-'inq ‘nutes ‘vant l’vée d’rideau !
C’est un solide gaillard qui me dépasse de deux bons mètres qui vient de gueuler ça. De là où il est, il a une vision d’ensemble de ce qui se passe dans la salle. Les entrées, les sorties, les types en retard, ceux qui vont faire une connerie. Il a l’œil pour que tout se déroule comme prévu. Et son autre œil, il l’a constamment sur l’horloge pour que le timing soit parfait. Ici, on offre du spectacle à un public, et le public aime la ponctualité. C’est l’Oeil. Pas forcément bien futé, mais c’est pas ce qu’on lui demande. J’le vois bien à son sourire niais qui passe tantôt à un rictus violent lorsqu’un esclave sort de la file ou qu’un type met en retard tout le monde. La machine se grippe et ses pognes remettent de l’huile sans aucune pitié, traversant la salle de ses massives jambes. Et pas question que le mouvement s’arrête pendant qu’il vient châtier le retardataire. On sait bien ici que le moindre emmerde peut faire effet domino. Ça marche aussi pour les colères de l’Oeil. L’un des voisins plus ou moins loin s’est mis à raconter qu’il y a quelques années, il a massacré tous les gens de la salle à partir du moment où ils avaient dépassé la minute de retard sur le planning. Ça lui avait valu une main. Une main dorénavant remplacée par une hache.
Elle vaut pas la mienne. J’la vois bien, s’agité, tremblant de gouter le sang d’un pauvre type qui a glissé sur les pavés du sol. Ici, tout n’est que sueur et sang. L’air embaume et ce dernier vient s’ajouter une odeur bien particulière. La peur. J’suis là, au milieu des autres, assis sur des bancs de pierre et pas en bois parce qu’ils auraient volé en éclat à l’instant où on aurait posé nos fesses dessus. On est collé l’un à l’autre, épaule contre épaule, chair contre chair ; parce qu’on est nombreux, mais surtout parce que la place est précieuse ici-bas. Et s’il faut entasser des types, on les entassera. Je suis loin d’être le plus petit gabarit. Haya, à ma gauche, fait office de poids plume, mais à la différence de moi, elle est connue du public. On sait de quoi elle est capable et elle a déjà saigné à blanc des gaillards comme le type à ma droite. J’évite de le regarder malgré qu’il m’enfonce ces coudes dans mes côtes sans aucune vergogne. En bout de banc, il force pour pas se retrouver par terre. Par terre, c'est-à-dire au milieu de l’étroit passage où circulent des tas de types. Il gênerait. Et on ne gêne pas longtemps avec l’Oeil. Celui-ci revient. Sa hache saigne. Personne ne l’a vu à part moi. Tout le monde est indifférent au sort de ce pauvre gars. Mort dans l’ignorance la plus totale. Dur.
-‘uatre ‘nutes !
Tout le monde est concentré sur sa survie. Les plus courageux regardent la porte à doubles battants menant à la lumière. Elle s’entrouvre parfois, laissant passer combattants ou esclaves, la plupart pour un aller simple. Les plus peureux fixent leurs pieds, ou pire encore, fixent une fosse en contrebas où arrivent des corps. Les corps de ceux qui ont passé la porte à double battant quelque temps auparavant. Vivant avant d’être englouti par la bête féroce. Quoiqu’on regarde et malgré le brouhaha des inconnus qui passent, des ordres qui sont donnés et des cris de désespoir, elle fait trembler les murs quand elle rugit. Lorsque les portes à double battant s’ouvrent, sa voix remplit toutes les profondeurs. Car à chaque fois que les portes s’ouvrent, c’est parce que la bête l’a ordonné. La bête réclame de nouveaux sacrifiés, de nouveaux jouets, de nouveaux morts. Les portes s’ouvrent parce que la bête le réclame. Une multitude de voix unit dans une seule et même volonté de voir le plus passionnant et le plus terrible des spectacles : la mort.
Cette bête est la foule. Et l’arène est son estomac.
-‘rois ‘nutes !
