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Une affaire d'excrément...



Saint Urea.


Enfin !
C'est ce que se dit Loth quand il posa le pied à Saint Uréa. La traversée avait été compliquée et émaillée d'incidents qui faillirent envoyer le petit bateau de pêche au fond des flots. Il aida les deux pêcheurs qui avaient eu la bonté de l'emmener à débarquer leurs caisses de poissons frais et une fois sa corvée terminée, il les remercia poliment puis s'en alla.

Loth resserra le col de son manteau et réajusta ses lunettes sur son nez. Les verres étaient légèrement givrés à cause du froid ambiant. C'était l'hiver et les taudis de ce bas quartier étaient tous recouverts d'un linceul blanc. C'était la première fois qu'il venait à Saint Uréa mais il avait une impression de déjà-vu. Peut-être était-ce à cause de ces relents d'eaux usées qu'on flairait, ou était-ce dû à ce sol crasseux et qui restait désespérément boueux malgré la fine couche de neige ? Sans doute, les maisons en tôles usées, en carton ou argile battue y étaient pour quelque chose.
Ce quartier de la Frange ressemblait à tous les bidonvilles que Loth avait foulés. Et en général, il aimait bien cette ambiance, lui qui avait grandi dans le cimetière d'épave. Il aimait ces petites ruelles animées de sales gamins jouant et qui n'hésiteraient pas à vous faire les poches une fois votre attention relâchée ; il aimait bien ces espèces de petites cours communes qui rassemblaient une dizaine de familles autour d'un feu et d'un gros plat ; il aimait davantage ces bars un peu insalubres qu'on trouvait ici et là et qui regorgeaient d'une clientèle malfamée en mal de bagarre.

C'est vers l'un de ces lieux de beuverie qu'il se dirigea. Il l'avait repéré dès sa sortie du quartier des docks grâce à son enseigne lumineux aux lettres écaillées. "Le cochon baveur", lut-il de loin. Il comprit mieux quand il s'en approcha. Sur un plateau, à la devanture, était exhibée une tête de cochon gelée qui bavait.
Ne s'attardant pas devant ce spectacle peu ragoûtant, Loth franchit les portes en bois dévoré aux mites du bar. Il était bondé d'une foule miteuse et son entrée déclencha des regards de tous les côtés qui s'attardèrent sur lui. Ils s'imaginaient sûrement les meilleurs moyens de le détrousser.
Loth savait comment se comporter en ces lieux, aussi, il ne leur accorda pas plus d'importance qu'à la mouche qui voletait autour de lui. Il se fraya un chemin jusqu'au zinc où il prit place. Un seul homme y était accoudé, deux chaises à sa droite.

- Tu prends quoi ? lui demanda une barmaid rousse aux airs de nymphette.

- Un verre de whisky pur feu, s'il vous plaît.

- Très bien !

- Et pendant que j'y suis, je veux aussi du jus de Gila.

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Il tressaille quand tu prononces le nom du grand lézard de la pègre, mais il ne fait pas un geste dans ta direction, ne dit pas un mot ; au contraire, il referme les lèvres autour du bec de sa pipe, et tire une longue bouffée, lentement.
D'une manière générale, il faut dire que ta plaisanterie a jeté un certain froid sur le comptoir. Il faut les comprendre, ces gens : peu d'entre eux ont eu à faire avec le Gila, et ceux là ont largement contribué à asseoir sa mauvaise réputation parmi les gens du peuple ; les autres peuvent contempler à loisir les murs aussi larges que hauts qui protègent sa villa en bord de mer ; villa qu'il a construite sur une portion légèrement enclavée du bidonville de la ville basse. Parmi les gens qui se tiennent autour de toi, quelques-uns ont assisté à la destruction de leur maison par ses hommes de main. Certains ont été blessés en voulant protéger le peu qu'ils avaient. Enfin. Tu l'auras compris, prononcer le nom du Gila dans le coin, c'est se faire passer pour un oiseau de mauvais augure. Et si l'on pouvait te pousser vers la sortie sans contrevenir de trop aux bonnes mœurs (assez souples dans le coin), on le ferait.

-Le roi dit « nous voulons », l'ami.

Lui, c'est Denavellion mais tout le monde l'appelle Dena. C'est l'indic' par excellence, l'oreille qui traîne toujours au coin du comptoir, l'artiste des bonnes rencontres et des contacts utiles. Sa voix neutre n'a pas de quoi soulever ton enthousiasme. Il vient tout simplement de te remettre à ta place, de te faire comprendre que...

-Y'a pas de Gila ici. Ou alors, c'est très cher. Et tu ferais mieux de pas insister. Ou alors, en privé, mais c'est carrément dangereux. A bon entendeur.
-C'est quoi ces messes basses, Dena' ?!
-Ouais, finissons-en ! Dis nous où il est !

Eux, ce sont deux chasseurs de primes qui travaillent souvent avec Dena'. Des gars intelligents qui ont pigé que pour survivre sans être de la BNA, il valait mieux posséder un bon réseau d'informations. Même si ce réseau est exigent et hors de prix... il a le mérite de tenir dans un seul homme, facile à contacter, toujours prêt à négocier.
Ils s'en vont, d'ailleurs. Dena' te regarde. C'est à toi de jouer.


