Un seul navire.
Et à peine assez d’hommes pour le manœuvrer. Les dégâts qu’il a subis sont considérables, il est étonnant qu’il puisse encore naviguer. Et les autres ? En train de rejoindre les profondeurs abyssales de l’océan.
Du côté de la marine, la situation semblait être la même, si bien que la fin du combat a été déclarée de manière implicite. Chacun tentait de fuir face à l’autre, comme s’il se croyait perdant. Mais ni l’un ni l’autre n’a réussi à dominer la bataille en fin de compte.
Seul avantage : la victoire d’Alrahyr dans son duel contre Edwin. S’il n’est pas mort, il est certainement en très piteux état. Bon point, donc.
La nuit vient de tomber, le jeune homme est accoudé au bastingage avant, seul. Un barreur de fortune s’occupe de conserver le cap, luttant contre la fatigue. Heureusement le temps est clément, le ciel dégagé, et une petite bise fraîche pousse inlassablement le bâtiment. Le reflet de la lune dans l’eau plate de la mer baigne d’une lumière blanchâtre les traits du révolutionnaire.
- Guuuugugugugu ! Eh bah Al’, c’était pas de la tarte hein, pour une première mission ?
Un très vieil homme vient s’accouder à côté de lui.
- Hey… qu’est-ce que vous faites ici ?
- J’t’ai jamais quitté, guguguuuu !
Ce schnok, il l’a déjà rencontré, brièvement, au Cimetière d’épaves.
- Bernale, c’est ça ?
- Ouais mon p’tit, Bernale R. Myth !
- Comment ça se fait que je vous aies pas vu ces derniers temps ? Z’êtes assez… inratable.
Il le regarde de haut en bas. Habillé de haillons, la peau à moitié détruite par le temps, le teint blafard. Pas tout jeune.
- Hey mais… vous avez fait comment pour survivre lors de la bataille ?
- Euh ? Hehe, quelle question, t’es un marrant toi ! Guuuugugugugu !
- Nan vraiment, j’vois pas…
- Tu vois le barreur là-bas ?
- Yup.
- Regarde bien…
En sautillant, le vieux se dirige vers l’homme qu’il a désigné du doigt. Il tourne autour de lui, lui fait des grimaces, lui pince la peau, mais l’individu ne bronche pas. Pas un poil, pas un seul instant. Puis Bernale revient, sous le regard perdu d’Alrahyr.
- Guuugugugugu, ça fait pas tilt dans ta p’tite tête, Al’ ?
- P… Pourquoi il a pas réagit ?
- Ouais… Nan, ça a pas fait tilt… On va mettre ça sur le coup de la fatigue hein ?
- Hey, me prenez pas pour un demeuré !
- Eh, crie pas, le barreur va se demander c’qu’il se passe !
- Il a même pas bougé quand tu l’as pincé ! HEY ! TOI, A LA BARRE !
- Gneuh ? Ouaip’ ?
- Euh…
Qu’est-ce que c’est que ce foutoir…
- Euh nan rien, j’ai… oublié…
- Hihi tu vois, arrête de crier, chuchote un peu, va !
- Vous allez m’expliquer oui ?
- T’es vraiment fatigué toi… Ou alors complètement con ! Guuugugugugu !
- Magnez-vous ou j’vous balance à la flotte.
- Hehe c’est ça le mieux, tu peux pas ! Enfin si, mais bon, ça servirait à rien. Tu vois, moi, c’est toi !
- Pardon ?
- Enfin, pas exactement. Moi, là, mes paroles, mes conseils, mes bavardages et l’image que tu as, c’est dans ta tête.
- Me prenez pas pour un abruti.
- Bah t’es un abruti… Ce serait pas utile, tu vois…
Ni une, ni deux, Alrahyr choppe le schnok par la taille et le fait passer par-dessus la rambarde. Un grand « plouf » se fait entendre, mais le barreur ne semble pas l’avoir remarqué.
- Bon, tu vas jouer comme ça encore longtemps ?
- Mais… Vous étiez…
- A l’eau, oui, je sais. Mais j’t’avais prévenu, ça sert à rien. Je suis dans ta tête ! Tu m’imagines, moi, là, comme je suis !
- J’hallucine ?
- On va dire ça comme ça, j’ai pas encore trop compris ce que je fous ici… Tout ce que je sais, c’est que c’est un coup de ton paternel.