Ça s’agite derrière moi. La tension monte. Il y’en a bien quelques-uns qui se perdent en marmonnement d’où on tire des menaces sans queue ni tête, mais la majorité est silencieuse. Avant de nous amener dans cette salle, j’ai pu observer les autres. La plupart sont sans contestation des combattants nés. De fortes statures, des muscles saillants, des regards qui ont vu la mort. Des mains qui ont tués. Des anciens pirates ? Des mercenaires ? Des bandits ? Je ne sais rien d’eux. Ils ne savent rien de moi. Juste une chose : nous sommes des guerriers amenés à s’avancer sous les yeux d’une foule réclamant le sang des vaincus. On sait qu’on va se battre. On sait qu’il va y avoir des morts. Celui dans mon dos sera peut-être mon adversaire. Je dis peut-être, car c’est bien le cas. Personne ne sait ce qui nous attend. Les jeux sont nombreux dans l’arène. Pour varier les plaisirs du public, évidemment. Et c’est surtout pour ça que personne ne cherche à se lier aux autres. Il ne faudra pas hésiter quand le moment viendra d’ôter la vie à l’autre.
-‘eux ‘nutes !
-Cette fois, t’auras pas à te méfier de moi. On est alliés.
Haya a murmuré ça dans ma direction. Je sursaute presque tellement je suis concentré sur ce qui va advenir. Le petit rictus haineux qu’elle m’adresse ne m’échappe pas. Si elle a l’occasion de me saigner, elle le fera. Mais tant que je plairais à Claire de Kharov, elle ne fera rien. Passer outre son avis signifie son arrêt de mort. C’est la même chose pour tous les autres. Tuer pour ne pas être tué, oui, mais pour la gloire de ceux qui nous embauchent. Chacun appartient à l’une de ces nombreuses personnalités de l’ile, entretenant des gladiateurs pour défier leur homologue par cet intermédiaire. Certains comme Haya connaissent déjà l’arène et c’est surement les moins inquiets du groupe. Je la vois se passer sa langue sur ses lèvres à la perspective d’entrer à nouveau dans l’arène. Haya l’épineuse, ou l’Epineuse, tout simplement : c’est son nom de scène. Le nom sous lequel elle répand le sang et gagne en renommée. Une renommée qui retombe inévitablement sur Claire de Kharov. On l’admire pour ses gladiateurs. Et pour ceux qui n’ont jamais rien manqué dans leur vie, cette reconnaissance est un plaisir dont on ne se lasse pas. Ils sont maitres de vies enlevant la vie des autres. Seigneurs des Morts, ils sont le pouvoir de l’ile.
-Une ‘nute !
On est alliés. Je garde ça en tête tandis que le groupe tressaille dans sa totalité. La dernière minute avant de se lever est certainement la plus terrifiante. Au moment où on se lèvera, tout le monde se dira que c’est peut-être pour la dernière fois qu’ils se relèveront. Ou qu’ils se relèveront plus tard pour mieux mourir. Haya est terrifiante. Je la verrais presque se lever de son banc tellement elle souhaite y aller. Et même si c’est une haine hargneuse qui nous lie, je suis bien contente de l’avoir avec moi. Là-haut, c’est un autre monde qui m’attend. Je sais qu’il y a d’autres duos ou trios dans notre groupe. À partir du moment où plusieurs gladiateurs forment un groupe, ils sont indissociables. Comme Haya a eu un nom de scène en solo, nous en aurons un. Claire l’a voulu. Elle est convaincue que notre association lui sera plus bénéfique que de nous laisser combattre séparément. Je la soupçonne de profiter de l’occasion pour me laisser Haya dans mes pattes et me réduire encore plus toute possibilité de rébellion. Haya n’a pas voulu cette association, mais elle a obéi comme un bon toutou à sa maitresse. Elle a ravalé sa fierté et sa haine, elle l’a redirigé vers moi. Ça n’a pas changé grand-chose.
-‘est ‘arti !
