The Great Owl
Ses yeux nageaient dans le brouillard épais de la vingt-cinquième heure. Heure où même les démons n’osent s’éveiller, heure où la nuit respire : inspire le jour, expire une intense fumée où lui seul était capable de distinguer les couleurs de l’obscurité. Des teintes différentes, des nuances, toutes noires, toutes grises, toutes sombres. Lui seul était capable de les énumérer. Ils voyaient tout. Et rien ni personne ne pouvait le voir.
Ses pensées atteignaient les choses. Les mouvements, le vent, même calme, très, de ces heures-là. Il était Nocturne. Universellement nocturne. C’était son royaume, sa couronne, toute sa lignée majestueuse. C’était ça que la nuit lui offrait : l’assouvissement de milliers de sujets. Les écorces, les branches mouillées d’automne, les feuilles aux milles couleurs, les empreintes de pas dans la boue horriblement maquillée par l’herbe tout autour. Il y était Roi, il y était Haut. Le plus haut.
Il avait bien conscience de sa beauté. Bien qu’invisible car il ne l’était, d’après lui, seulement quand la pénombre surplombait le jour. Quand elle était prépondérante. Puissante. Invincible. Ça ne durait pas dix heures. Mais pendant celles-ci, il avait l’impression de devenir quelque chose de presque divin. Divin.
Il connaissait tout de la forêt, des différents terriers où se cachaient quelques fuyards aux grandes et peu nombreuses grottes dans lesquels les plus redoutables des chasseurs festoyaient. Minuscules ou très grands, tous lui vouaient la même admiration. Car il était sage. Et il incarnait l’âme de la nuit. C’était le seul du Pays d’Endaur. Il était précieux pour les autres. Il impressionnait. Par son caractère solitaire, sa quasi-disparition quand le soleil pointait le bout de son nez : ses journées qu’il passait dans un trou de rocher ou au pied d’un buisson.
Sa taille importait peu, il était puissant et un véritable danger pour les mammifères, les reptiles, les poissons, les insectes et même les oiseaux. Le cygne et l’enfant alligator était son caviar et ses truffes. Il prévenait, crânait, s’imposait avec son long hululement qu’on entendait certainement jusqu’au village.
Aussi, ce soir-là, tandis qu’il poussait son cri strident qui glacerait le sang à n’importe quelles rapaces nocturnes, ses proies habituels : un autre, bien plus effrayant venait taire le sien. Il fut étrangement coupé par un bruit, celui-ci sourd. Et des rires atroces venaient amochir toute cette scène de sons. L’animal en était convaincu : c’était des hommes. Il s’en approchait, doucement. Son vol était gracieux, rapide et léger et surtout : inaudible. Il planait en large cercles, montant et descendant sans la moindre difficulté. Discrètement, il se fit oublier grâce à une branche couleur givre constellée de taches sombres, la même que celle de ses plumes. Il tendait ses aigrettes. Mais l’ouïe n’était pas le sens qu’il privilégiait le plus.
Non. Lui, voyait. Lui était les yeux de la nuit. Des yeux jaunes, témoignant d’une juvénilité de l’âge. Et les autres sauront que ce serait la fin quand ils commenceront, avec le temps, à rougir de plus en plus. Passant de l’orange au rouge. Passant du rouge au néant. Ce serait la fin.
Les hommes, de ce qu’il voyait, transportaient une femme. Ils avaient des armes, c’est pour cela qu’ils ne craignaient pas la forêt de nuit. Les armes des hommes étaient puissantes, songeait-il, elles avaient éteint toute sa race de Grand-Duc, et ce n’était même pas pour que ses congénères finissent dans leurs assiettes, non ! Bien pire. Bien plus affreux, inexplicable et dégoûtant. Ils les ont cloués à leur porte en criant « Oiseau de malheur ! »
Il ne restait que lui. Et lui, envers eux, n’avait que de la peur et de l’appréhension. Compréhensible, vu ce qu’ils étaient capables de faire à leur propre espèce : la femme était ligotée, une grosse main poilue sur la bouche l’empêchant, croyait-il, de respirer. Elle semblait se débattre, elle semblait souffrir, elle semblait effrayée. Ce n’était que la première. D’autres suivirent, toutes des femmes. Des jeunes femmes. Parfois des enfants.