    Le regard traînant de Dena' sembla durer une éternité. Loth redressa ses lunettes de sa main gauche. Avant même d'entrer dans ce bar, cette attaque était prête au cas où. L'heure était apparemment venue de l'utiliser, le regard de Dena en disait long. Les chasseurs de primes s'en allaient ; ils étaient trois et le dernier était encore à une chaise de lui.

    - Mantis Fist, Éclair !

    Vivement, Loth se retourna sur son tabouret et darda son bras droit. Il fila comme l'éclair et cibla la nuque du chasseur le plus proche. Il l'atteignit et provoqua sinistre craquement. L'homme s'écroula, assommé, pendant que ses camarades se retournaient pour comprendre le pourquoi du comment.
    Cette seconde de distraction était tout ce dont il avait besoin. Aussi agile que le singe dont il imitait les mouvements, il jaillit de son siège, avala à quatre pattes la distance qui le séparait du second chasseur.

    - Poigne du serpent spectral ! murmura-t-il pour la classe.

    De sa main gauche dressée telle une tête de serpent prête à mordre, il visa un point vital de l'homme, son cou en l'occurrence. La violente attaque broya la trachée du mec tout en l'envoyant paître quelques tables plus loin. Son attention totalement accaparée par cette manœuvre, il ne réalisa pas à temps que le dernier chasseur de primes avait apprêté une contre-mesure. Le sabre de ce dernier scinda l'air. N'eut été ses réflexes et ses mouvements entraînés, Loth aurait été étêté. Sa basse esquive en mode primate lui permit d'éviter le coup mortel. La lame lui entailla quand même légèrement l'épaule en éclaboussant de gouttelettes de sang les meubles les plus proches. Loth déséquilibra son adversaire grâce à un habile balayage des pieds puis l'assomma par terre, d'un coup de talon bien placé à la tête.

    Il se releva en tâtant sa blessure à l'épaule qui imbibait déjà sa belle tenue d'écarlate. Dans le bar, tout était silencieux, l'action avait duré moins d'une minute. Le regard de chacun laissait deviner que ce genre de rixe était légion en ce lieu. Deux minutes après, la rumeur des conversations reprit sa place comme si de rien n'était tandis qu'un videur venait jeter au-dehors les hommes assommés par Loth. Il retourna sans mots à sa place sous le regard de Dena' qui était plutôt dubitatif.

    - Tu aimes montrer tes muscles l'ami ?

    - Ils allaient voir le Gila non ? Je veux le voir aussi, je ne peux laisser des chasseurs de primes l'atteindre. Quoiqu'ils étaient tellement faibles que je me demande comment ils ont pu avoir la bêtise de penser le capturer.
    Merci
    , rajouta-t-il à l'attention d'une serveuse qui lui apporta de quoi désinfecter sa blessure. Un service tout à fait normal en somme.

    - Tout ce que je leur ai vendu, c'est le lieu de villégiature d'une raclure de basse envergure. Rien comparé au reptile venimeux.

    - Ah bon ? Ah merde alors ! susurra Loth qui ne se sentait pas aussi con qu'il devrait l'être. Dommage collatéral de ma recherche de pouvoir alors.
    Maintenant parlons sérieusement, Déna
    , dit-il en se rapprocha de la fouine tout en baissant d'un cran la voix de sorte à ce que seul son interlocuteur puisse l'entendre. Je désire parler au reptile.

    - Pourquoi faire ?

    - Je débute juste dans le métier et un prof comme lui, c'est inestimable, tu comprends ? Il pourrait m'apprendre les ficelles du business.

    - Inestimable aussi est le prix pour le rencontrer, répondit-il d'un air rusé. Inestimable et surtout dangereux. Que dis-je, mortel même.

    - Mettre ma vie en jeu ne me dérange pas. J'ai décidé d'aller jusqu'au bout, alors crache le morceau !




    Dernière édition par Loth Reich le Ven 30 Jan 2015 - 21:14, édité 1 fois
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    Dena, il est joueur. Pas très honnête ni très épris de justice, mais joueur. Renseigner les gens et les regarder faire des conneries, ça le remplit toujours d'une espèce de tendresse navrée, qu'il aime percevoir comme une forme d'humanisme qu'il serait seul à reconnaître comme telle. Du coup, oui, il va te renseigner. Mais...

    -Alors, deux choses l'ami. D'une, un million, payable d'avance. Si tu les as pas, faudra me trouver l'équivalent en nature. De deux, une petite épreuve pour être bien sûr que je t'envoie pas à la mort. Que tu pourras au moins essayer de fuir si jamais il est de mauvaise humeur...

    Ça part certainement d'un bon sentiment (ou alors, pas du tout et tu as un acteur né en face de toi), mais il va sans dire que le prix exorbitant du service et l'air condescendant de Dena ne te plait pas. Pas du tout.

    -Il y a quelques jours de ça, un mauvais payeur a pas aimé que je gagne contre lui à la belote. Du coup, il a balancé le coffre qui contenait la part qui me revenait à la mer, pas très loin d'ici. Pour pas dire sur le rivage. Si tu plonges, tu repéreras facilement un trou très profond dans le sable. C'est là qu'il est tombé. On trouve pas de câble assez long pour le remonter, le service est cher et personne n'a envie de plonger.
    Donc. Tu m'amènes une preuve du fait que tu as tenté le coup, tu me payes mon écot et je te dis ce que je sais. Mais si jamais tu arrives à remonter le coffre, tu sauras tout sans rien avoir à rajouter. Avec un petit bonus en prime. Je te demande pas si ça te va, la jeunesse. Ça se discute pas.