Il n’a pas besoin de le redire. La trentaine de gladiateurs se lèvent comme un seul homme. En deux rangées, on marche vers la double porte. On nous évite, car si on nous empêche de passer, l’Oeil frappera. À peine on arrive à la porte que celle-ci s’ouvre. Je sens mon estomac se nouer. J’ai bien vu une centaine d’hommes passée cette porte et presque autant en ressortir sans vie de l’autre côté. Je ne sais pas ce qui m’attend dans les détails, mais je le sais grossièrement. Les portes claquent contre les murs et c’est le signe qu’il faut avancer. Les premiers n’hésitent pas et rares sont ceux qui ont besoin d’être poussés pour avancer. Chacun connait l’inexistence d’une autre possibilité. C’est marche ou crève. Et pour beaucoup, marcher n’est qu’une façon de retarder la deuxième possibilité.
On s’engouffre dans le passage. La progression se fait rapidement ascendante, la pente devenant un escalier escarpé. Quelques torches projettent une lumière dans ses ténèbres tandis qu’au bout, la lumière du jour revêt ses plus beaux atours. En d’autres circonstances, on pourrait dire que c’est la lumière de l’espoir ; que l’on débouchera sur un paradis. Mais ce n’est qu’illusion. L’Enfer dans un écrin de velours nous attend. Personne ne parle. Personne ne nous accompagne : c’est inutile. Il n’y a pas d’autres issues. Et on a pris soin de mettre des habitués aux extrémités pour mener le troupeau. Devant moi, Haya fait craquer ses poings. L’Excitation monte au fur et à mesure que la clameur gagne en intensité. La bête est là. Féroce. Elle n’est pas rassasiée. Elle hurle de nouveaux jeux. Ce jeu, c’est nous. Et petit à petit, l’excitation nous gagne. La peur est dissipée. Il n’est plus possible d’avoir peur. L’ivresse du combat avant que celui-ci ne commence nous attrape à la gorge. Le sang bouillonne dans nos veines. Les plus indomptables commenceraient à se battre au milieu de ce couloir sans espoir, sans public. Mais indomptables, ils ne le sont pas. Aussi forts ils ont pu l’être, ils ont abandonné leur indépendance pour servir le plaisir des puissants. Il n’y a qu’une froide résignation dans leurs yeux. Car ils ne se soulèveront pas. Et la frustration née de cette constatation s’exprimera dans le combat qui s’annonce.
Plus que quelques pas. L’escalier a laissé place à une nouvelle pente douce. La tête du groupe entre dans la lumière sous des acclamations encore plus fortes tandis que dans le brouhaha, la voix d’un commentateur se fait entendre. Ils accélèrent le rythme, rangent aux placards les mines lugubres et serrent les poings. Ce ne sont plus des guerriers attendant le combat, ce sont des stars. Certains ont déjà leurs fans, d’autres veulent faire leur preuve. C’est là toute la beauté machiavélique de ces jeux. Pour tenir mentalement, il faut y aller à fond. Entrer dans le jeu de la popularité. Apposer le visage de ses fans sur celui de la mort omniprésente. Haya se retourne vers moi, juste avant de s’élancer à son tour. Elle est transfigurée. Elle aime ce jeu. Cette popularité. Et en cet instant, je peux parier qu’elle n’a aucune haine envers moi. Le plaisir surpasse tout.
-Regarde. Regarde ton public. Et ressens ce plaisir !
Elle s’élance et les acclamations redoublent de force. Avec un temps de latence, je m’élance à mon tour. Et mon regard, au lieu de se porter vers le ciel et les gradins, il se porte vers le sol. Mes pieds foulent le sable chaud de l’arène pour la première fois. Et je vois enfin. Ce sable. Un sable rougi par le sang. Poisseux. Innombrables ont été ceux à y laisser plus que leur vie en ces lieux. Et je le ressens. La peur a quitté notre groupe ? Non. Elle ne m’a pas quitté. Elle ne fait que se renforcer. Car en ce lieu, alors que le soleil vient réchauffer ma nuque et que mes oreilles bourdonnent sous les cris, je n’ai qu’une seule pensée.