Les hommes maquillaient les traces de pas en retournant la terre et indiquaient un faux chemin en marchant à la manière des grands canards des pays froids. Sa majesté s’interrogeait : comment était-il possible qu’ils voient ? La forêt était réputée comme étant le terrain de chasse du Grand-Duc car c’était le seul capable d’y voir net. Les humains, d’ordinaire, ne s’y aventuraient pas la nuit, pensant se faire attaquer par des ours. Mais ils se trompaient. Ces gros fainéants s’écroulaient dans leur tanière dès que sonnait la dix-huitième heure.
Bien content d’avoir eu quelque divertissement, il suivait la meute tranquillement. Ses yeux, toujours grands ouverts.
Vivement qu’on arrive. Aujourd’hui, j’te le dis ! On a un coup d’avance. Ils pourront pas raser les murs indéfiniment. On va les trouver, les broyer, les enterrer à côté d’une merde d’éléphant et ils verront ces fils de radasse c’que c’est d’s’amuser avec la marine.
Ouais. Justement. Je trouve ça un peu bizarre qu’ils se soient arrêtés ici. C’était très proche. Vraiment très proche de là où on était. Ils doivent mijoter un truc.
Tu penses trop, Jäak. Tout c’qu’on a à faire, c’est d’débusquer ces enfoirés. Si j’trouve leur cachette, y a fort à parier qu’j’abandonne c’grade minable de matelot, mec. Et à moi la belle vie d’officier, j’emmerderai mes hommes comme on m’emmerde, et j’demanderai trois sucres dans mon café.
Je baillais, l’entendre à longueur de temps avait au moins un côté positif : je trouvais les jérémiades du Sergent-chef largement moins pénibles à côté. Peut-être un mois que l’on était sur la trace d’une bande de kidnappeurs. Pas des lumières puisque le schéma était simple : enlever, demander rançon, recevoir rançon, partir. Et ainsi de suite. Le problème était qu’ils trouvaient toujours un moyen de nous semer. Ils disparaissaient comme ça, et on les signalait à, au minimum, l’équivalant de deux cent cordes de toutes forces marines.
Cette-fois ci, ils étaient réellement très proches. Et pour cause, on serait à Endaur dans un peu moins de dix minutes. Ça me tracassait. Il devait y avoir quelque chose ici qu’ils devaient absolument obtenir… ou quelque chose les garantissant de nous semer, de toute façon. Mais je ne voyais pas. C’était une île tout ce qu’il y avait de plus normal si on épargne la forêt dense : ils devaient d’ailleurs certainement se cacher là. On les encerclerait, quelque uns des matelots iraient avec un officier les forcer à se déplacer et hop, on les embrocherait. C’était comme ça que pensait les supérieurs en tout cas. Et c’était comme ça que ça devait se passer.
Aucun d’entre eux n’avait pensé à une certaine intelligence de leur part, qu’ils n’avaient pas choisi Endaur pour se faire serrer les menottes aussi facilement. J’étais le seul à éventuellement considérer la question, et j’étais le seul à qui l’on disait de se taire. Les discours de ce type « On va les tuer, les tuer, les tuer, les tuer, les tuer, ET PUIS RETIRER LEUR CERVELLE » étaient tout à fait tolérer, cependant.
Tu n’es qu’un matelot, on n’accorde pas vraiment d’importance à ce que tu peux dire et tu dois l’accepter. Il faut qu’une pierre brille pour être considérée comme précieuse et de valeur. C’était le cas ici. Nous n’étions que de petits cailloux. Du gravier sur lequel on marche. Tout le monde cherchait « l’affaire », celle qui les ferait décoller. Du gravier opportuniste, qu’on remarque sa teinte particulière au lieu qu’on lui crache dessus, qu’on y foute ses mégots de cigarettes et ses pièces de un berry.