    Et là-dessus, il retourne à sa rêverie de comptoir, non sans te lâcher, sans se retourner :

    -Ah, au fait. Laisse de quoi payer un verre aux gars que t'as failli tuer par erreur. Il y a des choses qui se font pas, quand même.


      Loth vida ses fonds de poches, une misère en somme, sur le comptoir avant de s'en aller sans un mot. Il se dirigea à l'endroit du rivage indiqué par Dena'.
      Il n'était pas surpris par l'homme, il s'attendait à ce genre d'individu. Cela dit, l'idée d'aller récupérer un coffre dans un trou au crépuscule par ce climat froid ne l'enchantait guère. Il atteignit rapidement la côte et la longea jusqu'à trouver le "trou" dont parlait l'indic.
      C'était un euphémisme pensa Loth, le "trou" en question avait des airs d'entrée des enfers. Il s'arrêta à mi-chemin, estomaqué par l'odeur qui s'en dégageait. Le "trou" était utilisé par les gens des bas quartiers comme vide-ordures. Tout son pourtour était saturé d'immondices en tous genre qui dégageaient une écœurante puanteur.

      - Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour réussir dans le métier...

      Assez loin des relents du trou, Loth préféra se déshabiller plutôt que d'imprégner son manteau et son hanfu de cette odeur, quitte à subir la morsure du froid. Il garda uniquement ses chaussures -le tétanos n'était jamais loin dans un endroit comme celui-ci, ses lunettes, son sac en bandoulière et bien sûr, ses sous-vêtements. Il ne fallait pas déconner non plus.
      Une brise hivernale lui fit immédiatement regretter sa décision, mais il tint bon. Il s'approcha de la béante ouverture de l'excavation en faisant attention, posant délicatement un pied après l'autre à la manière d'un voleur s'introduisant dans une demeure. L'amoncellement d'ordures était instable et il n'était pas en mesure de déduire si ce qu'il prenait pour le pourtour du trou n'était en fait que d'autres trous déjà remplis. Il glissa plusieurs fois, mais se rattrapa toujours à temps. Malgré la situation, il ne put s'empêcher de remarquer que la décharge était devenu au fil du temps tout un écosystème pour des organismes vivants. Plusieurs espèces d'oiseaux marins nidifiaient en ces lieux, des cochons, des putois et opossums se délectaient de la pourriture.
      Quant à l'odeur, plus il se rapprochait plus elle devenait insupportable. Il coupa à plusieurs reprises sa respiration, juste pour se donner un certain répit.

      Il atteignit le bord du trou. Les dernières lueurs crépusculaires lui permirent d'estimer la profondeur de la chose. Plus de trente mètres et encore, il n'en voyait pas le fond. Il se saisit d'une casserole en argile qui traînait à ses pieds et la jeta dans le trou. Une, deux, trois, quatre secondes avant le bruit de chute.

      - Environ quarante-cinq mètres si je déduis la vitesse initiale et le retour du son. Au moins ça n'a n'a pas fait "plouf", y a pas d'eau dedans, juste des ordures.
      Voyons voir, hmm, c'est du calcaire ça,
      dit-il en tâtant la paroi de la fosse. Fait chier, même si c'est friable, c'est mieux que le sable.

      À la faveur de solides prises, Loth s'engouffra dans la fosse fort de l'agilité qui était sienne. L'escalade avait fait partie intégrante de son entraînement au Style du Singe. L'île de Craie où il avait passé les cinq dernières années avait une composition sédimentaire semblable au calcaire de la fosse. En somme, il était plus ou moins dans son élément, exception faite de l'odeur et du froid.

      La descente fut pénible cependant. La paroi était envahie de mousses végétales et parfois de liquides gluants et puants dont la nature n'importait plus à Loth. À plusieurs reprises, une fausse prise le fit glisser le long de la façade. Il se rattrapa, à chaque fois en catastrophe, en laissant des bouts de peau ou d'ongles sur les protubérances en calcaire, si bien qu'après dix minutes de descente, il était couvert d'écorchures sanguinolentes au torse, coudes, genoux et mains.
      Pire que ces blessures, il y avait les insectes. De satanés moustiques et consorts saturaient tellement l'air qu'il était impossible de respirer sans en gober plusieurs. Ils volaient autour de la poche de sang ambulante qu'était Loth, plantaient leurs dards dans sa chair et se délectaient d'hémoglobine. Il n'essayait même plus de les chasser, toute sa concentration était focalisée sur sa descente.
      À la faveur de cinq derniers mètres particulièrement pénibles pour ses articulations, il atteignit enfin le fond de la fosse, du moins, ses pieds touchèrent une surface solide.

