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Au début de la traversée

Je supporte plus la sensation de ce col sur mon cou. Ma peau rouge et irritée semble bien d’accord avec moi. La sueur y joue pour beaucoup. Je transpire sans cesse quand je suis dans cette cabine. Au moins, j’ai mes propres quartiers. Mes cheveux constamment humides… si je pouvais, j’y foutrai le feu avec un peu d’huile de ma lampe à pétrole.
Mon odeur corporelle m’obsède. Impossible de me convaincre que je suis propre. Toujours l’impression de puer comme un poisson mort.

C’est leur faute. Toujours à grouiller sur le pont. Ils piaillent, sans arrêt. Toujours en train de rire pendant la relève des services. Le timonier… je sais qu’il me casse du sucre sur le dos à la moindre occasion. De toute façon j’ai bien compris leur petit jeu. Je ne sors de cette cabine que deux heures par jour. Le temps de donner des consignes.
Je suis l’aide de camp du Vice Amiral Jurgen, sur ce cuirassé. Le Téméraire. Qui donne ces noms aux bateaux ? J’y réfléchis souvent.
Stramgram tient ses promesses. A mi-chemin de la traversée, si j’en crois mon ordre de mission, je devrais passer sous la tutelle du Vice Amiral Andermann.

- Ha, haha…

Oui. M’arrive parfois de rire tout bas sans raison. J’me sens plus légère ensuite. Faire le tour de ma cabine en suivant les lignes du bois du bout des doigts fonctionne aussi. C’est important, et ça détends. J’sais pas trop pourquoi, mais je suis sûre et certaine que cela prendra son sens quand je retrouverais un cycle de sommeil normal.

Mon ventre fait des siennes. Même l’eau me fait me retourner comme un gant, quand je vais à la selle.
Mais je ne vais pas tomber dans le piège d’aller consulter le médecin de bord. Ho non. Que non. Il va me parler d’angoisses. Sûrement de stress de la première affectation. Ce sont des gens rusés, les docteurs. Mais je suis perspicace… j’ai une conscience aigue de ce qui se passe. Jurgen ne le vois pas, mais moi oui.

Trop de laxisme, sur ce vaisseau. Je lui fais parvenir un rapport tous les deux jours depuis mon embarquement. Six feuillets attendent bien sagement sur son bureau. Trop de laxisme. Pas assez de discipline. Le timonier et le barreur viennent tous les soirs devant la porte de ma cabine, s’installer pour leur jeu de cartes. M’empêche de dormir. Veulent me tuer à petit feu en m’empêchant de dormir.

- HahaHA…

C’est bon ça, trois syllabes. Un putain de bon rire pour les monologues. Je me demande souvent si Jurgen est au courant pour ma petite bévue. Lui et Stamgram sont des amis… il y a de fortes chances.
De toute manière je dois trouver un moyen de reprendre des forces, mais sans trop manger. Ils crachent dans mes rations. Tout le monde le sait, mais personne ne vend la mèche.

Faut qu’je me lève. Le miroir… voilà. Se regarder aide à reprendre conscience de soi-même.
Je suis maigre. L’œil fou. Le teint pâle. Mais je tiens le coup. Hm, oui.

- Sans moi Jurgen se ferait empoisonner à coup sur. HaHA.

Je goute tout ce qu’il mange. Il ne le sait pas, cela va de soit. Un dévouement extrême. J’ai promis à Stramgram. Je porterai cet uniforme avec honneur, et je l’honorais de ma sueur, chaque jour.
La fatigue, la faim et la folie ne seront pas un obstacle à l’accomplissement de mon devoir. Mais j’ai mon ancre.

-Ancre, navire. Haha.

Tous les trois jours j’écris une lettre à Stramgram.

- Mon nouveau Haha père spirituel HA.

Pas besoin qu’il réponde. L’important c’est qu’il sache que je tiens parole. Un premier faux bond, mais pas de second. Tout rentrera dans l’ordre après une ou deux bonnes nuits de sommeil. Les nuits sont longues pour les insomniaques. Parfois, je me glisse dans la sous-cale. On y entrepose les tonneaux d’eau pure et les vivres. Je m’allonge sur le sol et je colle l’oreille sur les lattes de bois… Puis j’entends la mer.
Impossible de dire si je me l’imagine, ce bruit, ou si je le perçois vraiment au travers de la coque. Ca doit être le bruit que les enfants entendent dans le ventre de leur mère. La voix de toute chose. Pas facile à décrire… un vague  murmure, omniprésent. C’est beau… ça inspire le respect.

Ma cabine. Ma prison. Mon refuge. Trois mètres par trois… un lit, un bureau, une commode, deux chaises et des étagères. Il ne faut pas oublier l’écoutille. Souvent pour regarder au dehors.
Terminus Station. Une chiure à la surface des mers. Nous mouillons à son large depuis hier au soir. L’escale est tout à fait normale, selon le cartographe. Cette petite merde lugubre, c’est la dernière ile avant de sortir de Red Line. Je hais cet endroit… Mais il ne faut pas me demander pourquoi. Depuis quelques temps je cesse de réfléchir. Se fier à son intuition… voilà l’apanage des gens qui veulent de l’avancement.

- Haaaa Ha.

Je suis debout, planté devant mon miroir, fixant mon propre reflet. Je ne veux pas sortir encore. Attendre un peu ne me fera pas de mal. Sur le Téméraire, c’est la promiscuité qui est le facteur le plus pénible. Visiblement je suis la seule femme à bord. Quand je ne tiens pas la chandelle à Jurgen ni ne l’assiste dans une tâche quelconque, je suis chargé des équipes responsable de l’entretien des canons. Tous les matins je me dois aussi de soumettre les servants des canons à un entrainement rigoureux.

Il aura fallut que je monte sur le Téméraire pour tomber amoureuse. Ces grandes bêtes noires, élancées… fièrement dressées vers le ciel dans une constante déclaration de mort aux pauvres connards qui voudraient les défier. Ha, ces canons…

Je me  lève un peu avant l’aube pour aller leur parler. Quand je passe à proximité, je les caresses. Malgré leur puissance n’importe qui pourrait sentir l’aura de mort qui se dégage d’eux. Trois à tribord et bâbord sur le pont… des belles pièces. Le plus massif se trouve à la proue du navire. Il faut trois hommes pour soulever un boulet afin de le charger. En dessous du pont, nous avons sur chaque côté six pièces de petite facture. Une tourelle rotative à la poupe me courtise chaque fois que je la vois… un magnifique pilier de bois armaturé de fer, capable de tourner sur elle-même sur 360 %. Elle fait deux fois ma taille, mais la taille ne compte pas en amour…
Ce pilier carré comporte sur chacune de ses faces trois grosses couleuvrines. C’est surtout du matériel anti-personnel.

Je suis une personne normale. Presque pas de vice. Le soir juste avant d’aller me calfeutrer dans la cabine je passe dans l’armurerie. Il me suffit de verrouiller la porte derrière moi pour avoir un peu d’intimité. La plupart du temps je m’assieds au milieu de la pièce et je me contente de regarder les armes. Les fusils. Les pistolets, les canons portatifs et les couleuvrines.
Ha, les couleuvrines…le premier jour j’ai posé le bout de mes lèvres sur le canon, par signe de respect. Histoire de faire connaissance avec ces nouvelles amies.

