice Amiral Andermann.
- Ha, haha…
Oui. M’arrive parfois de rire tout bas sans raison. J’me sens plus légère ensuite. Faire le tour de ma cabine en suivant les lignes du bois du bout des doigts fonctionne aussi. C’est important, et ça détends. J’sais pas trop pourquoi, mais je suis sûre et certaine que cela prendra son sens quand je retrouverais un cycle de sommeil normal.
Mon ventre fait des siennes. Même l’eau me fait me retourner comme un gant, quand je vais à la selle.
Mais je ne vais pas tomber dans le piège d’aller consulter le médecin de bord. Ho non. Que non. Il va me parler d’angoisses. Sûrement de stress de la première affectation. Ce sont des gens rusés, les docteurs. Mais je suis perspicace… j’ai une conscience aigue de ce qui se passe. Jurgen ne le vois pas, mais moi oui.
Trop de laxisme, sur ce vaisseau. Je lui fais parvenir un rapport tous les deux jours depuis mon embarquement. Six feuillets attendent bien sagement sur son bureau. Trop de laxisme. Pas assez de discipline. Le timonier et le barreur viennent tous les soirs devant la porte de ma cabine, s’installer pour leur jeu de cartes. M’empêche de dormir. Veulent me tuer à petit feu en m’empêchant de dormir.
- HahaHA…
C’est bon ça, trois syllabes. Un putain de bon rire pour les monologues. Je me demande souvent si Jurgen est au courant pour ma petite bévue. Lui et Stamgram sont des amis… il y a de fortes chances.
De toute manière je dois trouver un moyen de reprendre des forces, mais sans trop manger. Ils crachent dans mes rations. Tout le monde le sait, mais personne ne vend la mèche.
Faut qu’je me lève. Le miroir… voilà. Se regarder aide à reprendre conscience de soi-même.
Je suis maigre. L’œil fou. Le teint pâle. Mais je tiens le coup. Hm, oui.
- Sans moi Jurgen se ferait empoisonner à coup sur. HaHA.
Je goute tout ce qu’il mange. Il ne le sait pas, cela va de soit. Un dévouement extrême. J’ai promis à Stramgram. Je porterai cet uniforme avec honneur, et je l’honorais de ma sueur, chaque jour.
La fatigue, la faim et la folie ne seront pas un obstacle à l’accomplissement de mon devoir. Mais j’ai mon ancre.
-Ancre, navire. Haha.
Tous les trois jours j’écris une lettre à Stramgram.
- Mon nouveau Haha père spirituel HA.
Pas besoin qu’il réponde. L’important c’est qu’il sache que je tiens parole. Un premier faux bond, mais pas de second. Tout rentrera dans l’ordre après une ou deux bonnes nuits de sommeil. Les nuits sont longues pour les insomniaques. Parfois, je me glisse dans la sous-cale. On y entrepose les tonneaux d’eau pure et les vivres. Je m’allonge sur le sol et je colle l’oreille sur les lattes de bois… Puis j’entends la mer.
Impossible de dire si je me l’imagine, ce bruit, ou si je le perçois vraiment au travers de la coque. Ca doit être le bruit que les enfants entendent dans le ventre de leur mère. La voix de toute chose. Pas facile à décrire… un vague murmure, omniprésent. C’est beau… ça inspire le respect.
Ma cabine. Ma prison. Mon refuge. Trois mètres par trois… un lit, un bureau, une commode, deux chaises et des étagères. Il ne faut pas oublier l’écoutille. Souvent pour regarder au dehors.
Terminus Station. Une chiure à la surface des mers. Nous mouillons à son large depuis hier au soir. L’escale est tout à fait normale, selon le cartographe. Cette petite merde lugubre, c’est la dernière ile avant de sortir de Red Line. Je hais cet endroit… Mais il ne faut pas me demander pourquoi. Depuis quelques temps je cesse de réfléchir. Se fier à son intuition… voilà l’apanage des gens qui veulent de l’avancement.
- Haaaa Ha.