Endaur était une ile, ma foi, qui offrait beaucoup d’opportunités. Une île plutôt singulière, plus peuplé d’arbres que d’hommes. J’espérais qu’elle n’aurait jamais à disparaître. Aussi, qu’on trouverait ces criminels sans y faire de dégâts. On avait signalé un peu plus d’une dizaine de disparition. Des jeunes mères, des petites filles et un homme qui servirait certainement de visage et de voix. Ils ne prenaient pas les « vieilles personnes » et les hommes, les gens mettaient plus de temps à réagir. Les femmes réfléchiraient alors que si on enlève sa fille à un père, il démarre au quart de tour.
Ils le savaient très bien. Ils étaient indéniablement futés, rien qu’un peu. Et il m’était incompréhensible que personne sur le bateau ne l’ait notifié.
On accostait, accueilli de visages apeurés, on tirait nos manches, on nous priait, vénérait, implorait. « Retrouvez les ! » « Je vous en prie, retrouvez les ! »
Personne n’avait rien vu. Plus étrange, c’était leur bateau qui était introuvable. Je me disais qu’ils avaient dû l’abandonner sur l’île la plus proche -ou peut-être pas- et venir en chaloupe. Chaloupe qu’ils auraient détruite dans la nuit. Certainement. Et alors, pour repartir, ils se saisiraient d’autres bateaux ou en réclameraient un en échange des filles. Non, ils ne montraient pas si facilement leur visage… D’habitude.
Un homme, apparemment important, était venu nous accueillir le visage un peu froid et peut-être un brin inquiet. Il le cachait bien. C’était un bucheron. Très fort, bien plus grand que moi. Pas deux mètres, mais pas loin. Il avait des bras qui briseraient le cou d’un sanglier. C’est au supérieur qu’il tendait sa main, nous snobant… poliment.
Quatre femmes, mères de famille. Un homme, adolescent, presque adulte. Et sept petites filles. La plus grande a douze ans. Elles doivent être terrorisées. De plus, toutes activités a cessé. Ils ont saisi la forêt puisqu’ils ne sont pas dans les villages. Ils doivent avoir des armes, on ne peut pas y aller. Alors, plus de bois, plus de gibier. On n’avait pas prévu de se faire attaquer, des réserves de bois, ça, on en a. Mais des réserves de viandes ?! Va falloir les attraper, et vite. Sinon on prendra les haches ! Et tous les hommes s’y mettront.
Nous maîtrisons la situation. Ils ne nous échapperont pas, on a bouclé tout le périmètre. On les entoure. La nuit ne va pas tarder à tomber. On veillera, voir ce qui se passe. Et au p’tit matin, on ira chasser ces enfoirés.
Vous ? Vous connaissez pas la forêt d’Endaur. J’sais même pas comment qu’ils ont fait pour y foutre les pieds. Ils doivent pas être bien loin, si vous voulez mon avis. J’ai cinquante balais et jamais j’me suis aventuré dans l’fin fond d’cette forêt. Mon père me l’a interdit comme son père le lui avait interdit. Et j’ai dit la même chose à mon fils. Même les gars les Ramba, les gars les plus forts du coin l’évitent ! Si vous voulez aller les chasser, comme vous dites, allez-y. Mais on sera obligé d’appeler des renforts.
Sans le savoir, l’homme donnait des informations capitales à celui qui portait un intérêt à la réflexion. Ils avaient forcément dû trouver un moyen d’aller très loin, dans la forêt. Ils ne pouvaient pas être aux extrémités, on les pêcherait sans grand mal. On était plus nombreux. Alors la petite troupe qui irait avec le Commandant devra faire preuve de…
Jäak ! Qu’est-ce tu fous encore à rêvasser ? Tu viens !
…courage.
