Pierres froides, paroi humide, mur plein, antre vide. Il croupit là depuis si longtemps déjà. Si longtemps. Longtemps ? Le temps n'est plus une unité valable pour son cerveau vide et creux. Il n'existe de chronologie pour lui que dans ses rares moments de clarté. Clarté, parce que la lucidité est un état auquel il n'a plus accès depuis belle lurette. Ces instants où il n'est que loque, brisé par ses fautes et par la vie, il existe à travers les gouttes qui suintent des pierres et s'écrasent sur le sol couvert de fange.
Plic… Ploc… Plic… Ploc… Plic…
Elles sont son lien avec la réalité. Son dernier rapports avec le réel, avec le vrai. Les seuls échos du monde physique pouvant l'extirper du Chaos un instant. Il se torture, râle et racle la pierre avec la fougue d'un démon. Il se roule comme une bête dans sa déchéance, se brise contre les murs de sa geôle. Il se déteste. Il abhorre son existence, se grise dans la folie qui embourbe sa raison. S'il pouvait mourir, il le ferait. Oh oui, il le ferait. Plus que s'arracher la peau des mains, plus que se saigner les jointures contre les barreaux, plus que se scier les poignets à en brailler avec les fers qui lui entravent bras et jambes. Et toujours les gouttes, qui lui rappellent chaque jour, chaque nuit -pour peu que le jour et la nuit existent- qu'il est vivant.
Il est encore et toujours criant de vie.
Plic… Ploc… Plic… Ploc… Plic…
Il y a mille façons de tuer un humain. Classiques, originales, faciles ou compliquées, efficaces ou sanglantes. Des mille façons, lui, il en a choisit une. Un seul moyen de se débarrasser d'elle, à travers toute sa hargne. Il aurait pu s'armer, les descendre, elle et son stupide amant. Il aurait pu les poignarder, les transpercer, les éviscérer, pire ! Les saigner ! Tant de méthodes horribles pensées par l'humanité contre l'humanité. Pour occire autrui… Le poison, la traîtrise, l'accident, une infinité de possibilités pour anéantir celle qu'il aimait. Une myriade de moyens pour jeter aux oubliettes cette vérité insupportable que celle de se savoir trahi. Elle l'a trahi, il s'est vengé. Il y a bien mille façons de se venger d'un homme.
Lui, il n'en a choisit qu'une. Une.
Il les a tué comme une bête. Comme un animal hargneux. Il s'est saisit d'elle comme d'une guenille, comme d'un simple chiffon dont on dispose sans la moindre considération. Comme un torchon, il la fit voler. La fit s'écraser contre les meubles et les murs. Un cri. Elle était morte. L'autre amant, l'acolyte de cette tromperie, le sbire de cette malfaisance, lui, il le broya comme on écrase du verre. Il le brisa comme on casse des brindilles. Un gémissement, une supplique. Il était mort. Lui, il haletait, mélangeant sueur et larmes, croisant rage et désespoir. De toute les manières possibles et imaginables, il les avait tué par instinct. Emporté par sa colère bestiale. Il la tua comme un rien. Simple action effectuée par un automate en surchauffe. Une machine folle. Il a tenté de la jeter aux oubliettes. De céder au vide cet amour qui l'a façonné. Toutefois, quinze ans plus tard, les résidus de son crime tachent toujours sa sombre geôle humide. Quinze ans plus tard, il s'extirpe à peine de ce deuil qui l'a détruit. Seuls deux mots, bouées dans l'océan de ses remords, le gardent en vie dans ses quelques instants de clarté, pour ne pas dire lucidité.
Justice. Rédemption.
Plic… Ploc… Plic… Ploc… Plic…
Ses doigts osseux et parcheminés tâtent la pierre avec lassitude, comme un moribond qui cherche à s'agripper à la vie. Une aspérité. Oui, voilà. Une aspérité où il peut s'accrocher et se maintenir un instant de plus dans le vrai. Dans ce monde de l'intelligible duquel il est inlassablement chassé depuis quinze ans. Relief dans la paroi, gravure creusée par des ongles usés et des doigts cornés. Il ouvre ses yeux, lentement, et les pose sur la gravure. Ses cils papillonnent lentement pour chasser les dépôts qui obstruent son regard. Quinze ans. Quinze longuyes années à se maudire et à réfléchir. À réfléchir ? Non. À réaliser. Oui, à réaliser et à comprendre que toute sa vie il était dans le faux. Un ignorant. Un injuste. GRavure sur le mur. Lumière entre les barreaux.
Ci-gît Edwin Morneplume.
Repose en paix.
Plic… Ploc… Plic.. Ploc… Plic !
Bonne conduite. Bonne conduite, lui a-t-on dit. On efface son ardoise parce qu'après quinze ans. -la seule idée de ce chiffre le fait frémir- Parce qu'après quinze ans à se morfondre, à se ronger, à baigner dans ses remords et sa haine profonde envers lui-même, on le considère juste. Il mérite liberté après son délit, croit-on. Il mérite de revoir le ciel, de respirer l'air marin, même s'il l'a tué elle. Elle. Elle, elle ne verra plus le ciel, elle, elle n'inspirera plus les fraîches effluves de l'océan. Elle, est, morte. Et lui. Parce qu'il s'est tenu à carreau tant d'années. Parce qu'il s'est "bien comporté". Lui, toujours vivant, on le libère. On lui ôte ses fers, ses entraves, ses loques. Elle, elle est grugées par les vers. Lui, on lui promet un nouveau départ. Elle est là, la Justice dont il se porte garant ? Oui. C'est peut-être un signe, ce doit être un signe. Voilà, un signe. Un message qu'Elle lui envoit du haut des cieux. Oui. Un message. Elle lui parle. Elle lui envoie un message. un signe. Un signe… Il peut se racheter une nouvelle chance.
Tu es libre, Edwin.