Que laisserai-je dans cette arène ?
C’est un solide gaillard qui me dépasse de deux bons mètres qui vient de gueuler ça. De là où il est, il a une vision d’ensemble de ce qui se passe dans la salle. Les entrées, les sorties, les types en retard, ceux qui vont faire une connerie. Il a l’œil pour que tout se déroule comme prévu. Et son autre œil, il l’a constamment sur l’horloge pour que le timing soit parfait. Ici, on offre du spectacle à un public, et le public aime la ponctualité. C’est l’Oeil. Pas forcément bien futé, mais c’est pas ce qu’on lui demande. J’le vois bien à son sourire niais qui passe tantôt à un rictus violent lorsqu’un esclave sort de la file ou qu’un type met en retard tout le monde. La machine se grippe et ses pognes remettent de l’huile sans aucune pitié, traversant la salle de ses massives jambes. Et pas question que le mouvement s’arrête pendant qu’il vient châtier le retardataire. On sait bien ici que le moindre emmerde peut faire effet domino. Ça marche aussi pour les colères de l’Oeil. L’un des voisins plus ou moins loin s’est mis à raconter qu’il y a quelques années, il a massacré tous les gens de la salle à partir du moment où ils avaient dépassé la minute de retard sur le planning. Ça lui avait valu une main. Une main dorénavant remplacée par une hache.
Elle vaut pas la mienne. J’la vois bien, s’agité, tremblant de gouter le sang d’un pauvre type qui a glissé sur les pavés du sol. Ici, tout n’est que sueur et sang. L’air embaume et ce dernier vient s’ajouter une odeur bien particulière. La peur. J’suis là, au milieu des autres, assis sur des bancs de pierre et pas en bois parce qu’ils auraient volé en éclat à l’instant où on aurait posé nos fesses dessus. On est collé l’un à l’autre, épaule contre épaule, chair contre chair ; parce qu’on est nombreux, mais surtout parce que la place est précieuse ici-bas. Et s’il faut entasser des types, on les entassera. Je suis loin d’être le plus petit gabarit. Haya, à ma gauche, fait office de poids plume, mais à la différence de moi, elle est connue du public. On sait de quoi elle est capable et elle a déjà saigné à blanc des gaillards comme le type à ma droite. J’évite de le regarder malgré qu’il m’enfonce ces coudes dans mes côtes sans aucune vergogne. En bout de banc, il force pour pas se retrouver par terre. Par terre, c'est-à-dire au milieu de l’étroit passage où circulent des tas de types. Il gênerait. Et on ne gêne pas longtemps avec l’Oeil. Celui-ci revient. Sa hache saigne. Personne ne l’a vu à part moi. Tout le monde est indifférent au sort de ce pauvre gars. Mort dans l’ignorance la plus totale. Dur.
-‘uatre ‘nutes !
Tout le monde est concentré sur sa survie. Les plus courageux regardent la porte à doubles battants menant à la lumière. Elle s’entrouvre parfois, laissant passer combattants ou esclaves, la plupart pour un aller simple. Les plus peureux fixent leurs pieds, ou pire encore, fixent une fosse en contrebas où arrivent des corps. Les corps de ceux qui ont passé la porte à double battant quelque temps auparavant. Vivant avant d’être englouti par la bête féroce. Quoiqu’on regarde et malgré le brouhaha des inconnus qui passent, des ordres qui sont donnés et des cris de désespoir, elle fait trembler les murs quand elle rugit. Lorsque les portes à double battant s’ouvrent, sa voix remplit toutes les profondeurs. Car à chaque fois que les portes s’ouvrent, c’est parce que la bête l’a ordonné. La bête réclame de nouveaux sacrifiés, de nouveaux jouets, de nouveaux morts. Les portes s’ouvrent parce que la bête le réclame. Une multitude de voix unit dans une seule et même volonté de voir le plus passionnant et le plus terrible des spectacles : la mort.
Cette bête est la foule. Et l’arène est son estomac.
-‘rois ‘nutes !