Je suis debout, planté devant mon miroir, fixant mon propre reflet. Je ne veux pas sortir encore. Attendre un peu ne me fera pas de mal. Sur le Téméraire, c’est la promiscuité qui est le facteur le plus pénible. Visiblement je suis la seule femme à bord. Quand je ne tiens pas la chandelle à Jurgen ni ne l’assiste dans une tâche quelconque, je suis chargé des équipes responsable de l’entretien des canons. Tous les matins je me dois aussi de soumettre les servants des canons à un entrainement rigoureux.
Il aura fallut que je monte sur le Téméraire pour tomber amoureuse. Ces grandes bêtes noires, élancées… fièrement dressées vers le ciel dans une constante déclaration de mort aux pauvres connards qui voudraient les défier. Ha, ces canons…
Je me lève un peu avant l’aube pour aller leur parler. Quand je passe à proximité, je les caresses. Malgré leur puissance n’importe qui pourrait sentir l’aura de mort qui se dégage d’eux. Trois à tribord et bâbord sur le pont… des belles pièces. Le plus massif se trouve à la proue du navire. Il faut trois hommes pour soulever un boulet afin de le charger. En dessous du pont, nous avons sur chaque côté six pièces de petite facture. Une tourelle rotative à la poupe me courtise chaque fois que je la vois… un magnifique pilier de bois armaturé de fer, capable de tourner sur elle-même sur 360 %. Elle fait deux fois ma taille, mais la taille ne compte pas en amour…
Ce pilier carré comporte sur chacune de ses faces trois grosses couleuvrines. C’est surtout du matériel anti-personnel.
Je suis une personne normale. Presque pas de vice. Le soir juste avant d’aller me calfeutrer dans la cabine je passe dans l’armurerie. Il me suffit de verrouiller la porte derrière moi pour avoir un peu d’intimité. La plupart du temps je m’assieds au milieu de la pièce et je me contente de regarder les armes. Les fusils. Les pistolets, les canons portatifs et les couleuvrines.
Ha, les couleuvrines…le premier jour j’ai posé le bout de mes lèvres sur le canon, par signe de respect. Histoire de faire connaissance avec ces nouvelles amies.
Ce vaisseau me fait plus penser à une forteresse mouvante qu’à un bâtiment naval. C’est lui, le roi des mers. J’ai profondément ce navire… l’équipage, voilà le problème.
Je vais me dégourdir les jambes un peu. Pas la peine de faire le tour de la cabine… je n’aime pas marcher, de toute manière. Sur le lit, je m’allonge, et il suffit que du bout des doigts je me masse les muscles des cuisses. C’est bien mieux. Il fait sombre, ici, mais ce n’est pas pour me déplaire. On a tendance à perdre la notion du temps, dans ce genre de petite cabine. Là, je n’ai strictement aucune idée sur l’heure de la journée qu’il doit être. Le soleil brille, voilà ma seule indication.
A tout moment Jurgen peut envoyer un marin toqué à ma porte pour m’avertir qu’il requière ma présence dans sa cabine. Angoissant, non ?
Le lit ne fait rien pour faciliter mes nuits. Une couchette toute simple, une petite étendue blanche et plate. Un seul oreiller, un pitoyable petit sac de plume… Moi j’aime les oreillers dantesques. Des montagnes d’oreiller. Facile de s’enfouir dessous et de ne laisser qu’un petit interstice pour le passage de l’air.
Au moins j’ai pas le mal de mer. Faut savoir apprécier sa chance.
Me tarde qu’on lève les voiles. C’est une vision personnelle des choses, mais l’immobilité me donne vraiment une impression de fin du monde. Sortir plus souvent sur le pont… prendre l’air. Ca ferait pas d’mal, mais est-ce que ça ferait du bien ?
Pour un peu j’en oublierais presque mon autre petit problème. J’suis pas toute seule. C’t’une certitude.
Dans le temps ça se limitait aux petits échos de voix, parfois qui ricochait dans un coin de ma tête. Maintenant j’ai droit à la totale : visuel et auditif.
Pas de signe avant coureur. En général ça arrive quand je réfléchis trop, ou quand je cogite trop profondément sur mon cas. Trop d’introspection tue. J’le sais.