Ses yeux respiraient dans le brouillard presque palpable tant il était visible. Ils y survivaient, ne cherchaient pas à s’en défaire. Ils appréciaient le confort particulier qu’il leur offrait. A eux seuls. Seuls ses yeux à lui, Grand-Duc, Grand Roi. D’ailleurs, ils formaient deux gros globes jaunes, certes, mais ils dégageaient plus que ça : ils étaient son caractère. Royaux, snobs, méprisant presque le monde qui les entouraient. N’empêche qu’on les trouvait un charme magnifique et on aimait se faire voir d’eux.
Pas ceux qui étaient en bas. Ils étaient silencieux et observateurs, eux, comme lui. Ils avaient remarqué sa présence, ça devait sans doute les déranger pour qu’ils soupirent à chaque fois qu’ils posaient un œil sur lui. Mais ne disaient finalement rien. Par crainte de faire un bruit. Le Duc ne voyait plus les femmes d’hier. Seulement une tournée de deux hommes en face de l’endroit où ils avaient trouvé refuge.
C’était la cabane du vieux Hasch. Nous étions donc au point le plus profond de la forêt, ça faisait d’ailleurs longtemps qu’il n’y avait pas mis les pattes. Le vieux Hasch ? Il était mort et personne n’était venu chercher son cadavre et par conséquent, enlever l’odeur nauséabonde qui provenait de chez lui. Il était connu à Endaur, et peut-être dans les villes voisines, pour avoir manipulé du bois d’Adam. Avant d’être un bucheron, c’était un charpentier. Certainement un des meilleurs. En y repensant, le Duc remarquait que les hommes avaient emprunté exactement le même chemin qu’Hasch, dans le temps. Il était moyennement sûr, le vieux bucheron y avait placé de gros pièges à ours, tant, qu’ils avaient arrêté de fréquenter ce côté-là de la forêt. Leurs proies, plus petites, alors, y avaient élu domicile. Et quelques fois, quand le Grand-Duc avait un petit creux, c’est avec plaisir qu’il s’y dirigeait. C’était difficile de piéger un animal comme lui, un autre oiseau, il ne pariait pas, mais lui. Ses yeux voyaient tout. Et les filets d’Hasch n’y faisaient pas exception.
Il n’avait pas quitté sa place, un arbre placé à bonne distance, environ une cinquantaine de mètres. Il avait une vue d’ensemble sur la maisonnette et ses alentours. Les hommes étaient bien silencieux. Et comme rien d’intéressant ne se passait et que l’aube commençait à laisser sa place au soleil, il décidait d’aller combler sa faim, un écureuil passait par là. Ensuite, il irait dormir dans un buisson plus loin, et sûr.
Pas dix minutes que nous marchions en repérage. Consignes : ne faites pas de bruits, regardez là où vous mettez vos bottes mais aussi ce qu’il se passe devant et derrière. Un petit groupe de cinq, vétéran, guerrier et deux fraichement nouveaux accompagné d’un gradé. Les deux nouveaux, c’étaient lui
Vivement qu’on attrape ces enfoirés, j’te le dis ! Ce trou fout les j’tons. J’me demande même comment qu’ils font pour habiter ici ces endauriens-rois. Sais pas.
et moi
Shhht. Ferme là deux secondes.
Le haut de fil composé du chef et du vétéran commençait à s’essouffler. Pourtant, on était en pleine journée, le soleil tapait fort, je trouvais l’air agréable, apaisant à respirer. Et puis, il me faisait presque oublier que j’étais dans un environnement sauvage ou j’aurais pu me faire attaquer par un animal non identifié à n’importe quel moment. Ce qui était drôle, c’est que je comptais aussi mon collègue dedans.