Ce vaisseau me fait plus penser à une forteresse mouvante qu’à un bâtiment naval. C’est lui, le roi des mers. J’ai profondément ce navire… l’équipage, voilà le problème.
Je vais me dégourdir les jambes un peu. Pas la peine de faire le tour de la cabine… je n’aime pas marcher, de toute manière. Sur le lit, je m’allonge, et il suffit que du bout des doigts je me masse les muscles des cuisses. C’est bien mieux. Il fait sombre, ici, mais ce n’est pas pour me déplaire. On a tendance à perdre la notion du temps, dans ce genre de petite cabine. Là, je n’ai strictement aucune idée sur l’heure de la journée qu’il doit être. Le soleil brille, voilà ma seule indication.

A tout moment Jurgen peut envoyer un marin toqué à ma porte pour m’avertir qu’il requière ma présence dans sa cabine. Angoissant, non ?

Le lit ne fait rien pour faciliter mes nuits. Une couchette toute simple, une petite étendue blanche et plate. Un seul oreiller, un pitoyable petit sac de plume… Moi j’aime les oreillers dantesques. Des montagnes d’oreiller. Facile de s’enfouir dessous et de ne laisser qu’un petit interstice pour le passage de l’air.
Au moins j’ai pas le mal de mer. Faut savoir apprécier sa chance.
Me tarde qu’on lève les voiles. C’est une vision personnelle des choses, mais l’immobilité me donne vraiment une impression de fin du monde. Sortir plus souvent sur le pont… prendre l’air. Ca ferait pas d’mal, mais est-ce que ça ferait du bien ?

Pour un peu j’en oublierais presque mon autre petit problème. J’suis pas toute seule. C’t’une certitude.
Dans le temps ça se limitait aux petits échos de voix, parfois qui ricochait dans un coin de ma tête. Maintenant j’ai droit à la totale : visuel et auditif.
Pas de signe avant coureur. En général ça arrive quand je réfléchis trop, ou quand je cogite trop profondément sur mon cas. Trop d’introspection tue. J’le sais.

La première fois, j’me souviens, j’étais allongée sur le dos, dans ma couchette. Le navire de mes réflexions se cassait la gueule sur j’sais pas quel récif. Puis Bim ! Bam !
Mes doigts roulaient gentiment sur mon front pour tenir à distance toute migraine quand soudain j’ai vu mon âme qui quittait mon corps. Enfin… non. C’est ce que je croyais sur le moment. Mais quand j’y repense, c’est assez compréhensible, d'avoir fait cette erreur.

J’retente le coup, parfois. Pour bien comprendre ce qui me tombe sur le coin de la gueule. Si j’me concentre bien fort, les paupières plissées et tout le tintouin, j’y arrive la plupart du temps.
Y’a bien des connards qui choppent une crise de foie après trop de noix de cajou… pourquoi y aurait pas des  pauvres filles qui héritent d’une capacité pourrie après avoir manger de la merde ? Sérieux. Pour une jeune femme, se tenir la bouche fermée lui évite la plupart des soucis.
J’me tâte pour retenter le coup. Dans un certains sens, mon nouveau pouvoir, c’est la voie royale pour supporter la solitude quand on ne supporte pas les gens. Le summum pour se retrouver seule avec soi même.

Qui à dit déjà que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre ? Hm...pfeut, j'sais pas.

Regagner mon lit, c’est la première chose à faire. Ma tête tourne dans ces moments-là. Est-ce que ça vient d’moi ou d’cette connerie dont je me suis fait un casse-dalle ? Impossible à dire pour le moment.
En termes de mot ce n’est pas facile de décrire ces nouvelles habilités. Pendant une bonne journée j’ai attribué ces… choses à ma santé mentale, et pas à un quelconque fruit.
M’demande si Stragram m’a donné une seconde chance en tablant sur le fait que j’avais mangé un fruit… puissant. Que j’pourrais devenir un atout de taille pour sa chère Marine. Si c’est le cas, je ne peux que lui dire une chose : Dans l’cul, Lulu. Dans le cul dans les grandes largeurs. Enfin. Dans les grandes profondeurs, du moins.

Bon, au travail. Le talent, si on ne l’emploie pas, ça vous démange. Le talent peu ou pas utilisé se suicide, et dans ce cas la personne trop stupide pour l’avoir employée se retrouve avec un don en moins.

Se débrouiller avec ce que nous donne la nature… c’est pratique pour les fainéants. Ca évite le stress de devoir s'améliorer.

Bon, trêve de monologue mental. Au travail. Je joins les jambes et croise les bras au niveau de mon ventre. Une parfaite immobilité. Si parfaite que mes poumons qui gonflent et dégonflent ma poitrine  sont mes seuls signes de vie.
Le vide se fait dans ma tête… c’est sûrement l’expression d’une profonde phase de concentration. Quand le silence se fait dans ma caboche, je me concentre sur… un aspect de moi. Une peur, un talent, un défaut… parfois je me focalise juste sur une pensée particulière.

Puis… ça ne devrait pas tarder à sortir. Faut qu’j’ouvre un œil. J’ai pas encore l’habitude de ce spectacle et pour rien au monde je ne voudrais le manquer. C’est aussi surprenant que louche à voir.
Quelque chose d’a moitié transparent sort de ma poitrine. C’est dur à décrire, mais je pense en le voyant à une volute de vapeur. C’est intangible… je le sais depuis que j’ai passé ma main au travers, la seconde fois. Comme une illusion, on pourrait dire. Plus la colonne de volutes sort de moi et s’éloigne de moi, et plus elle prend forme. Dans un arc ascendant elle monte toucher le plafond de la cabine, avant de redescendre vers le parquet de bois.
Jusque-là lente dans ses déplacements, la fumée spectrale se condense bien plus vite, pour former…une personne.

Cette personne me ressemble.  Cette fois c’est cependant encore différent. Je me rassis sur mon lit, sans tenir compte de ma tête qui tourne. Je cligne des yeux une fois, deux fois, mais aucun mot ne sort toujours.
Dans ce cas c’est souvent… mon double qui entame la discussion. Je suis encore trop peu habitué pour le faire.

Assez vite j’ai pu comprendre que ces doubles incarnés des aspects de ma personnalité. Des humeurs. Le second jour de tâtonnement… j’ai compris que lorsque j’extériorisais  ces doubles, ce qu’ils représentaient de moi me devenait… inconnu. Si un gamin ou une vieille grenouille de bénitier se confesse, elle ne ressent plus le poids de son pêché,  non ? Si je joue les illusionnistes avec ces doubles, je ne ressens plus l’humeur qu’ils représentent.
Les implications… les avantages… tout ça m’est encore un peu flou.

Là, ce que j’ai en face de moi… dieu que c’est gênant. Je regarde vite les hublots de ma cabine pour m’assurer qu’ils sont fermés. Heureusement pour moi, ils le sont presque toujours…
Je suis ass… enfin mon double est sur la petite chaise de bureau, à l’autre bout de la cabine. Les jambes croisées, les mains jointes sur les genoux, et un drôle de petit sourire aux lèvres.
Si je me comportais comme une trainée nymphomane, je pourrais ressembler à ça. Maintenant j’suis dégoutée et jalouse.