Ça s’agite derrière moi. La tension monte. Il y’en a bien quelques-uns qui se perdent en marmonnement d’où on tire des menaces sans queue ni tête, mais la majorité est silencieuse. Avant de nous amener dans cette salle, j’ai pu observer les autres. La plupart sont sans contestation des combattants nés. De fortes statures, des muscles saillants, des regards qui ont vu la mort. Des mains qui ont tués. Des anciens pirates ? Des mercenaires ? Des bandits ? Je ne sais rien d’eux. Ils ne savent rien de moi. Juste une chose : nous sommes des guerriers amenés à s’avancer sous les yeux d’une foule réclamant le sang des vaincus. On sait qu’on va se battre. On sait qu’il va y avoir des morts. Celui dans mon dos sera peut-être mon adversaire. Je dis peut-être, car c’est bien le cas. Personne ne sait ce qui nous attend. Les jeux sont nombreux dans l’arène. Pour varier les plaisirs du public, évidemment. Et c’est surtout pour ça que personne ne cherche à se lier aux autres. Il ne faudra pas hésiter quand le moment viendra d’ôter la vie à l’autre.
-‘eux ‘nutes !
-Cette fois, t’auras pas à te méfier de moi. On est alliés.
Haya a murmuré ça dans ma direction. Je sursaute presque tellement je suis concentré sur ce qui va advenir. Le petit rictus haineux qu’elle m’adresse ne m’échappe pas. Si elle a l’occasion de me saigner, elle le fera. Mais tant que je plairais à Claire de Kharov, elle ne fera rien. Passer outre son avis signifie son arrêt de mort. C’est la même chose pour tous les autres. Tuer pour ne pas être tué, oui, mais pour la gloire de ceux qui nous embauchent. Chacun appartient à l’une de ces nombreuses personnalités de l’ile, entretenant des gladiateurs pour défier leur homologue par cet intermédiaire. Certains comme Haya connaissent déjà l’arène et c’est surement les moins inquiets du groupe. Je la vois se passer sa langue sur ses lèvres à la perspective d’entrer à nouveau dans l’arène. Haya l’épineuse, ou l’Epineuse, tout simplement : c’est son nom de scène. Le nom sous lequel elle répand le sang et gagne en renommée. Une renommée qui retombe inévitablement sur Claire de Kharov. On l’admire pour ses gladiateurs. Et pour ceux qui n’ont jamais rien manqué dans leur vie, cette reconnaissance est un plaisir dont on ne se lasse pas. Ils sont maitres de vies enlevant la vie des autres. Seigneurs des Morts, ils sont le pouvoir de l’ile.
-Une ‘nute !
On est alliés. Je garde ça en tête tandis que le groupe tressaille dans sa totalité. La dernière minute avant de se lever est certainement la plus terrifiante. Au moment où on se lèvera, tout le monde se dira que c’est peut-être pour la dernière fois qu’ils se relèveront. Ou qu’ils se relèveront plus tard pour mieux mourir. Haya est terrifiante. Je la verrais presque se lever de son banc tellement elle souhaite y aller. Et même si c’est une haine hargneuse qui nous lie, je suis bien contente de l’avoir avec moi. Là-haut, c’est un autre monde qui m’attend. Je sais qu’il y a d’autres duos ou trios dans notre groupe. À partir du moment où plusieurs gladiateurs forment un groupe, ils sont indissociables. Comme Haya a eu un nom de scène en solo, nous en aurons un. Claire l’a voulu. Elle est convaincue que notre association lui sera plus bénéfique que de nous laisser combattre séparément. Je la soupçonne de profiter de l’occasion pour me laisser Haya dans mes pattes et me réduire encore plus toute possibilité de rébellion. Haya n’a pas voulu cette association, mais elle a obéi comme un bon toutou à sa maitresse. Elle a ravalé sa fierté et sa haine, elle l’a redirigé vers moi. Ça n’a pas changé grand-chose.
-‘est ‘arti !