Nous cherchions un point d’eau. Forcément, ils ne devaient pas être loin. Peut-être avaient-ils un camp souterrain ou même des cabanes dans les arbres, tout était possible. On regardait, écoutait : attentifs à la moindre des petites choses qu’on remarquait. Bien souvent, c’étaient des fausses alertes et heureusement, on n’était pas là pour engager le combat. Nous savions : ils ne se battent que très rarement. Jamais pour ainsi dire. Ils leur suffisent de menacer d’ôter la vie à un otage pour que la Marine baisse tout de suite les armes, jusqu’à les laisser s’enfuir. Ça n’allait pas se passer comme ça cette fois-ci. J’espérais tout du moins. Car nous n’avions rien à part de la boue sur nos chaussures.
Distrait car trop concentré, si, si, j’aperçus un hibou voler. J’aimais voir ces bêtes-là, je leur trouvais une classe inégalable. Je trouvais leur œil…humain. Ils étaient différents des autres oiseaux, il fallait dire. Plus expressif, le visage, forcément, un peu plus conséquent. Il fallait dire « hibou » voire « chouette » pour penser à eux. Si on disait « oiseau », on pensait aux petits qui chantaient, ceux qu’on pouvait trouver dans les rues, comme à côté des lacs. Les hiboux étaient plus rares. Et plus beaux à regarder. C’est qu’ils provoquaient l’admiration comme ils pouvaient provoquer la peur ou le fanatisme.
Moi, j’étais de ceux qui l’appréciaient, le hibou. Cet animal un temps, fut apparenté au diable. Et maintenant il est sagesse. Il marque sans le savoir une évolution de la pensée de l’homme.
Les corneilles tournoyaient, jacassaient, s'agitaient en tous sens. L'immobilité me plaisait. Réfléchir sans agir, plutôt qu'agir sans réfléchir.
Je me sentais comme lui, solitaire et vivant pour moi. Mangeant pour vivre donc mangeant pour moi. Je me sentais vraiment très à part. Rien à voir avec du narcissisme, mais ce serait stupide de ne pas se sentir spécial quand on est l’acteur principal de ses lendemains. Il faut. Il fallait, c’était impératif pour bien jouer la pièce. Peu importe les places vides qu’il pouvait y avoir en face de la scène, il fallait se sentir roi de celle-ci. Et j’appréciais ce hibou qui s’envolait autre part, il ne nous lança pas un regard. Le sien, déterminé. Il était réellement magnifique.
Bordel ! J’en ai marre ! Appelez plus de gars. Va falloir se taper combien de bornes avant de trouver une piste ! Et de qui on va se moquer ? De moi !
Il ne pensait pas à sauver les otages mais à son statut à Marie-Joie. Il voulait raconter qu’il avait choppé une bande de kidnappeurs pendant les parties de poker qu’il ferait avec ses faux amis.
Vous deux !
Qu’il fait en nous montrant.
Vous restez ici et vous veillez. Vous surveillez. Mon denden ne passe pas ici, je vais me rapprocher du village et envoyer plus d’hommes.
Dernière édition par Jäak Hadži le Mer 19 Nov 2014 - 18:33, édité 1 fois
Mais la nuit était déjà tombée. Aucun cri, rien. Aucune trace du groupe. Nous nous étions adossés à un tronc d’arbre qui faisait la taille d’un monstre des mers.
Là mon gars… j’ai vraiment les chaleurs… le mec a pas dit qu’la nuit c’était risqué ?
Bah, non.
Mais la nuit, c’est toujours risqué.
Ah, ça…
Je me levais.
Où est-ce que tu vas !?
Je retourne au village. J’ai pas envie de me faire bouffer, non, j’ai envie de bouffer. T’as raison, la nuit c’est toujours plus risqué.
Je lui tendais une main qu’il empoigna fermement, se relevant sans se dépoussiérer. Je le soupçonnais de s’être fait dessus… Doucement, nous prenions le chemin inverse. Je regardais en bas, en fait, fixer le chemin m’aurait fait peur. Il faisait vraiment sombre et on y voyait rien. Des fois, des branches craquaient sous nos pas. On avait tout de suite la même réaction : un sursaut et la main sur nos armes de service. Tu parles, tout le monde savait que les fusils fonctionnaient une fois sur trois. Pas sur deux, sur trois. C’était bien plus sûr d’avoir un poignard dans sa botte.