Mes cheveux sont cassants et huileux…les siens sont soyeux, détachés. Bien que lisses ils se bouclent naturellement un peu avant les pointes. Pas possible de dire si c’est une question de posture ou autre autres, mais mon double est bien mieux équipé en termes de formes féminines. Bordel, même les lèvres sont pulpeuses. Moi, j’me tiens d’habitude les lèvres serrées… cette espèce de trainée les laisses entrouvertes. Je suis sûr qu’elle se passe la langue dessus pour les faire briller. M’dégoute.
C’est ce que je pourrais être si j’avais conscience de mes atouts… et l’expérience de trois courtisanes et de six maquilleuses. J’chu jalouse. M’dégoute.
Quand elle se met à parler, sa voix rauque et basse me fait froncer les sourcils. Je fais pas rouler les mots comme ça, j’le sais. Peux pas croire que j’ai une facette de séductrice comme ça dans moi. Pas possible.

Puis pour le moment, ça m’dégoute.

- Je ne sais pas comment tu fais pour ne pas voir le manège du timonier. Tu ne le regardes jamais faire ? Il laisse toujours deux ou trois boutons de sa vareuse ouverte. En fin de journée son torse luit un peu. Même après avoir taffé toute la journée, ce type ne pue pas… il sent l’homme.
Si tu tortiller un peu plus du cul tu pourrais avoir du plaisir sans trop de mal. Bon, pour le moment t’est pas au mieux de ta forme… mais t’as la bonne voix pour aguicher de l’étalon.
Et Jenkins, hm, Jenkins ? Hier encore tu l’as frôlé sur le pont pendant  le passage en revenu… tu sens pas que son cul est aussi ferme qu’une paire de melon ?
Mais sérieusement, c’est quoi ton trip… tu marches à voile et à vapeur ? Pas que j’critique hein, tout ce est gratuit est bon à prendre.
Seulement… je te dis juste que si tu voulais enlever ces bandes de tes seins et laisse prendre l’air à tes attributs, tu trouverais bien un ou deux fringant marin pour te dépoussiérais la calanque.


- Me… quoi ?

- Ha oui, j’oubliais… T’est novice dans la matière. On peut parler d’huiler la poulie, de lustrer la chaudière à vapeur ! Tu pourrais avoir tout les hommes à tes pieds, tu attends quoi ? Si tu aimes la solitude, choppe les un soir et virent les le lendemain.
Si tu avais bien voulu donner un peu de ta personne, tu l’aurais eu dans ta poche, le Stramgram.


Je la regarde faire. D’une torsion du poignet à en faire pâmé plus d’un, elle rejette sa longue chevelure sur les côtés. Son dos se cambre pour faire ressortir sa féminité.

- Personne ne peut te voir ici. Pourquoi tu te comportes comme une trainée ?

- Et toi pourquoi tu joue la frigide ? Comment tu arrives encore à croire que les deux zigottos qui te suivent depuis ton enfance se prenaient pour tes frangins ?&
Ils pistaient juste ta culotte, ma pauvre amie. Mais je critique pas… t’est pas mal foutue. Pas comme moi, mais tout de même…


- Tu m’dégoutes.

- Arrête de courir et laisses toi rattraper par les voleurs de vertus… Pour ça que t’est à moitié tarranche. Cherche pas plus loin, ma pauvre amie.

Si je maitrise le processus d’apparition, je connais aussi celui de disparition. Dieu merci. Me suffit de tendre les doigts vers cette catin en herbe et de me concentrer pour l’aspirer. De femme fatale, elle redevient volutes spectrale et se fait aspirer par le bout de mes doigts.
J’me sens mieux maintenant. Plus… égale à moi-même. Elle, c’est pas une bonne idée de la sortir. J’aime pas voir cette facette de moi-même.

Mais ces petits tours n’ont pas que des mauvais côtés. Non. Je vis depuis toujours dans un équilibre précaire. Assaillit par des souffrances, des soucis mentaux et je sais quoi d’autre… Mais maintenant je peux passer quelques heures tranquilles, et gouter à la normalité. Adios les névroses… me suffit de me concentrer un poil…

Là, la personne qui se trouve en face de moi, elle fait peur. L’œil fou, la crinière échevelée. Elle marche de long en large dans la cabine et fait les cents pas. Moi, je me rallonge et je ferme les yeux…
Je suis en paix, intérieurement. Les bras croisés sous la nuque je sens un sourire paisible naitre sur la commissure de mes lèvres.

- J’comprends pas comment tu peux rester là à ne rien faire pendant qu’ils planifient tous ta perte. Écoute moi bien, se sera soit le poison, soit une poussé pour te faire basculer par-dessus la rambarde. Ils murmurent tous dans ton dos…la nuit, le jour.
Te suffirait de prendre le sachet de mort au rat qui traine dans les cales sèches et d’en flanquer le contenu dans la marmite de porridge. Frappe en premier avant de te faire poignarder dans le dos,bordel !
Rha, puis tous les rats qui courent dans les murs… tu crois qu’ils sont là pour quoi ? Ils perdent pas un mot de ce que tu dis. Z’attendent juste de te grignoter un orteil ou deux un soir. Pourquoi tu regagnes par l’archipel pour y buter un gamin ou deux, sérieusement ? C’est fun, c’est une activité ludique qui coute presque rien. Mais tu va répondre, oui ou merde ?

- Je suis vraiment tarée comme ça, la plupart du temps ?

- Lucide, lucide ! Tu sais très bien que si tu ne recomptes pas tout tes grains de beautés le soir avant de dormir, tu va rêver encore de ton paternel crevé qui se planque sous ton lit, bordel de bordel !

- Pourquoi je suis comme ça ?

- Mais tu piges pas que tu es la seule normale, dans les environs ? Les hommes en noir de ton père existent vraiment, merde. Au moindre relâchement ils viennent te prendre. Ils sont au courant pour tous tes crimes.

- C’est toi qui me pousse à agir mal, si je comprends bien ?


- Simple auto-défense. Je vielle sur toi. Je suis ton instinct de survie.

- T’est surtout ma folie.

- Sans moi tu serais surtout pendu depuis ton adolescence, salope ingrate ! Va falloir apprendre à vivre avec moi. On a encore une longue route à faire ensemble. Moi j’y peux rien si t’est née comme ça.

- Ce genre de pulsions… ça va se calmer ou aller de mal en pis ?

- Aucune idée. Je suis toi, et toi tu sais que dalle. Moi, j’me dis que tant que tu céderas pas à la tentation, tu seras de plus en plus frustrée.

- Pulsions ?

- Ho, mais que tu manques de motivations, c’est dingue ! Je sais pas moi, brûle un orphelinat, empoisonne un troupeau de vache… Faut prouver sa bonne foi à un moment ou un autre.

C’est paradoxal… pour jouir d’une certaine paix intérieur en chassant ces humeurs, je dois pour autant supporter leur discours. Un cadeau est toujours empoisonné, faut croire.

Elle aussi, faut qu’elle dégage. Braille trop… parle trop fort. Les gens vont se dirent que je perds la boule si ces échanges leur viennent aux oreilles. Je la fais revenir en moi. Presque pervers, dit comme ça… mais maintenant je pige que ce retour aux sources des doubles  produit un contrecoup… Je suis beaucoup plus sensible pendant un moment à l’humeur du double.