La première fois, j’me souviens, j’étais allongée sur le dos, dans ma couchette. Le navire de mes réflexions se cassait la gueule sur j’sais pas quel récif. Puis Bim ! Bam !
Mes doigts roulaient gentiment sur mon front pour tenir à distance toute migraine quand soudain j’ai vu mon âme qui quittait mon corps. Enfin… non. C’est ce que je croyais sur le moment. Mais quand j’y repense, c’est assez compréhensible, d'avoir fait cette erreur.
J’retente le coup, parfois. Pour bien comprendre ce qui me tombe sur le coin de la gueule. Si j’me concentre bien fort, les paupières plissées et tout le tintouin, j’y arrive la plupart du temps.
Y’a bien des connards qui choppent une crise de foie après trop de noix de cajou… pourquoi y aurait pas des pauvres filles qui héritent d’une capacité pourrie après avoir manger de la merde ? Sérieux. Pour une jeune femme, se tenir la bouche fermée lui évite la plupart des soucis.
J’me tâte pour retenter le coup. Dans un certains sens, mon nouveau pouvoir, c’est la voie royale pour supporter la solitude quand on ne supporte pas les gens. Le summum pour se retrouver seule avec soi même.
Qui à dit déjà que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre ? Hm...pfeut, j'sais pas.
Regagner mon lit, c’est la première chose à faire. Ma tête tourne dans ces moments-là. Est-ce que ça vient d’moi ou d’cette connerie dont je me suis fait un casse-dalle ? Impossible à dire pour le moment.
En termes de mot ce n’est pas facile de décrire ces nouvelles habilités. Pendant une bonne journée j’ai attribué ces… choses à ma santé mentale, et pas à un quelconque fruit.
M’demande si Stragram m’a donné une seconde chance en tablant sur le fait que j’avais mangé un fruit… puissant. Que j’pourrais devenir un atout de taille pour sa chère Marine. Si c’est le cas, je ne peux que lui dire une chose : Dans l’cul, Lulu. Dans le cul dans les grandes largeurs. Enfin. Dans les grandes profondeurs, du moins.
Bon, au travail. Le talent, si on ne l’emploie pas, ça vous démange. Le talent peu ou pas utilisé se suicide, et dans ce cas la personne trop stupide pour l’avoir employée se retrouve avec un don en moins.
Se débrouiller avec ce que nous donne la nature… c’est pratique pour les fainéants. Ca évite le stress de devoir s'améliorer.
Bon, trêve de monologue mental. Au travail. Je joins les jambes et croise les bras au niveau de mon ventre. Une parfaite immobilité. Si parfaite que mes poumons qui gonflent et dégonflent ma poitrine sont mes seuls signes de vie.
Le vide se fait dans ma tête… c’est sûrement l’expression d’une profonde phase de concentration. Quand le silence se fait dans ma caboche, je me concentre sur… un aspect de moi. Une peur, un talent, un défaut… parfois je me focalise juste sur une pensée particulière.
Puis… ça ne devrait pas tarder à sortir. Faut qu’j’ouvre un œil. J’ai pas encore l’habitude de ce spectacle et pour rien au monde je ne voudrais le manquer. C’est aussi surprenant que louche à voir.
Quelque chose d’a moitié transparent sort de ma poitrine. C’est dur à décrire, mais je pense en le voyant à une volute de vapeur. C’est intangible… je le sais depuis que j’ai passé ma main au travers, la seconde fois. Comme une illusion, on pourrait dire. Plus la colonne de volutes sort de moi et s’éloigne de moi, et plus elle prend forme. Dans un arc ascendant elle monte toucher le plafond de la cabine, avant de redescendre vers le parquet de bois.
Jusque-là lente dans ses déplacements, la fumée spectrale se condense bien plus vite, pour former…une personne.
Cette personne me ressemble. Cette fois c’est cependant encore différent. Je me rassis sur mon lit, sans tenir compte de ma tête qui tourne. Je cligne des yeux une fois, deux fois, mais aucun mot ne sort toujours.
Dans ce cas c’est souvent… mon double qui entame la discussion. Je suis encore trop peu habitué pour le faire.