Mauvais pressentiment. Le temps passait lentement, mais vite la vision était devenue un problème. On ne voyait rien à un mètre et ça s’empirait. Au fur et à mesure de notre avancée. Où est-ce que nous étions ?
Putain t’es sûr que c’était par là le village ?
Bah oui je suppose !
Comment ça tu supposes ?
Bah ils se sont barrés par là, non ?
Oh… Et s’ils s’étaient plantés de chemin eux aussi ?
Pas possible, peuvent pas être aussi cons
Vrai, mais rappelle-toi que c’était le vieux Joey qu’avait repris la fil.
Bordel… Le vieux Joey qui commence à avoir un début d’Alzhei-AIE ! J’t’ai dit que je savais pas qu’on s’était perdu, pas la peine de me frapper.
Mec… Quoi ? Je t’ai même pas touché.GRRRRRRRRRRR
AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH
COURS AU LIEU DE CRIER IMBECILE
TOI AUSSI TU CRIES
On ne saura jamais quelle était la bête qui a poussé le grognement, mais ce qui est sûr, c’est que grâce à elle on rentrera parfait dans nos maillots de bain cet été tellement on a couru.
J’vois plus rien. J’vois même plus ma main.
Par contre tu pues la pisse…
Ouais bah c’est bon, j’aurais pu crever ! Bon sinon… Qu’est-ce qu’on fait… On est où ?
A en juger l’odeur, certainement près de l’habitat d’une famille de sangliers
T’ES SERIEUX ? RAH JE DETESTE CETTE PUTAIN D’ILE
Non je suis pas sérieux ! Et si je l’avais été t’aurais encore gueulé pour rameuter les sangliers ?!
Je panique, ça va.
Ouais, fin bon. Tout est possible. J’ai p’têt raison qui sait.
Jäak a dit ferme là.
…
Du coup qu’est-ce qu’on fout on bouge pas ? J’sais même pas où j’suis.
Donne ta main.
Aaah pourquoi ? J’préfère encore mourir que d’t’embrasser les paluches vec les miennes
Ben crève, moi j’y vais.
Non mais attends ! Okay, okay. Voilà.
Et nous marchions, sans repère. Le toucher aurait été pratique mais qui sait, une main en forêt, ça peut se perdre facilement.
Désormais, il était là, à guetter les deux marines qui n’avaient aucune idée qu’ils se rapprochaient dangereusement de la cabane du vieux Hasch. Il supposait, à les voir hésiter et mous de peur qu’il n’était pas du même camp que les autres. Et puis, l’un lui parut étrangement bon. Dans son comportement, son aura et sa façon de se déplacer. En quelque sorte. Le Duc le ressentait, comme une évidence. Un fait avéré, un acte, une vérité. De là, il décida tout naturellement de les suivre, planant quelques mètres derrière eux.
Je sentais quelque chose de chaud m’envelopper. Quelque chose comme l’étreinte d’une mère, quelque chose comme le vent doux et chaud d’été, quelque chose comme cette lumière qui nous pousse à faire les bons choix. Un guide, une voix, un chemin sûr. Dès lors, je n’avais plus peur de cette forêt. D’ailleurs, je m’habituais anormalement à l’extrême obscurité du bois tandis que mon collègue ne cessait de s’agiter de partout.
Après quelques soupirs, je les ai vus : les yeux de la nuit ! Jaunes, grands, gigantesques ! Ils regardaient tout droit avec détermination. Comme s’ils n’allaient jamais changés de direction. Mais ils l’ont fait, un court instant. L’illustre m’a accordé un regard, le temps que dure un pas pressé. A peine. Mais il n’empêche que j’avais compris en un geste : il me montrait le chemin. La ligne d’arrivée se trouvait quelque part tout en face de moi. Et déjà je sentais le danger.