Il n’a pas besoin de le redire. La trentaine de gladiateurs se lèvent comme un seul homme. En deux rangées, on marche vers la double porte. On nous évite, car si on nous empêche de passer, l’Oeil frappera. À peine on arrive à la porte que celle-ci s’ouvre. Je sens mon estomac se nouer. J’ai bien vu une centaine d’hommes passée cette porte et presque autant en ressortir sans vie de l’autre côté. Je ne sais pas ce qui m’attend dans les détails, mais je le sais grossièrement. Les portes claquent contre les murs et c’est le signe qu’il faut avancer. Les premiers n’hésitent pas et rares sont ceux qui ont besoin d’être poussés pour avancer. Chacun connait l’inexistence d’une autre possibilité. C’est marche ou crève. Et pour beaucoup, marcher n’est qu’une façon de retarder la deuxième possibilité.
On s’engouffre dans le passage. La progression se fait rapidement ascendante, la pente devenant un escalier escarpé. Quelques torches projettent une lumière dans ses ténèbres tandis qu’au bout, la lumière du jour revêt ses plus beaux atours. En d’autres circonstances, on pourrait dire que c’est la lumière de l’espoir ; que l’on débouchera sur un paradis. Mais ce n’est qu’illusion. L’Enfer dans un écrin de velours nous attend. Personne ne parle. Personne ne nous accompagne : c’est inutile. Il n’y a pas d’autres issues. Et on a pris soin de mettre des habitués aux extrémités pour mener le troupeau. Devant moi, Haya fait craquer ses poings. L’Excitation monte au fur et à mesure que la clameur gagne en intensité. La bête est là. Féroce. Elle n’est pas rassasiée. Elle hurle de nouveaux jeux. Ce jeu, c’est nous. Et petit à petit, l’excitation nous gagne. La peur est dissipée. Il n’est plus possible d’avoir peur. L’ivresse du combat avant que celui-ci ne commence nous attrape à la gorge. Le sang bouillonne dans nos veines. Les plus indomptables commenceraient à se battre au milieu de ce couloir sans espoir, sans public. Mais indomptables, ils ne le sont pas. Aussi forts ils ont pu l’être, ils ont abandonné leur indépendance pour servir le plaisir des puissants. Il n’y a qu’une froide résignation dans leurs yeux. Car ils ne se soulèveront pas. Et la frustration née de cette constatation s’exprimera dans le combat qui s’annonce.
Plus que quelques pas. L’escalier a laissé place à une nouvelle pente douce. La tête du groupe entre dans la lumière sous des acclamations encore plus fortes tandis que dans le brouhaha, la voix d’un commentateur se fait entendre. Ils accélèrent le rythme, rangent aux placards les mines lugubres et serrent les poings. Ce ne sont plus des guerriers attendant le combat, ce sont des stars. Certains ont déjà leurs fans, d’autres veulent faire leur preuve. C’est là toute la beauté machiavélique de ces jeux. Pour tenir mentalement, il faut y aller à fond. Entrer dans le jeu de la popularité. Apposer le visage de ses fans sur celui de la mort omniprésente. Haya se retourne vers moi, juste avant de s’élancer à son tour. Elle est transfigurée. Elle aime ce jeu. Cette popularité. Et en cet instant, je peux parier qu’elle n’a aucune haine envers moi. Le plaisir surpasse tout.
-Regarde. Regarde ton public. Et ressens ce plaisir !
Elle s’élance et les acclamations redoublent de force. Avec un temps de latence, je m’élance à mon tour. Et mon regard, au lieu de se porter vers le ciel et les gradins, il se porte vers le sol. Mes pieds foulent le sable chaud de l’arène pour la première fois. Et je vois enfin. Ce sable. Un sable rougi par le sang. Poisseux. Innombrables ont été ceux à y laisser plus que leur vie en ces lieux. Et je le ressens. La peur a quitté notre groupe ? Non. Elle ne m’a pas quitté. Elle ne fait que se renforcer. Car en ce lieu, alors que le soleil vient réchauffer ma nuque et que mes oreilles bourdonnent sous les cris, je n’ai qu’une seule pensée.
Que laisserai-je dans cette arène ?