      Il y était enfin. Il prit une minute pour constater les dégâts sur son corps. Ses articulations étaient endolories, plusieurs parties de son corps l'élançaient, tailladées par des bouts roches. La bonne nouvelle était que le froid avait presque disparu. La chaleur dégagée par le tas d'ordures sous ses pieds suffisait à maintenir une température estivale au fond de la fosse. Bien sûr, c'était à compter avec son lot de puanteur insoutenable, aussi, il ne traîna pas dans le coin.
      Loth tâta son sac, l'ouvrit et en sortit une petite lampe-tempête à huile. Il ne fut pas enchanté d'allumer une mèche dans cette poudrière saturée de méthane exhalé par les déchets en décomposition, tout pouvait sauter à la moindre à la moindre étincelle. Il se recroquevilla dans un coin, mit rapidement feu à une allumette qu'il introduisit ensuite dans lampe. La mèche prit feu et il abaissa le verre protecteur.
      Rassuré qu'il ne finirait pas en torche humaine, Loth leva la lampe au-dessus de sa tête de façon à éclairer son environnement.

      - Où diable est ce coffre ? Et depuis quand d'ailleurs, il a été jeté là-dedans ? Il pourrait être sous des mètres d'immondices...

      Terriblement ennuyé, il ramassa un bout de métal et se mit à retourner les déchets dans l'espoir de trouver le coffre. Il n'avait pas de quoi payer le million réclamé par Dena', trouver cette babiole était une condition sine qua non à la réussite des objectifs qu'il s'était fixé.
      Loth chercha pendant une dizaine de minutes sans rien trouver. Tout à coup, il entendit des sortes cliquetis, comme si des objets métalliques ricochaient et dévalaient la paroi.

      - Oh non, ce n'est pas vrai ! susurra-t-il en courant.

      Il se tassa en boule dans un coin pour éviter la tonne de déchet qui pleuvait. Il voulut hurler "Il y a quelqu'un là-dedans" mais n'en trouva pas la force, se contenta juste de se protéger et de maudire le responsable, en attendant que passe la tempête. Elle fut brève, heureusement.
      Loth se releva et se rendit compte qu'il était juché sur quelque chose de plus solide que l'imbroglio d'ordures qu'il avait foulé depuis son arrivée dans cet enfer. Il abaissa la lampe et fut agréablement surpris de découvrir sous ses semelles un coffre en bois parfaitement préservé.

      - Il a fallu que je rate de peu de finir sous de la merde d'autrui pour le trouver... Je déteste les clichés, se dit-il. Voyons ce que tu recèles.

      Il ouvrit le coffre.
      Il écarquilla les yeux.
      Il sentit une fulgurante et éphémère douleur.
      Il attaqua.
      Il tua.

      C'est dans cet ordre et pas un autre que se déroulèrent en moins de deux secondes les évènements qui suivirent l'ouverture du coffre.

      - Bordel, un crotale saphirin ! s'écria-t-il les dents serrées en identifiant la carcasse du serpent qui venait de le mordre.

      L'adversaire de Déna' ne tenait pas vraiment à ce qu'il récupère son dû. Ne se satisfaisant pas de jeter le coffre au fond du trou merdique, il avait aussi placé un dangereux reptile sur le tas de billets. La réactivité de Loth ne lui avait pas permis d'éviter la morsure, uniquement de tuer le serpent avant une autre attaque. Il avait été mordu à la main droite.
      Loth s'empara rapidement de son wakizashi et fit une entaille verticale au-dessus de la morsure. Il espérait ainsi évacuer le plus gros du venin par le sang sortant de la blessure, mais il ne s'y trompait pas, il savait déjà ce qui l'attendait.

      Le crotale saphirin disposait d'un fulgurant venin cytotoxique. Il fallait rapidement remonter avant que les tissus autour de la morsure ne commencent à se nécroser. Il fallait aussi trouver un antidote.
      Il fourra le coffre dans son sac, cadavre du serpent inclus et se mit à grimper. La première saillie de calcaire qu'il agrippa lui donna l'impression d'être chauffée à blanc. C'étaient les effets du venin, le crotale saphirin était vraiment une sale créature. Il renonça à utiliser sa main blessée, se servant à la place de son wakizashi qu'il plantait dans la roche.
      La remontée fut plus rapide, mais plus pénible que la descente. Le venin faisait déjà son effet, les pourtours de la morsure s'étaient couverts de pustules. Sa main l'élançait continuellement, tenir son sabre devenait un calvaire à chaque mètre parcouru. Il suait abondamment et sa vision se brouillait.

      Quinze minutes plus tard, il était, au prix d'efforts herculéens, tout près de sortir. Ne le séparaient de la surface que deux malheureux mètres et pourtant, ils lui paraissaient infranchissables. Sa main droite était maintenant enflée et semblait avoir doublé de volume. Son dernier et ultime effort avait été de mettre le wakizashi à l'abri dans le sac. Loth pendouillait sur la paroi, tenant uniquement par sa main gauche. Tout son corps était engourdi, il avait de la fièvre, sans compter le goût métallique dans sa bouche. Tout effort supplémentaire lui semblait impossible.

