Dans ses yeux figés, il y a comme une lumière qui continue de faire signe. Yeux morts ; les tiens, soldat, toi qu'est mort sous mes mains y'a pas cinq minutes. Toi qu'a ramassé trois balles à-travers le corps pendant la Débâcle, qui s'est fait piétiner dans la boue et qu'on a ramené dans un foutu état critique ; qu'a donné l'impression que t'allais survivre, jusqu'à ce qu'il y ait cette sale fièvre de Jaya qui commence à te bouffer les neurones. Qu'on soit obligé de t'attacher pour pas que tu bouges. C'est ce qu'ils ont écrit sur ton rapport. Moi, je me souviens de toi. T'étais ce gars croisé une fois sur Hinu Town, au centre de formation. On avait bu un demi ensemble, avec tes potes. Pardon d'avoir mangé ton nom, il m'est même pas revenu comme une évidence au moment où je l'ai lu sur ta poitrine, gravé sur ton pendentif que t'as pas voulu quitter, comme beaucoup d'autres. T'inquiète, mec. T'es victorieux aujourd'hui. De ce que je sais de toi, t'étais un juste et un vertueux. Y'aura des gens pour te faire vivre dans leur souvenir. J'suis désolée de pas avoir pu faire mieux.
-Dites, lieutenante, c'est pas qu'on vous attend pour la stérilisation du petit matériel et pour douze cautérisations et vingt-trois anesthésies par le froid, mais en fait, si, carrément.
-J'arrive.
-Vous le connaissiez ?
-Un peu.
-Il est peut-être mieux là où il est. Fermez-lui les yeux. Il y en a d'autres qui attendent.
J'obéis. J'sais que mon expression est neutre, mais ma main est douce quand elle vient fermer tes paupières. Salut, mec. Passe le bonjour au frangin si jamais. Check tous les collègues qu'ont fait du bon boulot ; qu'ont pas eu peur d'aller jusqu'au bout. J'me sens pas mal de faire ce dernier geste. J'suis recueillie, au contraire, comme au sortir d'une bonne prière ou d'un yoga bien mené. Le calme rivé au cœur, les pensées claires, je me surprends même à penser aux profondeurs infinies de l'univers, et à relativiser tranquillement. Les collègues officiers, pour les avoir croisés pas mal dans le coin, j'sais qu'ils sont tous partis de Jaya la mort dans l'âme ; qu'ils y ont tous laissé quelque chose d'eux-même.
C'est mon cas aussi. Mais ce que j'y ai laissé, c'est ni mon innocence (hein, Wallace ?), ni la moitié de mon corps (Yanagiba...), ni mon intégrité déjà pas bien solide (va te faire foutre, Jeska), ni mon élément naturel (condoléances, Craig), ni rien qui faisait partie de moi de manière indélébile et indéracinable. J'ai juste paumé une vieille mue que je me coltinais depuis gamine. Une petite voie enchanteresse qui me dictait les lois primaires de ma propre survie au mépris du monde, au mépris des autres. Hein, Punk ? T'inquiète, on n'en a pas encore fini, toi et moi. Mais Jaya, en me rapprochant de toi, elle m'a permis de te caler la blessure la plus profonde que je t'ai jamais porté.
Putain, dis, tu te rends compte ? Je suis toujours dans l'armée. Sauf que j'aide à sauver des vies. Je suis passée à deux doigts de la conversion à l'envers, l'impossibilité chimique, du bleu au rouge. Mais maintenant, même si ça t'emmerde, c'est mort. C'est moi qui te tirerai jusqu'à moi. C'est comme ça qu'on s'unifiera pour de bon. Qu'on retrouvera l'équilibre.
-Vous rêvez, lieutenante ?
-Non, non. Pardon.
-Ce n'est rien. Nous vous demandons beaucoup, et vous aussi, vous avez été sur le front. Si vous préférez vous reposer...
-Eh bien...
-Après les cautérisations... au moins ça. Et si nous pouvions économiser l'opium... Raaah, et les stocks de désinfectants sont...
-C'est bon, doc. Ça ira très bien, je vais le faire.
-Alors venez vite !
Ma blouse blanche, passée sur l'uniforme pour l'occasion, claque sur les brancards resserrés qu'on a calé entre les lits, faute de place. Vrai que le Lev' dispose de moyens considérables, mais quand bien même, Jaya s'est globalement trop mal passé pour que les docs puissent respirer plus de trois coups entre deux opérations. J'ai eu de la chance dans mon malheur. Ceux qui sont restés sur le front jusqu'au bout sont pour beaucoup alités avec une guibolle tronquée ou un œil dévasté. Les prisonniers qu'ont pas eu droit au traitement de faveur du poulpe ont eu à souffrir autrement plus physiquement parlant. Y'a aussi eu le granit qui m'a empêchée de me battre face à plus fort que moi. Pour Craig, c'est un peu la même. On a bien récupéré grâce aux pilules à la fraise de Wallace, et après trois jours, ils nous reste globalement que des cicatrices et quelques os encore douloureux. Mes plus grosses blessures, elles dates de plusieurs mois.
Plusieurs mois qu'Andy est à fond de cale avec Owen. Putain. Je le repousse jour après jour, mais quand ça se sera tassé, faudra vraiment que j'essaye de voir avec Ketsuno. Sans Jenkins pour m'aider... ni Lilou, m'étonnerai qu'elle cautionne, et plus encore qu'elle soit d'humeur à gérer mes problèmes alors que son équipe gère les prothèses mécaniques d'un paquet de soldats. J'parle pas de Mavim. Reste que Wallace, le moins con du lot. Lui, il pigera.