Pour cette folle furieuse, l’émotion me submerge. Je m’y attendais mais je suis submergé de plein fouet. Sur le lit, recroqueviller, j’enfouie mon visage dans un oreiller, je me le fourre presque dans la bouche, et je hurle. Un hurlement sourd. Un tsunami d’envie de meurtre et de pulsions malsaines me gifle avec la puissance d’une vraie vague.
Une vraie crise de spasmophilie pour cinglée. Se tortiller sur le lit en essayant de ne pas faire de folie, c’est tout ce que je peux faire. Impossible de dire combien de temps après, en nage et le corps crispé, douloureux, je reprends contrôle de mes nerfs…

Se reprendre, ça devient une priorité pour moi. J’ai encore le temps de me refaire une beauté pour passer les servants des canons en revue. Mon absence risque de susciter beaucoup de questions…
J’vais jusqu’au miroir, suspendu au dessus d’une petite commode pour la toilette. L’eau du broc est glaciale, mais ça va me réveiller. Puis j’ai horriblement chaud, de toute manière. L’angoisse peut vous foutre le système de régulation de température du corps totalement en vrac.
On oublie trop facilement à quoi on ressemblait, enfant. Pour savoir ou aller il faut savoir d’où on vient. Je sais plus quel connard disait ça, au juste. Moi, enfant, je manquais cruellement de confiance en moi. La main tendu négligemment en arrière, je suscite une nouvelle interlocutrice.

Une toute petite fille. Une dizaine d’année. En regardant dans le miroir je peux voir que son corps est parcouru de tremblement. On devine deux ou trois trainées de larmes sur ses joues. Le manque de confiance en soi, ça vous tue une personne. Sec et net.

J’apaise  à coups de peigne la rébellion des me cheveux. Tout ça va vite fait bien fait finir en chignon. Ca en impose, un chignon, sur une jeune femme. Je me sens bien. Maintenant. Une fois débarrassée de mes appréhensions, le monde s’ouvre à moi. Le reflet dans le miroir me dit que je suis jeune : j’ai encore le temps de bien faire les choses. Même l’air n’a pas la même saveur dans mes poumons. Toute les démangeaisons nerveuse qui tyrannisent mon épiderme ferme leurs gueules, là.

Il faut juste ne pas faire attention aux reniflages de la gamine. De moi gamine, du coup. Si seulement je pouvais faire en sorte de fermer leurs clapets. C’est bien beau de pouvoir extérioriser les effets des émotions, mais encore faut-il éviter de se faire parasiter par leurs blablatages.

- J’ai peur.

- Je sais. Faut faire avec.


- Mais j’ai peur.

- Ferme-la.

- J’ai envie de pleurer.

- Laisse-moi profiter d’un moment de tranquillité, et ferme la deux seconde. Si tu continue à chialer comme une serpillière, je vais te donner une bonne raison d’avoir peur.

Ha… on en revient aux bonnes vieilles menaces. Pas mal. Ca fonctionne, en tout cas. Je peux enfin profiter de la tranquillité et de l’assurance que ressentent les personnes qui ont confiance en eux. Sans devoir me taper les jérémiades de cette fichue gamine. Me souviens pas d’avoir été pleurnicheuse comme ça.

Le plan pour le reste de la journée va être plutôt simple pour moi. Après tout, pas besoin de sortir d’ici pour passer les autres clampins en revue. Maintenant, certaines autres possibilités s’ouvrent à moi. Me suffirait de rester planquer au lit pendant que je suscite un autre petit double. Celui qui personnifie le sang-froid. Ou l’autorité. Ca devrait fonctionner.
Ils sont intangibles, mais ça devrait suffire pour inspecter la tenue de ces glandus, et écouter leurs rapports. La paresse et le manque de motivation… voilà ce qui motive les grands esprits du monde à produire des inventions et des concepts pour faciliter la vie.

Au final, si ça se trouve, ce voyage ne sera pas aussi éprouvant que prévu.
    Cela fait maintenant une journée que nous avons levée l’ancre. Nous sommes loin de Terminus station. La silhouette de l’ile se profile encore un peu au loin, sur la ligne de l’horizon. Elle persiste à rester visible… on dirait presque qu’elle nous suit, un peu comme un pervers dans une ruelle.
    Notre grosse baignoire navigue en ligne droite. L’accastillage sur le pont nous ralentit un tant soit peu, mais ça n’empêche pas d’aller à un rythme soutenu. Toutes les voiles sont hissées, et les affuts des canons sont parés de manière à accueillir des éventuels bandits intrusifs. Nous sommes en allure portante… je n’ai pas encore mis mon nez dans les cartes de voyage des navigateurs, mais je me dis de plus en plus que ce voyage ne devrait pas prendre tant de temps. Pis pour une fois je suis une petite chanceuse… même pas d’amarinage pour moi.
    Le navigateur doit être un homme de talent et d’expérience, pour sûr. Pour l’instant je n’ai vu aucun balisage sur notre voie maritime, et pourtant le navire ne ralentit pas, ce que j’aurais prit pour un signe d’incertitude.

    Malgré ma formation, j’ai appris ce matin deux nouveaux termes. Les bouteilles et les poulaines. Le premier terme représente les latrines pour les officiers, et le second les toilettes communes immondes pour l’équipage. Curiosité oblige, j’ai été faire un p’tit tour pour voir ce qui leur fait office de trou à merde. C’est une version miniature de l’enfer sur le Téméraire. En tout et pour tout, une petite cabine de quarante centimètres sur quarante, haute au grand maximum d’un mètre cinquante. Les parois sont en bois brutes, ni cirées ni vernies… le moindre contact avec des parcelles de peaux nues est synonyme d’échardes. Attachés ensembles par une longueur de ficelle à rôtie, une pile de vieux journaux, dans le fond, fait office de papier pour se torcher.
    J’suis pas encore assez érudite dans le monde de la merde pour savoir si ont doit parler de toilettes sèches ou de toilettes à vide. Puis franchement… j’en branle. J’voulais juste savoir si les membres d’équipages en chier plus que moi pour aller chier. C’est l’cas. C’est un petit soulagement pour la journée. Un p’tit rayon de soleil.

    En ce moment j’ai plein de petits projets constructifs. Je me tâte pour pisser dans une tinette à l’abri de ma cabine, puis d’ensuite aller la vider dans les tonneaux d’eau. Comme la plupart du temps ils sont sur le pont, ça m’expose trop aux yeux de tous.
    Faut voir… ce genre de projet, ça se murit doucement. Prendre son temps… les coups de putes, c’est tout un art. Surtout quand comme moi on se retrouve en demeure de ne plus se faire piner la main dans le sac. Une petite note dans l’agenda mental et on y repense en soirée. Tac.
    Pouvoir se la couler douce encore une journée ou deux, c’est ce que j’avais prévu. Un petit contretemps est venu me mettre des bâtons dans les roues.