      Il n'avait pas peur, il réfléchissait plutôt à la manière dont il allait sortir de ce merdier. Toute proportion gardée, il n'avait jamais été dans une situation aussi critique. Était-ce là sa fin ? Allait-il juste mourir comme un vulgaire déchet dans ce dépotoir ? Ce n'était pas ça le script, ça ne devait pas se passer comme ça, se dit-il. Il devait rencontrer le Gila, il l'aurait présenté à ses contacts, il lui aurait appris les ficelles du métier. Il, Loth, serait rapidement devenu quelqu'un d'important dans l'underground, c'était son objectif.
      Crever comme une sous-merde, ne l'était pas.
      Et pourtant, voilà que sa main gauche l'abandonnait, qu'elle lâchait ce petit bout de roche qui le reliait à la vie. Même sa vision s'était maintenant dérobée, tout n'était plus que ténèbres. Il aurait voulu hurler, beugler que ce n'était pas son destin, mais sa bouche refusait de lui obéir. Prisonnier d'un corps qui n'était plus le sien, Loth chuta dans les abîmes de la fosse aux déchets de Saint Uréa.

      Sûrement que les bras qui l'enlaçaient à présent étaient ceux de la mort.

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      Si c'était ça, la mort, ce n'était pas si désagréable après tout, pensa Loth. Il était bien au chaud dans une couverture douillette qui le réchauffait. Il entendait le bruissement des vagues qui venaient mourir quelque part près de lui, il sentait les effluves de quelque chose de pourri non loin. Une odeur désagréablement familière qui le força à ouvrir les yeux.

      - Pourquoi ne suis-je pas encore mort, moi ? demanda-t-il au ciel noir.

      - Parce que ton ange gardien est venu à ton secours, lui dit une voix féminine qu'il n'eut aucun mal à reconnaître.

      Il trouva la force de prendre appui sur sa main droite désormais bandée et douloureuse pour se relever et regarder celle qui l'avait sauvé. Elle était à dix mètres de lui, trempant ses pieds nus dans une flaque d'eau formée par une vague. Elle se retourna vers lui en lui affichant un sourire des plus radieux. Elle était belle, comme d'habitude. La bise hivernale qui soulevait et éparpillait ses cheveux blancs lui donnait un air encore plus féerique. La pâleur de la lune argentée jalousait son teint, ses yeux arboraient la couleur d'un lagon tropical et sa peau avait la fragilité d'un œuf et la délicatesse d'une potion.

      - Qu'est-ce que tu fais ici, Amandelle ? demanda-t-il sèchement, tranchant avec le bonheur qu'il ressentait de l'avoir à ses côtés.

      - Moi aussi, je suis contente de revoir, répondit-elle amusée, indifférente au ton de Loth.

      - Comment t'as su que j'étais là ? Attends, ne répond même pas, c'est Maître Samaël, c'est ça ? Je n'aurais jamais dû lui dire que je viendrais ici...
      Il t'a envoyé me surveiller ou quoi ?


      - Pour te sauver une fois par jour, oui. Ce qui est déjà le cas, nous commençons bien. Tu m'expliques ce que tu faisais dans cette décharge presque à poil, avec une caisse pleine d'argent et d'un serpent mort ?

      Loth eut une boule au cœur tout à coup. Il avait oublié l'absurdité de la situation dans laquelle il s'était retrouvé. Penser qu'elle l'ait vu aussi lamentablement présenté lui donna envie de se noyer dans la mer toute proche. Il préféra détourner la conversation sur les dangers que représentait sa "mission" sur Saint Uréa tout en insistant pour qu'elle s'en aille.

      - Je viens de te sauver là et je vais sûrement devoir recommencer alors je reste, que ça te plaise ou non, trancha-t-elle, catégorique. Je ne comprends pas que tu aies autant de mal à demander de l'aide, c'est fou ! T'as toujours été comme ça. Déjà, dès la première fois où nous nous sommes rencontrés, tu avais refusé de te faire soigner.

      Loth sourit en repensant à cette première fois-là. C'était cinq ans plus tôt, quelque part sur South Blue, sur une île nommée "Île de Craie". Il venait tout juste d'être libéré de sept ans de captivité, de brimades et d'esclavagisme. Rien d'étonnant alors qu'il ait tenté de mordre le premier médecin l'ayant approché, même si c'était une fille de son âge, de la même race que lui.
      Amandelle est la première personne qu'il eût réellement vue après sa libération par la marine, la première de l'Ordre des Moines Servites à avoir pris soin de lui et pour ça, il lui en sera éternellement reconnaissant.
      Mais cela ne changeait rien au fait qu'il ne désirait pas la voir prendre des risques pour lui. La dernière fois, c'est à dire deux mois plus tôt, qu'elle s'était mise en tête de le sauver de il-ne-savait-plus-quoi, elle s'était retrouvée prisonnière de marchands d'esclaves. Loth avait dû faire des pieds et des mains et s'allier avec un révolutionnaire du nom de Kevan Helmet pour la sortir de là. Et pour ajouter à l'exaspération que lui inspirait des fois Amandelle, elle ne se retrouvait pas dans les problèmes parce qu'elle ne savait pas se défendre, mais plutôt parce qu'elle ne voulait pas.
      Tout comme lui, elle avait été initiée aux techniques martiales particulières et secrètes des moines Servites. Techniques théoriques puisque la doctrine du Grand Maître actuel prônait la non-violence.
      Naturellement, Loth n'en avait que faire de cette idéologie hippie.

      - Le venir du crotale Saphirin a bien entamé ta main droite, tu ne seras pas capable de correctement l'utiliser avant deux ou trois jours.