Je sortais mon rifle et un couteau quand l’animal se posa sur une branche vagabonde.
Comme attendu, la vieille cabane reflétait dans ses fenêtres rien qu’un brin de lumière. La nuit était si intense qu’il fallait être myope pour ne pas la voir. Il y avait toujours deux hommes qui gardaient l’entrée, néanmoins. Sinon rien. Rien n’avait changé depuis qu’il avait quitté son poste d’observation sauf peut-être la présence des deux marines. Bien positionnés, derrière des tonnes de Noir, les deux évaluaient la zone comme le Duc l’avait fait précédemment.
C’étaient eux. Le hibou nous avait menés au groupe que l’on traquait depuis des mois. Rien qu’avec ses yeux…
psst… qu’est-ce qu’on fait ? on est que deux !
Hn, ouais… Va falloir se la jouer discret, si on veut pas qu’il nous menace de tuer les filles…
Cependant, avant qu’on ne réfléchisse à quoi que ce soit, ça a bougé dans la maison. Deux types sortaient, un qui correspondait à la description de l’adolescent embarqué pour servir de « messager » et un autre certainement chargé de le surveiller.
Le p’tit veut pisser, on revient vite fait.
Et les filles ?
Comment ça les filles ? Ah ! Elles, elles font dans le pot, ha ha ha…
Héhéhé…
…
Argh, ils arrivent par ici… Bon écoute moi, faut qu’on assomme le mec, qu’on libère le p’tit pour qu’il aille chercher les autres. Puis trouver un moyen d’éliminer les deux qui gardent rapidement et sans bruit. Après ça, faudra faire vite. Ceux qui sont à l’intérieur vont se demander pourquoi ils vont si lentement. Tu piges !? Oui !? Alors tiens-toi prêt…
Tu parles, il tremblait. Il aurait fallu qu’une feuille le touche pour qu’il se fasse encore dessus… Les deux autres arrivaient, comme prévu, vers nous. Le cran d’arrêt était fermement serré entre mes doigts jusqu’à j’en suis sûr, me faire des tâches rouges sur la paume. Le bruit des pas ne cessaient de s’approcher. Seconde par seconde.
Pom
Pom
Pom
Pom
POM
POM
POM !
Au dernier des Pom, j’enfonçais mon couteau, en plein dans la gorge de l’intéressé alors que mon collègue s’occupait de faire taire le petit et de lui expliquer ce qu’il fallait qu’il fasse. Il nous restait encore à nous débarrasser des deux poteaux qui bloquaient l’entrée. Et pour ça…
Et pour ça, le Duc était fort. Il allait planter son bec directement dans l’œil d’un des deux hommes. En accord, Jäak enfonçait son arme dans le cœur tandis que son compère s’occupait de l’autre. Une opération risquée, qui aurait pu être sujet à un avertissement ou autre. Disons plutôt que la déesse de la Nuit les a à la bonne.
Le Duc se posait sur le toit de la cabane, fixant Jäak sans cligner une seule fois l’œil. Il fallait qu’il y aille. Et arrange tout. Il lui avait prêté ses yeux quelques secondes, après tout.
Fascinant ! Les yeux couleur citrine. Étincelants ! Dans la Nuit !
J'entre dans la pièce, sans constater. Je décharge simplement mon rifle sur deux sur plein encore.
Bec crochu ! Sombre Nuit ! Transparent ! Invisible !
Comme d'habitude, les fusils fonctionnent une fois sur trois, je l'envoie sur la gueule d'un mec. Puis déroule mon épaule, puissante, pour coller mon poing à sa joue.
Grandes ailes ! Mille couleur bois ! Englobe la Nuit !
Une rage électrique entoure mes doigts, déjà ensanglantés de mon sang et de celui des autres. Je ne cherche pas trop à regarder aux alentours, l'état des kidnappés. Je me contente de frapper, d'un coup du plat du pied sur un visage, l'écraser jusqu'à ce qu'il soit méconnaissable.