    Je reste la tête penchée sur les documents qui éparpille mon bureau. C’est un bon artifice pour se donner une contenance. Les trois-quarts des documents qui jonchent mon espace de travails sont vierges. Des feuilles blanches. En disposant habilement deux-trois manuels et des piles de formulaires, je peux faire illusions. A moins de se pencher carrément sur ma paperasse, personne ne pourrait dire s’il s’agit de documents vierges ou non.
    Un dossier bleu en papier rigide se tient debout, devant moi. C’est un appeau pour les cons. Un truc emprunté à Stragram. Les gars en face de moi doivent se dire que je tiens leur dossier sous mes yeux… toutes leurs fautes depuis leurs instruction et encore plus. Mais je viens de pousser l’astuce encore plus loin. Je fais bouger mes yeux… comme si je lisais. Là, ça fait carrément baliser les pécores en entrevue avec moi.
    Si en plus je place un petit claquement de langue ou un pincement de lèvres… je les tiens à ma merci.

    Le type en face de moi, donc… Un canonnier. Sous mes ordres. Le marin Alberto Jenkins. Un type visiblement sans histoire, en surface. Plus je le regarde, et plus je le trouve face et sans consistance. Le genre de bonhomme qui ne marque pas un esprit outre-mesure. Sur le pont, il se fait discret. Rapide, plus ou moins fiable. Sait ce qu’il fait.
    Mais je ne peux pas laisser passer cette histoire. S’il est devant moi, c’est à cause de mes informateurs. J’aime bien le système de délation. Il me suffit de faire miroiter des citations ou des bonnes annotations dans leurs dossiers, et certains me tiennent au courant des éléments dissidents. Se dénoncer les uns les autres dans une ambiance bonne-enfant, ça forge des liens.
    Les gars doivent bien se dirent qu’au final je ne ferais rien pour eux, mais ils aiment bien jouer les balances. Simple question de nature humaine. Mais il faut trier le vrai du faux. Certains petits coquins dénoncent sans raison… ou pour vider une vieille querelle. Mais ça les détends, je laisse faire…

    Ce matin même, on est venu me trouver en catimini pour me parler de Jenkins. Visiblement le gaillard serait à l’origine d’un trafic de…hm, et bien… de magazines licencieux. Des livrets… peu recommandables. De supports papier… délictueux. Mon marin informateur à clairement parlé de bouquins pornographiques. C’est moi qui ai plus de mal pour le formuler.
    En principe ce genre de distraction n’est pas prohibé au sein d’un navire. Mieux vaut laisser les hommes feuilleter un magazine coquin plutôt que d’en retrouver un ou deux à faire des actions répréhensibles avec un pudding ou un flanc.
    Les dérives affectives entre les hommes d’équipages et les pièces de dessert molles en gelées ne sont pas souhaitées.

    Jenkins. Maintenant il est en face de moi. Je suppose que c’est ma responsabilité de m’occuper de lui. Si je dois gérer tout les déboires des servants de ma brigade d’artillerie, ça risque de  pas être triste. Je sens bien que le gus le prend mal… il va se faire redresser les bretelles par une femme. Ouai. En temps normal on parle de se faire tirer sur les bretelles. Mais j’aime pas dire ça.
    Je compte bien faire passer une brochure sur les délits de langage en rapport avec l’utilisation d’un lexique grivois.
    Je joins mes doigts en clocher et les pose ostensiblement sur le plat du bureau, toujours la tête baissée. Faut que je trouve une amorce pour lancer la discussion… il devient de plus en plus nerveux, comme un cheval qui se sait sur le chemin de l’abattoir. Mon gros souci, c’est ma raideur sur la nuque. Veux pas tourner le visage… à droite, sur mon bureau, y’a les… ben… les magazines.
    Déjà qu’j’ai du mal à les prendre en main. Allez savoir ce qu’ils en ont fait. Sérieusement… C’est des pièces à conviction, et il faut les garder. Mais je limite au maximum mes contacts avec ces machins. En périphérie de mon regard je capte des grandes zones de couleurs roses chair, sur le papier. Ha, m’dégoute.

    Bon. Débutons l’entretien.

    - Matelot de première classe Jenkins. Affecté en tant que servant des canons sur le Téméraire depuis trois ans maintenant.

    Une affirmation qui peu passer pour une question. Ou pire, une remise en question. J’sais pas quoi dire, de toute manière.
    Haha, trembles devant mes figures de style…

    -  Cela fait longtemps que vous vous adonnez avec une débauche toute masculine au trafic de revues licencieuses ?

    Merde. Je vais chercher trop loin. Il répond pas… je dois descendre d’un palier.

    - Ca fait un moment que vous vendez sous le manteau des bouquins pornos aux marins ?

    - Ha !...D’puis que chuis sur le Téméraire, Lieutenant.

    - Lieutenant-E.

    - Quoi ?

    - On parle de lieutenant pour un homme, et de lieutenante pour une jeune femme.

    - Ha !. Pardon, Lieutenant.

    - … D’accord, laissez tomber.

    Le destin doit bien se marrer à faire de certaines personnes des aimants à cons.

    - Revenons sur notre affaire. Vous fournissez qui, au juste, avec vos revues ? Des hommes du rang, ou même des officiers ? Je ne vous demande pas de me fournir des noms. Je veux juste que vous confirmiez ou infirmiez.

    - Des cons et des infirmes ? Non Lieutenante, j’les fournis aux gars d’équipage de point. Les canonniers, les timoniers, les connards des voiles. Pas d’lieutenants.

    - Vous les monnayez contre des berry, ou contres des faveurs ?

    - Des faveurs… sessuelles ? En espèce ou en nature ?

    - De…comment ?

    - Ben j’sais pas, Lieutenante.

    - Non, attendez… Juste, dites moi contre quoi vous échangez vos… vos revues, là.

    -  Ha ! Je les achète aux stands de magazines pour adulte de Richard Fainier, sur Shabondy.

    Bon. Le ton est donné.

    - Non. Je vous parle de votre petit commerce sur le Téméraire. Une fois sur le navire, vous les échangez aux hommes d’équipages contre quoi ? Des corvées ou des tours de garde en moins ? Du rab à la cantine ?
    Est-ce que vous bitez ma question, au moins ?

    - Je m’permettrais pas d’vous biter vous, Lieutenante, ni une de vos questions.

    C’est quoi ça, une farce ? Un escargophone caché ?

    - Nous allons faire simple. Il y à  bien des matelots pour lire vos… vos trucs, là ?

    - Ho qu’oui, Lieutenante, et ils y font pas qu’i lire, d’ssus !


    - Oui. Oui. Certes. Bon. Oui. Mais contre quoi vous les leurs donner ?

    - J’donne pas, sauf vot’ respect. J’les vends.

    - Hmph. Vous les venez combien, dans ce cas ?

    - Une à la fois, la plupart du temps, Lieutenante.

    Ca y est. Je vais commencer à en avoir ras le chignon. Je ne pensais pas craquer aussi vite. Mais… je rêve ou il vient de se curer le nez en traitre pour ensuite coller sa trouvaille sous ma chaise… mais il se figure que je l’ai pas vu, ou bien ?
    Faut que je termine cet entrevu au plus vite.

    - Bon écoutez… je vais juste vous faire un coup de semonce, pour cette fois. Semonce. Pas semence. Fermez-la pour le moment et ouvrez juste vos esgourdes. Vos oreilles. Je veux qu’avant la fin de la journée toutes ces revues soient jetées par-dessus bords. En temps normal on ne devrait pas débaucher les poissons de la sorte, mais c’est notre seule solution. Pas de remarques dans votre dossier. Ni de sanctions. Je peux compter sur vous pour redresser les mœurs du Téméraire le plus vite possible ?