      - Merci. Mais tu ne restes pas dans mes pattes hein ? Tu te trouves un endroit, de préférence à plus de dix kilomètres de distance de moi et tu attends que je t'appelle.

      - Bien sûr. Et quand tu tomberas dans un autre trou de détritus, tu m'appelleras, dit-elle sarcastique. Je garderai la distance que je jugerai bonne. Maintenant, tu m'expliques ce que tu fais ici ?

      - Non, répondit-il en se levant.

      Il constata qu'elle l'avait rhabillé durant son petit coma. Il faisait nuit noire à présent, trois heures s'étaient écoulées depuis la morsure du serpent. Le froid était toujours de la partie, mais il ne le sentait plus, il avait l'impression d'irradier de l'intérieur, la cause peut-être à un des médicaments qu'elle lui avait donné.
      Il se dirigea vers le coffre de Dena et l'ouvrit. La carcasse du serpent Spahirin reposait par tête, le crâne chirurgicalement fendu. L'œuvre d'Amandelle sans doute et tant mieux, c'était à ce dessein qu'il avait emporté le cadavre. Le venin d'un serpent entrait pour beaucoup dans la composition d'un antidote. Il ne s'était juste pas figuré que quelqu'un d'autre allait le faire à sa place.

      La caisse en bois regorgeait d'une quantité non-négligeable de Berry. Il se mit à compter avec son seul bras actif et en vint à bout une poignée de minutes plus tard. Il y avait là cinq millions de Berry au total. Il sourit à la perspective de l'entourloupe qui lui vint en tête.
      Mot par mot, Dena voulait une preuve comme quoi il avait essayé de récupérer le caisson et quoi de mieux que cette blessure de guerre à la peau nécrosée qu'il avait à la main droite ? Au cas où il serait dans l'incapacité de récupérer la boite, il lui suffirait de lui verser un petit million de Berry. Il ne les avait pas trois heures plus tôt, mais là oui. Il lui suffirait de prendre un million dans la caisse et de prétendre avoir essayé et avoir été mordu par un serpent dans la décharge. Ni vu ni connu, Dena' ne se douterait de rien, il garderait les quatre derniers millions. Une affaire rondement menée comme il les aimait...

      Malgré tout, il était extrêmement prudent et était du genre à prévoir quelques coups d'avance, aussi une idée lui vint en tête sur le coup.

      - Tu peux me faire une torche, s'il te plaît ?

      - Pourquoi faire ?

      - Allumer le plus grand feu que Saint Uréa ait jamais connu. Cette montagne d'ordure est saturée de méthane, ça finira par brûler un jour.

      Une quinzaine de minutes plus tard, ils s'éloignaient alors que les explosions successives des quelques milliers de bouteilles comprimées qui constellaient le dépotoir raisonnait et que l'orange du feu géant qu'ils avaient déclenché faisait miroiter le sol des ombres dansantes. Il confia le coffre à Amandelle qui voulut connaitre la provenance de l'argent, sans succès.
      Beaucoup d'enfants et d'adultes sortirent de leurs maisons en carton et se dirigèrent vers la plage pour prendre la mesure de ce feu d'enfer qui consumaient des années d'immondices anarchiquement jetées.
      Il prit congé de son amie qui souhaita rester en retrait et se dirigea vers le Cochon Baveur.
      L'intérieur était vide comparé à la dernière fois. Dena' était le seul encore attablé. Il se retourna pour le dévisager.

      - Je suppose que c'est à toi qu'on doit cette géhenne dehors ?

      - Non à toi qui m'a envoyé dans ce satané trou ! dit-il en lui montrant sa main tuméfiée et bandée. Il y a de maudites bestioles dans ce trou à rat bon sang !

      - Des trucs qui mordent, des trucs qui piquent, des trucs qui crachent. Toussa toussa quoi...
      T'as pas trouvé mon coffre ?


      - Tu te fous de moi ? demanda-t-il en feignant la colère. J'ai failli crever là-dedans moi.

      - Ce n'est rien ça, avec le Gila, tu mourras plus souvent que tu ne le penses...

      - Tiens voilà ton de fric, ajouta-t-il en claquant la liasse d'un million sur le comptoir. Le compte y est, je t'ai prouvé mon courage, tout ce que tu voudras. Maintenant, présente-moi au reptile.

      - Vas-y mollo mon gars. Moi seul décide quand le compte est bon. Moi seul décide de te présenter à la créature. Mais pour l'instant, je décide de finir mon verre d'abord.


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      Il finit son verre comme un homme de bien. Paisiblement, en prenant son temps et en bourrant de temps à autres sa pipe, brin de tabac par brin de tabac. Tu le sens. Dena' est une vieille fouine, le genre à assurer ses arrières. Son statut d'indic' fait qu'on tente régulièrement de la lui faire à l'envers, et généralement, il ne cherche pas à se venger. Garder des liens avec les gens, à tout prendre, c'est toujours mieux ; mais botter le cul en douce de ceux qui trichent, c'est bien aussi. Dans le doute, du coup, il prévoit toujours le pire. Il ne sait pas si tu es en train de lui mentir ou non ; il s'en fout, même. Simplement, il part du principe que tu es en train de te payer sa tête. Posture bien plus saine pour le type d'affaire dans lequel il excelle.