- Hein ? Quel rapport ?
- J’sais pas ! J’ai beau être ton inconscient, si t’as pas vu ou pas compris à un moment, moi, je sers à rien.
Et ils continuent leur discussion ainsi, à échanger sur le pourquoi du comment de cette étrange situation. Au bout de quelques temps, Alrahyr lui parle de quelque chose qui le perturbe depuis pas mal de temps.
- Tu sais quelque chose à propos des quinze jours dont j’arrive pas à me souvenir ?
- Avant le Cimetière ? Bof, pas grand-chose, juste que c’est après ça que je suis apparu, que des gens t’ont soigné, et que ton père en faisait partie.
- Mais pourquoi je m’en souviens plus ?
- Ah, ça, aucune idée ! A priori c’est lui qui a fait, ça, mais pourquoi, j’en ai foutrement aucune idée !
- Et… Nayami ? Pourquoi j’ai pas plus de peine que ça ?
- J’dirais que ton père t’a aidé à faire ton deuil assez vite pour te remettre à suivre tes objectifs, c’est la seule explication que je vois... Guuugugugugu !
- Tu peux pas arrêter avec ce rire ?
- Ah, si, pardon…
- Bon… J’y pige rien moi à tout ça… Pourquoi mon père, qui me ramasse en miettes en pleine mer, me pousserait à oublier ma souffrance, me soignerait, et me rebalancerait à la flotte pour que j’aille m’échouer sur le Cimetière, tout ça sans que je ne me souvienne de rien ? Sérieux, ça tient pas debout.
- Hey, si je te le dis, c’est que c’est vrai !
- Ou alors c’est que j’imagine une explication et que je me la donne à travers toi ?
- T’es vraiment un abruti toi, hein ?
Une fois encore, Alrahyr balance le vieux à la mer.
- Mais t’es idiot ? Tu sais bien que ça sert à rien ! J’suis même pas mouillé !
- Ouais je sais, mais ça me détend de passer mes nerfs sur toi.
- Qu’est-ce qui m’a foutu avec un attardé pareil…
- Tu es moi je te rappelle…
- Ah oui.
Plus un mot. Le silence. Les deux hommes regardent loin au large, à l’horizon d’une mer toujours plate.
- Bon, tu représentes quelle part de moi alors ?
- Je sais ce que tu sais, ce que tu as su, et ce que tu as vu. Mais, comme toi, j’ai oublié les choses qu’on t’a forcé à oublier. C’est pour ça que je pense que c’est ton père qui t’a effacé la mémoire de ces quinze jours.
- Mais ça n’a pas de sens…
- Bof…
- …
- …
- Et tu vas me suivre encore longtemps ?
- J’sais pas, c’est pas trop une mauvaise chose non ? En plus je fais gaffe à apparaître quand t’es tout seul, pour que t’aies pas trop l’air bête à parler dans le vide. J’te rappelle que les autres me voient pas.
- …
- …
- Et tu peux rien faire, pour les haillons, la peau sale et l’odeur ?
- Bah si, c’est dans ta tête ça. Tu me donnes l’image que tu veux !
Alrahyr ferme les yeux pour les rouvrir quelques instants après s’être concentré sur un personnage plus propre.
- Tadaaa !
- Ah ouais, effectivement ! Attend voir !
De nouveau, il ferme les yeux, pour les rouvrir sur le même personnage que l’instant précédent, mais qui le fixe avec un regard désespéré.
- Eh, ça a pas marché…
- Je représente ce que tu sais, je te rappelle. Je représente donc ta sagesse ! Et la sagesse, ça a toujours été représenté par un vieillard !
- Ouais mais bon…
- Comment t’as pu penser pouvoir me donner l’apparence d’une jolie fille, hein ?
- Je croyais…
- Bein tu croyais mal ! Je suis pas là pour te divertir, mais pour t’aider.
A nouveau, leurs regards se perdent dans le lointain quelques minutes. Minutes pendant lesquelles Alrahyr se sent honteux. Mais personne ne l’a vraiment surpris en réalité. Il s’est engueulé tout seul.
- Bon, tu sais au moins où on va, là ?
- Ouais, on retourne à Luvneel. Va falloir comprendre pourquoi la Marine était sur place…
- Tu m’étonnes…
- …
- …
- Bernale ?
- Ouais ?
- Laisse-moi tranquille s’teu plaît. Au moins quelques jours.