    - Je… bheu…Ouai. Enfin oui, Lieutenante. J’vais remet’ la main sur tout les bouquins, et ensuite j’les fiches à l’eau. C’va pas êt’ facile, surtout pour les numéros de Betty Deux-Melons et de Sacha Fait du Cheval…

    - Épargnez-moi les détails, et foutez-moi le camp. Vous avez votre ligne de conduite, et tenez vous-y.

    J’le fais… ou pas ? Allez, pour le plaisir. Je me souviens encore de son speech mot pour mot.

    - Être officier, Lieutenante, c'est prendre des décisions, Jenkins. Des décisions qui le plus souvent impliquent des vies humaines. Des décisions qui, le plus souvent, n'impliquent pas un bon et un mauvais choix, mais imposent de choisir entre un mal et un moindre mal.

    Mais je reste malgré tout persuadé que tout le monde à droit à une seconde chance, surtout bon matelot prometteur qui n'a fait qu'un seul malheureux faux pas. Que m'apporterais que vous soyez cassé et dégradé ? Vous offrir une possibilité de sortie c'est ma façon à moi de choisir le moindre mal. Et de vous rappeler que si la marine vous offre de grands pouvoirs, elle vous offre surtout de grandes responsabilités.

    J’attends encore une année ou deux pour foutre des V partout comme ce salaupard. Ha… le voilà qui prend la porte en courant. Il comprend l’urgence. Pour moi l’urgence, c’est d’oublier sa connerie crasse en faisant une sieste…Mais avant, j’vais un œil ou deux sur ces pièces à convictions…
    Faut bien connaître son dossier.
      Les jours passent et ne se ressemblent pas. Haha. Elle est bien bonne.

      Il a fallu un moment pour dénicher cet échiquier. Sans même parler de toutes les pièces. Il manque toujours un pion noir. Mais c’est pas un vrai problème… suffit d’un bouchon en liège trempé un moment dans un tonneau de goudron de caréneur. Les autres pièces sentent un peu le bois moisi… allez savoir pourquoi. Le roi blanc a été dépouillé de sa croix, à un certains moment de son long règne.
      Faut pas rechigner, c’est un passe temps comme un autre. Avant je devais changer de chaise à tout les coups, pour me mettre dans le bain. Ce sont les désavantages du jeu en solitaire. A raison de une heure par partie, et de une minute par coups…soixante coups par partie, trente coups sur chaque chaise. Ca en fait du mouvement pour un jeu cérébral.
      Je pourrais autant mettre l’échiquier de côté, pour avoir une vue d’ensemble, et surtout pour pas devoir faire une gymnastique du fondement à chaque tour, en changeant de place. Mais, je sais pas… ça manquerait de sérieux, non ?

      Jouer contre soi même. Moi j’pousse le principe à son extrême.

      - J’en ai marre, Ha, ça m’dégoute.

      - Ton coup, s’il te plait.


      - J’m’en fous. Tour en P38.


      - Je veux bien déplacer tes pions, mais sors au moins quelques chose de cohérent.

      - Ha mais tu m’fais chier. Déjà qu’je force à jouer, j’vais pas non plus apprendre les règles. Fff, non mais je sais pas… soldat en A4.

      - Pas mal. Le case existe, mais pas la pièce.

      - Tu commences vraiment à me courir sur le haricot. Tu va te prendre un taquet par ricochet, tu risque de pas le voir venir.


      - Le soldat… c’est ça pour toi ?

      Je lui montre le pion de l’index.

      - Ben oui, bordel. Le petit bitonio. Le soldat, le pion…Mets pas trois plombes, bouge le.

      Je m’exécute. Ce double si n’est pas commode. Mais c’est celui qui pige le mieux le jeu. Enfin, celle. Elle me ressemble, en gros. C’est juste qu’elle passe son temps à brailler, à faire des grimaces. Toujours en colère. C’est ma colère. Dieu qu’je suis calme, sans elle en train de me bouffer au creux des tripes. Impossible de prendre conscience de la différence avant… il faut vraiment le vivre. Une heure sans haine, sans colère, sans rancune. Presque un renouveau.
      Je sais bien que je vais péter une coche quand elle reviendrait chez elle. En moi. Mais ça vaux le coup. Je bouge soigneusement la pièce, et aussitôt je switch mon cavalier en F6.

      - C’est quoi cette merde ? Pourquoi qu’il saute la rangée de pion ? Tu me prends pour une truffe ? C’est quoi le topo ? T’veux qu’je foute le feu à ta cabine quand tu dors ?

      - Le mouvement de la pièce. Il décrit un L, et à la capacité de sauter par-dessus une pièce. Alliée ou adversaire.

      - Me prend pas pour une pomme… Je sais pas pourquoi mais j’sens qu’ça va mal finir.

      Elle fait un mouvement brusque pour balayer l’échiquier et les pièces… mais comme de juste, son bras passe au travers.

      - Tu m’expliques… pourquoi qu’on me file une conscience. Une individualité. Tout le machin, mais pourquoi que je suis foutre d’intangible !

      Elle fait mine de frapper du poing sur le table… au lieu du bruit sourd qui devrait suivre, sa main passe juste au travers du bois.

      - A toi de me dire ton coup.

      - Tu va t’le prendre, le coup… Il me gonfle vraiment, ton putain d’jeu. Si j’avais des baloches, tu m’les casserais depuis un sacré moment.

      - Tu veux remettre la partie à plus tard, je suppose ?

      -Puisque tu as l’amabilité de demander… je me contenterais, avec la bénédiction de ton aval, de te fourrer tout le plateau de jeu dans le fondement, et le tout dans un seul geste.

      Je commence par ranger les pièces, une par une, dans les deux petits tiroirs situé sous l’échiquier. Chaque inspiration et expiration, ici et maintenant, sont pour moi des pures instant de détente. Dehors, la nuit commence à tomber. C’est surprenant de voir à quelle vitesse l’obscurité remplace la lumière du jour. C’t’un truc propre au lieu, visiblement. P’t’être une question de nuage. Sais pas.
      Je saute de ma chaise directement sur ma couchette. Un gros avantage, dans les petites cabines. Une fois assise en tailleur, j’en profite pour retirer ma tenue officielle. Bien vite en débardeur, je me glisse sous les draps.
      Mon autre moi est encore assise sur la chaise, les jambes croisées, le regard rivé sur moi.

      - Si tu portais tes burnes, tu monterais sur le pont et tu te défoulerais un peu.

      - Me défouler ?


      - Tu baignes dans la mauvaise foi.

      - Me défouler de quelle manière ?

      - Ha, mais réfléchis un peu. Je vais pas tout t’prémacher. Le premier que t’croises, tu peux lui décocher une mandale. Tu connais vraiment pas tes classiques.

      - Ca doit te frustrer de ne pas pouvoir violenter physiquement des gens.

      - Si j’veux savater quelqu’un, j’dois forcément passer par toi… mais c’est pas gagné. T’es aussi dure qu’une terrine au foie de volaille. Aucune trempe.

      - Il ne te vient pas à l’esprit que c’est ta matérialisation qui me rend… sereine ?

      - Essais pas d’m’enfumer. Que j’sois au-dedans ou au dehors, tu t’laisses déflorer verbalement par le premier officier de pont.

      Je repasse sur le drap… je commence à avoir chaud.