      -Je t'avais parlé d'un petit bonus en prime si tu me remontais mon coffre ; ce petit bonus, c'était la clef directe pour rencontrer le Gila en partant dans de bons termes. Dommage que tout ait brûlé. Tu vas devoir te débrouiller seul, l'ami.

      Il allume sa pipe. Repousse son verre. Empoche son argent, et souffle, faussement rêveur.

      -Le problème avec le Gila, c'est qu'il est parfaitement auto-suffisant. Pour s'approcher de lui, il faut donc ou bien le faire physiquement – ce qui revient, soyons clairs, à se suicider – ou bien le pousser à tourner la tête vers soi. Tout doit venir de lui. Il faut qu'il sente que du début à la fin, c'est lui le maître, lui qui domine. Il est allé cherché lui-même tous ses hommes de mains. Il ne changera pas là-dessus à moins qu'un grand danger le menace. Chose qui est devenue franchement improbable depuis un bail.

      Bref. Ce que tu dois faire c'est apprendre à vivre dans son ombre. Être sur tous les coups où il se trouve, anticiper ses souhaits et ses désirs. Faire corps avec la bête, quoi, ce que tu n'as visiblement pas su faire dans le trou, je te le rappelle. Jusqu'à ce qu'elle te remarque, et qu'elle voit en toi l'homme du moment, à avoir absolument.

      Pour ça, deux adresses.


      Il sort une carte vierge d'une poche intérieure, un encrier et une plume curieusement pliable. Il écrit. Puis, il te la tend.

      -La première est l'adresse du rade où la plupart des personnalités du coin aiment se retrouver. Il faut connaître. A cette adresse, tu verras qu'un vieux bidet accroché à un mur. Faut allumer l'eau chaude et l'eau froide, pousser la bonde et tirer en s'agrippant au rebord pour que l'entrée se révèle. Un truc à la mode dans le milieu.
      La seconde est une boutique de fringues de luxe. Je sais depuis peu que le Gila s'y fait faire des costumes sur mesure, et que le propriétaire est de ses amis. Si on peut parler d'amitié venant d'un homme capable de tuer son frère pour un retard de paiement. Tu peux y passer pour te faire une allure correcte, et tenter d'y glaner des infos. Voilà pour ce que je te devais. A toi de voir si tu as besoin du petit bonus ou pas. Tu connais mes tarifs.


      Et il va pour s'en aller, en laissant un pourboire sur le comptoir.

         
        - Alors, comment se sont passés les préparatifs ?

        Loth ne répondit pas tout de suite, il se laissa tomber sur le lit, les bras en croix, crevé par cette nouvelle journée de travail.

        Trois semaines s'étaient écoulées depuis son entrevue calamiteuse avec Dena'. Sur le moment, il regretta d'avoir voulu le doubler, il aurait été tellement plus simple de lui donner le coffre contenant les cinq millions pour qu'il l'aiguille directement sur le Gila !
        Sentant l'entourloupe, l'indic ne lui avait donné que des pistes subsidiaires qui présentaient toutes le danger de rentrer de face dans le Gila et de se faire tuer, soit par lui, soit par ses gardes.
        Le premier jour, il avait suivi la seconde piste, sa préférée, il avait flâné près de la boutique de luxe en question et après des heures d'attente, il avait finalement entraperçu le monstre entrer par l'arrière-boutique au milieu d'une escorte de flingueurs. Le lendemain, Loth se rendit dans la boutique et tenta d'acheter quelque chose. Tenta, parce qu'en voyant les prix aux six zéros, il sut que ce n'était pas dans ses cordes. Sur le coup, il se dit qu'il pouvait difficilement revenir le lendemain ou les jours suivants justes pour traîner, sans rien acheter. Et il n'était pas assez con pour demander des renseignements sur le Gila juste comme ça, sans rien acheter, sans rien proposer.
        Heureusement le maître styliste à qui appartenait l'enseigne lui donna vite une idée. Il était là, de sa petite taille de nain de jardin, un mètre-ruban autour du cou, à beugler après un de ses subordonnés, un garçon aux airs perpétuellement ahuris. Loth se dit alors que la main d’œuvre n'était plus ce qu'elle fut et qu'il devait tout faire pour se faire engager. C'est alors que le maître des lieux remarqua sa présence et de son œil expert, évalua les capacités financières de Loth.

        « Qu'est-ce que tu fous ici, mon garçon ? Ce n'est pas ici que tu trouveras de quoi draguer tes lycéennes, dégages avant que je t'expulse un coup de pied au cul ! » Avait-il baragouiné.

        Feignant la panique, Loth déposa en hâte la veste en soie à revers de cachemire sur son cintre et fit demi-tour quand le bruit d'une horrible déchirure ébranla la pièce. Jouant toujours son rôle de gaffeur, il se retourna très lentement, émacié, frappé d'horreur par son acte prémédité. Le styliste ainsi que les autres employés aussi étaient encore plus estomaqués que lui. La belle veste, chez d’œuvre du Maître, bijoux à cinq millions de berry était fendu dans le dos. Loth balbutia, bégaya, supplia à genoux, tremblant de tous ses membres. Il pleura même pour ajouter la touche finale à son sketch. Même s'il fut menacé de tous les maux (pas mots), le styliste n'en fit rien, et après des négociations, Loth accepta de travailler pour lui sans salaire pendant les deux prochaines années pour rembourser la pièce déchirée. Voilà comment il se fit une place dans le dressing du Gila.