Assez vite j’ai pu comprendre que ces doubles incarnés des aspects de ma personnalité. Des humeurs. Le second jour de tâtonnement… j’ai compris que lorsque j’extériorisais ces doubles, ce qu’ils représentaient de moi me devenait… inconnu. Si un gamin ou une vieille grenouille de bénitier se confesse, elle ne ressent plus le poids de son pêché, non ? Si je joue les illusionnistes avec ces doubles, je ne ressens plus l’humeur qu’ils représentent.
Les implications… les avantages… tout ça m’est encore un peu flou.
Là, ce que j’ai en face de moi… dieu que c’est gênant. Je regarde vite les hublots de ma cabine pour m’assurer qu’ils sont fermés. Heureusement pour moi, ils le sont presque toujours…
Je suis ass… enfin mon double est sur la petite chaise de bureau, à l’autre bout de la cabine. Les jambes croisées, les mains jointes sur les genoux, et un drôle de petit sourire aux lèvres.
Si je me comportais comme une trainée nymphomane, je pourrais ressembler à ça. Maintenant j’suis dégoutée et jalouse.
Mes cheveux sont cassants et huileux…les siens sont soyeux, détachés. Bien que lisses ils se bouclent naturellement un peu avant les pointes. Pas possible de dire si c’est une question de posture ou autre autres, mais mon double est bien mieux équipé en termes de formes féminines. Bordel, même les lèvres sont pulpeuses. Moi, j’me tiens d’habitude les lèvres serrées… cette espèce de trainée les laisses entrouvertes. Je suis sûr qu’elle se passe la langue dessus pour les faire briller. M’dégoute.
C’est ce que je pourrais être si j’avais conscience de mes atouts… et l’expérience de trois courtisanes et de six maquilleuses. J’chu jalouse. M’dégoute.
Quand elle se met à parler, sa voix rauque et basse me fait froncer les sourcils. Je fais pas rouler les mots comme ça, j’le sais. Peux pas croire que j’ai une facette de séductrice comme ça dans moi. Pas possible.
Puis pour le moment, ça m’dégoute.
- Je ne sais pas comment tu fais pour ne pas voir le manège du timonier. Tu ne le regardes jamais faire ? Il laisse toujours deux ou trois boutons de sa vareuse ouverte. En fin de journée son torse luit un peu. Même après avoir taffé toute la journée, ce type ne pue pas… il sent l’homme.
Si tu tortiller un peu plus du cul tu pourrais avoir du plaisir sans trop de mal. Bon, pour le moment t’est pas au mieux de ta forme… mais t’as la bonne voix pour aguicher de l’étalon.
Et Jenkins, hm, Jenkins ? Hier encore tu l’as frôlé sur le pont pendant le passage en revenu… tu sens pas que son cul est aussi ferme qu’une paire de melon ?
Mais sérieusement, c’est quoi ton trip… tu marches à voile et à vapeur ? Pas que j’critique hein, tout ce est gratuit est bon à prendre.
Seulement… je te dis juste que si tu voulais enlever ces bandes de tes seins et laisse prendre l’air à tes attributs, tu trouverais bien un ou deux fringant marin pour te dépoussiérais la calanque.
- Me… quoi ?
- Ha oui, j’oubliais… T’est novice dans la matière. On peut parler d’huiler la poulie, de lustrer la chaudière à vapeur ! Tu pourrais avoir tout les hommes à tes pieds, tu attends quoi ? Si tu aimes la solitude, choppe les un soir et virent les le lendemain.
Si tu avais bien voulu donner un peu de ta personne, tu l’aurais eu dans ta poche, le Stramgram.
Je la regarde faire. D’une torsion du poignet à en faire pâmé plus d’un, elle rejette sa longue chevelure sur les côtés. Son dos se cambre pour faire ressortir sa féminité.
- Personne ne peut te voir ici. Pourquoi tu te comportes comme une trainée ?
- Et toi pourquoi tu joue la frigide ? Comment tu arrives encore à croire que les deux zigottos qui te suivent depuis ton enfance se prenaient pour tes frangins ?&
Ils pistaient juste ta culotte, ma pauvre amie. Mais je critique pas… t’est pas mal foutue. Pas comme moi, mais tout de même…
- Tu m’dégoutes.