      - Je suis dans le collimateur de Stramgram. Ce n’est vraiment pas le moment de faire parler de moi pour le moment.

      - Des mots… toujours des mots ! T’es bonne qu’à causer.

      - Tu es bien la première à me traiter de bavarde. D’ailleurs…

      Sur le dos, je roule un peu pour me retrouver sur le flanc. Ainsi je peux mieux la regarder.

      - Il va falloir réfléchir à un système de nom, pour vous autres.

      - Comment ça ?

      - Se serait un peu trop facile de vous nommez Paresse, Peur, Luxure ou Colère.

      - Et mon cul sur tes genoux ? J’porte le même nom qu’toi. Je suis toi, coconne.

      C’est dure à concevoir, même pour moi, mais il semblerait que ces doubles aient chacun une personnalité propre. Outre leur essence, tirée de mes humeurs, ils se construisent tout un caractère qui leur est bien propre.
      Il existe un dossier de renseignement que doivent remplir les utilisateurs de fruit du démon, pour renseigner et instruire la hiérarchie sur la nature des pouvoirs. J’en suis encore à essayer de comprendre, afin de remplir ces dossiers. Pas facile de trouver une vocation martiale à cette aptitude.

      Demain matin je dois faire procéder les servants au nettoyage des plus grandes pièces d’artillerie du pont. Selon le protocole de procédure, je dois diriger une équipe à la fois, qui se consacrera sur une seule pièce. Si j’utilisais cette capacité pour trois fois plus vite ? Serait-ce viable ? J’en doute sincèrement. Autant ne pas expérimenter ça en mer, de toute manière.

      - Tu crois que cette traversée jusqu'à Navarone va me donner la possibilité de me distinguer ?

      - De te distinguer ? Même si tu voulais, tu pourrais pas t’la jouer plus solo. M’dégoute.

      - Point de vue intéressant. Toi aussi tu aimerais avoir… gagner une certaine renommée ?

      - Non. M’en branle. J’aime juste pas ton attitude de pisseuse.


      - Stramgram semblait croire que plusieurs opportunités me tomberaient dessus.

      - Tu t’y crois totale, hmm ? Tu t’vois déjà avec des gallons gros comme tes loches, ma pauvre amie.

      - L’avenir appartient aux ambitieux. Ambitieuse, dans ce cas là. pas aux filles vulgaires.

      - Oui, ben bien-sûr. Tu devrais arrêter de sniffer la compote. A force, ça fait des ratés au niveau du cerveau.

      - Ferme-là.


      - De quoi ? J’vais te faire rava…

      -Ferme-là. Encore un mot plus haut que l’autre et tu retournes ici…

      Je tapote ma poitrine, à l’emplacement de mon cœur. Je ne comprends pas encore tout, mais je sais qu’une fois en moi ils… elles possèdent moins de liberté de réflexion. Mois de conscience du monde qui les entoure.
      Ma Colère se calme. Un bon début… la menace fait son effet. L’avertissement lui fait réaliser qui tient les rênes.

      - Pauvre sadique.

      - Bien… te voilà un peu plus calme. Maintenant, tu sais ce que l’on va faire ?

      - Arrête ton cirque et crache le morceau.

      - J’ai étalé des feuillets sur le bureau. Ce sont les différentes pages du même dossier. Elles compulsent mes différentes taches pour le reste de la semaine. Lis. Fais une synthèse. Tu m’en reparleras par la suite. Ca devrait me faciliter le travail. Moi je vais rester ici allonger. A me détendre.

      - J’ai le choix… ?

      - Tu connais la réponse. Si tu veux jouer les rebelles, je peux toujours demander à une autre moi-meme.

      - Pétasse esclavagiste.

      - Lunatique. Commence ta lecture. Et en silence…
        Vous connaissez le proverbe qui parle de dormir du sommeil du juste ? Maintenant, j’ai la certitude que c’est de la grosse connerie.

        C’est chiant. C’est lourd. Mais d’un lourd…
        Il y a des ces moments dans la vie qui vous font un tel effet que vous donneriez tout pour ne pas les vivre. Pour se retrouver ailleurs, tout simplement. J’parle même pas de ce que l’on sacrifierait bien volontiers pour ne pas les endurer de nouveau dans le futur.
        Absolument aucune étape de la formation de marins ne vous prépare à faire face à ce genre d’états de fait. Faut improviser. Alors c’est pas dit que se soit un succès à chaque fois… mais qu’est-ce qu’on y peut ?

        Je dormais, tranquillement… il y à quoi ? Deux, trois minutes ? Dans un premier temps, le coup du réveil en pleine nuit, ça passe mal. Mais alors mal. Quand on tire une pauvre hère du lit, il y à des règles minimales à respecter. Bon. Passe encore… mais alors là.

        A moitié dans le coltard, après avoir passé une tenue décente, je me suis ramenée sur le pont. La première grosse surprise, c’était le comité d’accueil… une dizaine de marins encore de service, autour de Tom. Tom, c’est le canon de proue. Le gros, avec le fut en bronze. Ils ont dut sentir que c’était pas le moment… le premier reflet d’lune sur le verre des mes lunettes à servit de coup de semonce pour les faire se disperser.

        Seconde mauvaise surprise… des borborygmes qui s’échappent du fut du canon. Exactement le genre que ferait un pilier de comptoir, quand la moutarde commence à lui monter au nez. Là, vraiment, il faut bien prendre une petite minute pour analyser l’affaire.
        On dirait pas, mais toute une minute, c’est assez long dans ce genre de situation. Dans un dialogue entre deux personnes équilibrées, je peux vous dire que vingt secondes de silence peuvent déjà à elles seules foutrent un sacré malaise.

        Voilà le bilan : je me retrouve sur le pont du Téméraire, après m’être fait réveillée en pleine nuit. Pourquoi ? Régler un souci de tapage nocturne, qui incrimine visiblement une pièce d’artillerie. Sans la pile de bouteilles vides au pied du canon, j’aurais eu du mal à comprendre. L’odeur de rhum ambiante m’a pas mal aidé, faut le dire.
        Même pour le pire des poivrasse, il faut se tenir une sacrée biture pour avoir l’idée de se glisser dans un canon. Pour peu qu’on s’endorme, ou que l’ont se retrouve coincé… vous imaginez le problème ?

        Puis quel raffut… ce gros connard risque de réveiller tout le monde. Il braille, et il braille dans une gigantesque caisse de résonnance. Au bout d’une minute supplémentaire, je comprends bien qu’il risque pas d’se calmer tout seul. Ni de se la fermer.
        Pour que les marins de quart de nuit viennent réveiller un sous-officier, c’est qu’ils doivent se sentir dépassés.

        - Quatre heures et demie, l’heure du demi; Six heures et quart, l’heure du pinard !


        Dans un premier temps, j’m’approche du gros Tom. Voilà que je manque de glisser sur une flaque de gerbe encore fraiche. La prochaine fois, même si on me réveille pour le branle-bas de combat, je prendrais l’temps de chausser mes bottes. Parole d’honneur.

        - Tant va la bibine à la flotte, qu’a la fin, elle se vide !

        Quoi faire ? Aucune idée. Sous je ne sais trop quelle impulsion, je toque timidement sur le métal. Les geignements continuels du soulard cessent aussitôt, à ma grande surprise. Bordel… se serait bien, mais se serait trop facile. Mon instinct me dit que je vais pas régler ce cirque avec ma seule présence.