Des serres puissantes ! Qui déchirent la Nuit !
J'en attrape par les cheveux pour venir encastrer leur front sur le vieux mur en bois. Effet immédiat, il pète, laissant leur visage dedans. Je finis de les emboiter au mur avec le coude.
Rapace Nocturne ! Maître incontesté de la Nuit !
Et je finis sur un passage à tabac propre. Après ça, clair qu'ils pourront parler des brutalités des forces de l'ordre : une trempe de coups assénées à la manière d'un sourd. Mes phalanges craquent en frôlant les os de la mâchoire ou les côtes des criminels.
Et si quelque autre personne veut déplumer le hibou, il ira tout doucement mourir ailleurs
Et si l'un d'entre eux se réveillent avec l'intention de s'en prendre à moi ou aux innocents de la pièce, il ira tout doucement mourir ailleurs.
La nuit fermait les yeux. Pour une fois, il était resté éveillé. L'air marin lui piquait les yeux, un peu. Déjà impressionnants, les gouttelettes de larme les faisaient briller encore plus, puis, elles allaient se perdre dans son pelage et plus jamais on en entendait parler. On ne pourrait pas non plus soupçonner qu'elles aient exister un jour. En bas, ils festoyaient bruyamment. Le vent emportait leur rire en haut du mat où il s'était perché vaillamment. C'était heureux de le voir en plein jour. Il se disait que ça ne serait plus si rare maintenant. Après tout, son surnom de Duc s'était dissipé dans le brouhaha de la forêt d'Endaur, du côté de chez le vieux Hasch... Non, maintenant, on l'appelait...
Officier ! Descends !
Jäak le regardait de tout en bas. Il avait l'impression de réellement rayonner. Les nuances que dégageait le soleil derrière dans son dos venaient confirmer sa pensée, alimentant son amour pour lui même. C'est moche, dit comme ça, mais les marines d'en bas, eux, le comprenaient. Terrible oiseau ! Oiseau majestueux ! Fort, intelligent et officier !
Il lui a fallu longtemps, mais il a quand même rejoint l'épaule de Jäak. Ce n'était pas un volatile de pacotille, il envoyait, et pesait lourd. Parfois le dos du marine s'inclinait d'un côté sous le poids de l'animal. N'empêche qu'il trouvait quelque chose de réconfortant au fait de ne plus être tout seul. Quand les étoiles perlaient le ciel sombre, il savait qu'il était le dernier de son espèce et qu'il allait s'éteindre un jour. Ce serait gâcher une des petites merveilles du monde animal !
C'est ce que disait Jäak, il l'avait vu et l'avait compris. Sous sa paume, il avait trouvé un endroit chaud, chose qu'il ne connaissait pas dans la dense forêt d'Endaur. Fier, il fixait toujours le vide.
Tu vas rester avec moi, Grand Duc. Sage Hibou. Sage... Kaalam.
C'est à cet instant qu'il s'aperçut que les jours précédents celui-ci avaient été vide de vie et d'âme. Il n'avait été qu'un hibou mangeant pour vivre, sans rien faire d'autre. Maintenant il avait un nom, un ami humain à qui il ressemblait et même des choses à faire pour le monde. Kaalam était Jäak. L'inverse était vrai aussi.
Son dernier hululement dans ce pays marquait la fin des yeux de la nuit. Il allait essayer de devenir les yeux du monde. Et s'il ne pouvait pas, simplement les yeux de la justice. Et si ça s'avérait être trop difficile, alors il se contenterait d'être les yeux de Jäak.
- « Comment est-il possible que l'on vénère ta sagesse, alors que tu vis la nuit et ne quittes pas tes falaises ? » dit l'hirondelle à l'hibou
- « C'est les yeux fermés que je vois le mieux et mes pensées voyagent bien plus loin que tes ailes ! », lui répondit le hibou.
- « C'est les yeux fermés que je vois le mieux et mes pensées voyagent bien plus loin que tes ailes ! », lui répondit le hibou.