- Arrête de courir et laisses toi rattraper par les voleurs de vertus… Pour ça que t’est à moitié tarranche. Cherche pas plus loin, ma pauvre amie.
Si je maitrise le processus d’apparition, je connais aussi celui de disparition. Dieu merci. Me suffit de tendre les doigts vers cette catin en herbe et de me concentrer pour l’aspirer. De femme fatale, elle redevient volutes spectrale et se fait aspirer par le bout de mes doigts.
J’me sens mieux maintenant. Plus… égale à moi-même. Elle, c’est pas une bonne idée de la sortir. J’aime pas voir cette facette de moi-même.
Mais ces petits tours n’ont pas que des mauvais côtés. Non. Je vis depuis toujours dans un équilibre précaire. Assaillit par des souffrances, des soucis mentaux et je sais quoi d’autre… Mais maintenant je peux passer quelques heures tranquilles, et gouter à la normalité. Adios les névroses… me suffit de me concentrer un poil…
Là, la personne qui se trouve en face de moi, elle fait peur. L’œil fou, la crinière échevelée. Elle marche de long en large dans la cabine et fait les cents pas. Moi, je me rallonge et je ferme les yeux…
Je suis en paix, intérieurement. Les bras croisés sous la nuque je sens un sourire paisible naitre sur la commissure de mes lèvres.
- J’comprends pas comment tu peux rester là à ne rien faire pendant qu’ils planifient tous ta perte. Écoute moi bien, se sera soit le poison, soit une poussé pour te faire basculer par-dessus la rambarde. Ils murmurent tous dans ton dos…la nuit, le jour.
Te suffirait de prendre le sachet de mort au rat qui traine dans les cales sèches et d’en flanquer le contenu dans la marmite de porridge. Frappe en premier avant de te faire poignarder dans le dos,bordel !
Rha, puis tous les rats qui courent dans les murs… tu crois qu’ils sont là pour quoi ? Ils perdent pas un mot de ce que tu dis. Z’attendent juste de te grignoter un orteil ou deux un soir. Pourquoi tu regagnes par l’archipel pour y buter un gamin ou deux, sérieusement ? C’est fun, c’est une activité ludique qui coute presque rien. Mais tu va répondre, oui ou merde ?
- Je suis vraiment tarée comme ça, la plupart du temps ?
- Lucide, lucide ! Tu sais très bien que si tu ne recomptes pas tout tes grains de beautés le soir avant de dormir, tu va rêver encore de ton paternel crevé qui se planque sous ton lit, bordel de bordel !
- Pourquoi je suis comme ça ?
- Mais tu piges pas que tu es la seule normale, dans les environs ? Les hommes en noir de ton père existent vraiment, merde. Au moindre relâchement ils viennent te prendre. Ils sont au courant pour tous tes crimes.
- C’est toi qui me pousse à agir mal, si je comprends bien ?
- Simple auto-défense. Je vielle sur toi. Je suis ton instinct de survie.
- T’est surtout ma folie.
- Sans moi tu serais surtout pendu depuis ton adolescence, salope ingrate ! Va falloir apprendre à vivre avec moi. On a encore une longue route à faire ensemble. Moi j’y peux rien si t’est née comme ça.
- Ce genre de pulsions… ça va se calmer ou aller de mal en pis ?
- Aucune idée. Je suis toi, et toi tu sais que dalle. Moi, j’me dis que tant que tu céderas pas à la tentation, tu seras de plus en plus frustrée.
- Pulsions ?
- Ho, mais que tu manques de motivations, c’est dingue ! Je sais pas moi, brûle un orphelinat, empoisonne un troupeau de vache… Faut prouver sa bonne foi à un moment ou un autre.
C’est paradoxal… pour jouir d’une certaine paix intérieur en chassant ces humeurs, je dois pour autant supporter leur discours. Un cadeau est toujours empoisonné, faut croire.
Elle aussi, faut qu’elle dégage. Braille trop… parle trop fort. Les gens vont se dirent que je perds la boule si ces échanges leur viennent aux oreilles. Je la fais revenir en moi. Presque pervers, dit comme ça… mais maintenant je pige que ce retour aux sources des doubles produit un contrecoup… Je suis beaucoup plus sensible pendant un moment à l’humeur du double.