        - J’veux meurir ! Lecher moua meurir ! J’veux plus vivre !

        - Soldat ?

        Est-ce qu’il m’entend, au moins ? J’pense vraiment pas. La cabine du commandant Wilkinson ne s’ouvre pas pour laisser place à un officier furibard de tout ce tintouin. C’est bien. Pareil pour les quartiers du vice-amiral. C’t’encore mieux.

        - J’vais meuvrir les veines avec ma chemise ! Lecher moua meurir !

        Mon cul. Tu veux pas mourir sinon tu serais passé par-dessus-bord sans prévenir personne. Au pire, tu te serais tiré une balle en pleine tempe. Là, tu veux juste attirer l’attention, et justifier ton petit coup de picole sauvage.

        - Soldat, vous m’entendez ?

        - Chu sur qu’mon fils, ché c’lui du voisin ! L’a son nez ! j’trime sur les flots pour gagner ma vie et ma femme joue les filles de l’air avec le voisin !


        Bon… s’il ne peut pas m’entendre, je ne peux pas le raisonner. Je pourrais tout aussi bien envoyer deux ou trois gaillards le tirer de là, mais il braillerait encore plus. Pour le moment, je me soucie plus de faire les choses en silence que de le tirer de là. Un grand bruit me fait sursauter… une sorte de grincement amplifié, et mou.
        Je crois que le type vient de lâcher un vent, tout au fond de son fut de canon. Ce bruit unique en son genre est suivit d’un parfait silence sur le pont… puis de petits éclats de rire de la part des marins présents, qui, de loin, observent la scène.

        -Même mon cul vient d’me trahir ! J’veux meurir !

        - Soldat ?

        Je tente une dernière fois de l’interpeller…sans succès. A ce moment, je me dis que je pourrais aussi bien envoyer un double là-dedans. Sans trop savoir comment, je ressens une certaine pudeur, qui au final m’empêche de faire cela en plein milieu du pont. Dans ce cas…
        Sans trop savoir si je vais le regretter ensuite, je me retrouve à grimper sur la flèche du canon… M’agrippant aux montants, je me glisse sur le siège. En chien de fusil sur le manchon de bronze, je rejoins le bouchon d’avant. C’est une autre histoire pour me hisser depuis la volée jusque dans la bouche… je dois me servir de mes deux bras, et pousser fort. Jamais été mon fort, l’exercice physique.
        La gueule noire béante, je rentre dans le fut, tête la première. L’inclinaison me permet de glisser tout en douceur.

        Une odeur de merdaille mêlée à celle du rhum m’assaille. J’en aie marre, mais à un degré. A un degré…
        Le pauvre type ne doit pas s’attendre à recevoir de la visite. Trop imbibé pour me repérer grâce au bruit, il se rend compte de ma présence uniquement quand mes bras portés en avant entre en contact avec son crâne.

        - Vous alleu m’foute la paix ! Lécher moua murir en paix !


        - Vous ne semblez pas vraiment vouloir mourir, soldat.

        - M’reste encore une bouteille à finir, avant d’me foutre en l’air. J’aime pas l’gaspillage.

        - Mais vous aimez à mon avis le rhum.

        - Qu’e…qu’est-ce à dire que ceci ? Qu’est-ce que c’est t’il que vous influenceriez ?

        - Que vous êtes saoul, dans un premier temps. Puis qu’ensuite, vous n’avez rien à faire ici.

        Juste maintenant, je commence à appréhender la merde que se sera quand viendra le moment de me tirer d’ici.

        -  Je ne veux permez pas, nous n’avons pô gardé les cochons insimbles !

        - Vous parlez à un sous-officier, soldat.

        - Rien à cirer ! J’vais meurir ! J’ai une chemise et j’compte bien m’en servir sur les poignets ! J’vais saigner comme un porc !


        Clignant des yeux plusieurs fois, je fais mon possible pour essayer d’y voir dans l’obscurité ambiante.

        - Fait aussi noir que dans le cul d’un roi des mers…

        Le type porte une sorte de besace, à hauteur du torse. Dedans, une bouteille de rhum encore pleine. Il va falloir éclaircir le pourquoi du comment concernant cet alcool de contrebande. M’enfin… chaque chose en son temps.
        Je ne suis pas spécialement claustrophobe, mais à l’idée de me retrouver ici, coincée plusieurs heures… j’avoue ne pas être tranquille. Déjà de la sueur se forme sur mon front, et derrière mes oreilles. Chiotte.
        Qui ne tente rien, n’a rien. D’un mouvement vif et calculé, je chope sa bouteille, la cale sous mon menton, en courbant la nuque pour bien la coincer. Cela me laisse les bras libres… comme une nageuse folle, je remonte à reculons en poussant, poussant, sans répit.
        Il se rend compte assez vite qu’il vient de se faire délester de sa meilleure amie, notre poivrot. Soudain animé d’une force dont je ne le croyais pas capable, il entreprend de remonter le long de l’intérieur du canon, à ma poursuite.
        Si j’veux le faire sortir de son trou, je dois regagner l’air libre avant lui, et le forcer avec mon appart à regagner le pont… J’espère vraiment que les autres, dehors, se tiendront près à le maitriser. Les bruits sourds que nous faisons en nous débattant dans la coquille de bronze doivent bien les attirer… leur faire prendre conscience que quelque chose se passe.
        La pensée absurde que les marins témoins de la scène se feront un plaisir de raconter cette histoire à leurs gamins, une fois en permission, me traverse.

        Hey, Franck, devine quoi ? Papa en a une bonne à te raconter…tu la connaît pas, celle-là. C’est la fois ou son supérieur a poursuivit le vilain poivrot jusque dans les entrailles du canon. Chouette, hein ?

        Faut surtout pas que je tombe à la flotte, en sortant. Personne n’est au courant de ma… de mon incapacité à flotter. La manœuvre est difficile… je glisse, je glisse, mes jambes pendant dans le vide, je me suis retenue que par mes bras, tendus au maximum… Quand l’autre va sortir, il risque de me faire tomber. Ca craint. Un max.

        - Rends mouaaa maaa buteiiille !


        Il jaillit comme un véritable boulet de canon. Bon… peut-être pas, mais l’image est bonne. Je le vois sortir de la bouche du canon, et décrire un arc de cercle sans même m’effleurer. Le plouf qui ne tarde pas à suivre me rassure… mieux vaut que se soit lui que moi. Sur le pont, ça s’agite. Des cordages sont balancés par-dessus le bastingage pour porter secours au malheureux…
        Une chaine de trois marins se forme, pour me prêter assistance. Le premier saisit le second par la taille, et ce dernier tient le troisième par la cheville. Celui-ci se penche par-dessus la rambarde, et me tends une perche…

        Une sacrée frousse me prend quand je saisis que je vais devoir, ne serait-ce que pour trois secondes, me tenir au dessus du vide avec une seule mimine. Mais faut aller au charbon.
        Demain, je me ferais un plaisir de coller une sanction à ce soldat accro au rhum. Puis de référer de son cas au commandant Wilkinson.

        Pour moi, toute cette histoire se termine quand je sens le bois dur du pont sous mes pieds. Pas envie de m’attarder sur toute cette merde.