Enfin, il pigera... si j'arrive à lui causer un jour. Il est plus lui-même depuis qu'on est parti. Faut croire que c'est trop frais. Je l'ai entendu beugler un ordre de mise à mort, l'autre jour. J'sais ce que c'est, pour le coup, d'aller contre ce qui fait qu'on se tient debout et qu'on a pas honte de dire son nom. J'respecte.
-Je vous la laisse, docteur Kamina ! Bonne chance pour les amputations... il y en a de très sales dans le lot. Perdez pas courage !
Foutu Wells. Y'en a qu'ont l'art des bons mots.
-Dites, lieutenante, c'est pas qu'on vous attend pour la stérilisation du petit matériel et pour douze cautérisations et vingt-trois anesthésies par le froid, mais en fait, si, carrément.
-J'arrive.
-Vous le connaissiez ?
-Un peu.
-Il est peut-être mieux là où il est. Fermez-lui les yeux. Il y en a d'autres qui attendent.
J'obéis. J'sais que mon expression est neutre, mais ma main est douce quand elle vient fermer tes paupières. Salut, mec. Passe le bonjour au frangin si jamais. Check tous les collègues qu'ont fait du bon boulot ; qu'ont pas eu peur d'aller jusqu'au bout. J'me sens pas mal de faire ce dernier geste. J'suis recueillie, au contraire, comme au sortir d'une bonne prière ou d'un yoga bien mené. Le calme rivé au cœur, les pensées claires, je me surprends même à penser aux profondeurs infinies de l'univers, et à relativiser tranquillement. Les collègues officiers, pour les avoir croisés pas mal dans le coin, j'sais qu'ils sont tous partis de Jaya la mort dans l'âme ; qu'ils y ont tous laissé quelque chose d'eux-même.
C'est mon cas aussi. Mais ce que j'y ai laissé, c'est ni mon innocence (hein, Wallace ?), ni la moitié de mon corps (Yanagiba...), ni mon intégrité déjà pas bien solide (va te faire foutre, Jeska), ni mon élément naturel (condoléances, Craig), ni rien qui faisait partie de moi de manière indélébile et indéracinable. J'ai juste paumé une vieille mue que je me coltinais depuis gamine. Une petite voie enchanteresse qui me dictait les lois primaires de ma propre survie au mépris du monde, au mépris des autres. Hein, Punk ? T'inquiète, on n'en a pas encore fini, toi et moi. Mais Jaya, en me rapprochant de toi, elle m'a permis de te caler la blessure la plus profonde que je t'ai jamais porté.
Putain, dis, tu te rends compte ? Je suis toujours dans l'armée. Sauf que j'aide à sauver des vies. Je suis passée à deux doigts de la conversion à l'envers, l'impossibilité chimique, du bleu au rouge. Mais maintenant, même si ça t'emmerde, c'est mort. C'est moi qui te tirerai jusqu'à moi. C'est comme ça qu'on s'unifiera pour de bon. Qu'on retrouvera l'équilibre.
-Vous rêvez, lieutenante ?
-Non, non. Pardon.
-Ce n'est rien. Nous vous demandons beaucoup, et vous aussi, vous avez été sur le front. Si vous préférez vous reposer...
-Eh bien...
-Après les cautérisations... au moins ça. Et si nous pouvions économiser l'opium... Raaah, et les stocks de désinfectants sont...
-C'est bon, doc. Ça ira très bien, je vais le faire.
-Alors venez vite !
Ma blouse blanche, passée sur l'uniforme pour l'occasion, claque sur les brancards resserrés qu'on a calé entre les lits, faute de place. Vrai que le Lev' dispose de moyens considérables, mais quand bien même, Jaya s'est globalement trop mal passé pour que les docs puissent respirer plus de trois coups entre deux opérations. J'ai eu de la chance dans mon malheur. Ceux qui sont restés sur le front jusqu'au bout sont pour beaucoup alités avec une guibolle tronquée ou un œil dévasté. Les prisonniers qu'ont pas eu droit au traitement de faveur du poulpe ont eu à souffrir autrement plus physiquement parlant. Y'a aussi eu le granit qui m'a empêchée de me battre face à plus fort que moi. Pour Craig, c'est un peu la même. On a bien récupéré grâce aux pilules à la fraise de Wallace, et après trois jours, ils nous reste globalement que des cicatrices et quelques os encore douloureux. Mes plus grosses blessures, elles dates de plusieurs mois.
Plusieurs mois qu'Andy est à fond de cale avec Owen. Putain. Je le repousse jour après jour, mais quand ça se sera tassé, faudra vraiment que j'essaye de voir avec Ketsuno. Sans Jenkins pour m'aider... ni Lilou, m'étonnerai qu'elle cautionne, et plus encore qu'elle soit d'humeur à gérer mes problèmes alors que son équipe gère les prothèses mécaniques d'un paquet de soldats. J'parle pas de Mavim. Reste que Wallace, le moins con du lot. Lui, il pigera.
Enfin, il pigera... si j'arrive à lui causer un jour. Il est plus lui-même depuis qu'on est parti. Faut croire que c'est trop frais. Je l'ai entendu beugler un ordre de mise à mort, l'autre jour. J'sais ce que c'est, pour le coup, d'aller contre ce qui fait qu'on se tient debout et qu'on a pas honte de dire son nom. J'respecte.
-Je vous la laisse, docteur Kamina ! Bonne chance pour les amputations... il y en a de très sales dans le lot. Perdez pas courage !
Foutu Wells. Y'en a qu'ont l'art des bons mots.