Pour cette folle furieuse, l’émotion me submerge. Je m’y attendais mais je suis submergé de plein fouet. Sur le lit, recroqueviller, j’enfouie mon visage dans un oreiller, je me le fourre presque dans la bouche, et je hurle. Un hurlement sourd. Un tsunami d’envie de meurtre et de pulsions malsaines me gifle avec la puissance d’une vraie vague.
Une vraie crise de spasmophilie pour cinglée. Se tortiller sur le lit en essayant de ne pas faire de folie, c’est tout ce que je peux faire. Impossible de dire combien de temps après, en nage et le corps crispé, douloureux, je reprends contrôle de mes nerfs…
Se reprendre, ça devient une priorité pour moi. J’ai encore le temps de me refaire une beauté pour passer les servants des canons en revue. Mon absence risque de susciter beaucoup de questions…
J’vais jusqu’au miroir, suspendu au dessus d’une petite commode pour la toilette. L’eau du broc est glaciale, mais ça va me réveiller. Puis j’ai horriblement chaud, de toute manière. L’angoisse peut vous foutre le système de régulation de température du corps totalement en vrac.
On oublie trop facilement à quoi on ressemblait, enfant. Pour savoir ou aller il faut savoir d’où on vient. Je sais plus quel connard disait ça, au juste. Moi, enfant, je manquais cruellement de confiance en moi. La main tendu négligemment en arrière, je suscite une nouvelle interlocutrice.
Une toute petite fille. Une dizaine d’année. En regardant dans le miroir je peux voir que son corps est parcouru de tremblement. On devine deux ou trois trainées de larmes sur ses joues. Le manque de confiance en soi, ça vous tue une personne. Sec et net.
J’apaise à coups de peigne la rébellion des me cheveux. Tout ça va vite fait bien fait finir en chignon. Ca en impose, un chignon, sur une jeune femme. Je me sens bien. Maintenant. Une fois débarrassée de mes appréhensions, le monde s’ouvre à moi. Le reflet dans le miroir me dit que je suis jeune : j’ai encore le temps de bien faire les choses. Même l’air n’a pas la même saveur dans mes poumons. Toute les démangeaisons nerveuse qui tyrannisent mon épiderme ferme leurs gueules, là.
Il faut juste ne pas faire attention aux reniflages de la gamine. De moi gamine, du coup. Si seulement je pouvais faire en sorte de fermer leurs clapets. C’est bien beau de pouvoir extérioriser les effets des émotions, mais encore faut-il éviter de se faire parasiter par leurs blablatages.
- J’ai peur.
- Je sais. Faut faire avec.
- Mais j’ai peur.
- Ferme-la.
- J’ai envie de pleurer.
- Laisse-moi profiter d’un moment de tranquillité, et ferme la deux seconde. Si tu continue à chialer comme une serpillière, je vais te donner une bonne raison d’avoir peur.
Ha… on en revient aux bonnes vieilles menaces. Pas mal. Ca fonctionne, en tout cas. Je peux enfin profiter de la tranquillité et de l’assurance que ressentent les personnes qui ont confiance en eux. Sans devoir me taper les jérémiades de cette fichue gamine. Me souviens pas d’avoir été pleurnicheuse comme ça.
Le plan pour le reste de la journée va être plutôt simple pour moi. Après tout, pas besoin de sortir d’ici pour passer les autres clampins en revue. Maintenant, certaines autres possibilités s’ouvrent à moi. Me suffirait de rester planquer au lit pendant que je suscite un autre petit double. Celui qui personnifie le sang-froid. Ou l’autorité. Ca devrait fonctionner.
Ils sont intangibles, mais ça devrait suffire pour inspecter la tenue de ces glandus, et écouter leurs rapports. La paresse et le manque de motivation… voilà ce qui motive les grands esprits du monde à produire des inventions et des concepts pour faciliter la vie.
Au final, si ça se trouve, ce voyage ne sera pas aussi éprouvant que prévu.