        La créature venait trois fois par semaine, apportant souvent des étoffes de tissus de sa propre commande, demandant du sur-mesure. Dès son entrée, la boutique était directement bouclée et interdite aux autres clients pour qu'il prenne ses aises. Il aimait contrôler l'espace, le Gila, il aimait se sentir unique et maître de son monde. Et Loth lui, le regardait, fasciné, s'imaginant un jour à sa place, maître de son monde, avec des subordonnés. Même dans son délire, cependant, il évita de croiser le regard de la bête, cela pouvait lui couter la vie. Il était, pour l'instant, trop insignifiant pour que le Gila daigne lui accorder de l'importance, il le savait. Alors durant les deux semaines suivantes, il se plia en quatre pour bien remplir ses corvées et même en redemander. Le styliste fut si fier de lui qu'il en oublia même cette histoire de remboursement et lui confia d'autres tâches plus importantes comme la réception et le suivi des cargaisons de tissus étrangers et exotiques qui lui parvenaient par le biais du port de Saint-Uréa. À l'occasion, Loth pu découvrir que le Gila attendait une importante livraison d'une vingtaine de costume de saison, le genre qu'on portait volontiers sur des îles bien plus printanières que Saint-Uréa. Le Reptile s'apprêtait-il à migrer vers d'autres cieux plus ensoleillés ?
        Il avait alors confié ses craintes à son amie Amandelle qui était restée en ville avec lui.

        « - Mais je ne lui ai pas encore parlé ! S'il se barre en vacance, je vais devoir attendre longtemps !

        - Alors parle le lui. Ça doit faire trois semaines presque là. Tu l'as même aidé à s'habiller, 'fin, juste tendu une veste mais il ne peut pas dire qu'il ne t'a pas vu. Tu peux lui adresser la parole, lui parler de tes projections.

        - Tu ne sais pas de quoi tu parles, c'est une question de protocole et de respect, Amandelle. Dans ce monde, si tu n'as pas le don de respect, tu meurs vite. Je ne peux pas me présenter au Gila et lui faire mes amitiés ou lui déballer mes problèmes.

        - Y a pas une autre solution ? Et d'ailleurs, comment espérais-tu qu'il te remarque, c'était quoi ton plan en trouvant un boulot dans cette boutique ?

        - Je veux intégrer son cercle, mais ses hommes, il les choisis de ses mains, d'après Déna'.

        - Dans ce cas, impose-toi. N'a-t-il pas aussi dit que ce Gila ne changera pas d'homme à moins qu'un danger ne le menace ? La solution s'impose d'elle-même.

        - Tu veux que je menace le Reptile ? Attends, as-tu vu les hommes qui lui servent de gorilles ?

        - Vous les hommes, toujours à vous les mesurer pour savoir qui a la plus grosse ?! Je n'arrive pas à croire que c'est moi qui te propose cela, Loth, mais il y a d'autres menaces plus terribles et plus efficaces que de lui foncer dedans avec un cuirassé. Le Gila a perdu l'habitude d'une attaque de front et il s'est sûrement garni contre une attaque perfide et sournoise de ses ennemis. Mais dans la boutique, il baisse sa garde, il se sent en sécurité, il a confiance, si c'est possible avec un tel homme. Et toi, tu as accès aux vêtements du Gila.

        - Ce que tu proposes c'est ... ?

        - Si tu te fais choper, tu risques de le payer sauf s'il est un homme à respecter la force mais si ça passe, tu vas réussir ton coup mais c'est le styliste qui risque de morfler. Tu te souviens du serpent dans le coffre que t'es allé chercher ?

        - Difficile de l'oublier.

        - Le serpent est venimeux, le Gila est venimeux et le scorpion aussi l'est. Ces créatures font dix centimètres, mais ont le venin si mortel ! De quoi les glisser dans le col d'une veste, dans une poche....
        J'en élève pour mes cultures de venin et mes antidotes. Allume le feu, active-le, puis vient jouer aux pompiers en débarrassant le Gila de la menace.


        - Rappelle-moi de ne jamais te mettre en colère.
        Comment allons-nous procéder ?
         

        - Pour jouer au pompier, faudrait d'abord que tu saches comment tenir une lance à incendie non ? J'élève des scorpions de la race des Scorpius Tarentella, dont le poison peut tuer un homme de forte corpulence en une demi-heure sans soins. On ne cherchera pas à le tuer bien sûr, l'arthropode qu'on utilisera aura juste assez de venin pour plonger le Gila en état de choc.
        Donc la semaine qui va suivre, je vais te montrer comme sortir un homme de cet état, avec les moyens du bord, sans préparation. Si tu lui sors un attirail avec seringue et tout, ce sera grillé que t'as prémédité tout ça, tu ne crois pas ?


        - Si, à fond. Allons-y pour les préparatifs, voyons si le Gila est aussi venimeux qu'on le dit. »  



        Ce qui nous ramène à cette soirée, une semaine après cette discussion, où Loth revint exténué par sa journée de travail. Il darda un regard éloquent et souriant vers son amie.

        - Le scorpion est bien au chaud, dans le revers du col de la veste en soie que le Gila viendra chercher demain. Si tout se passe à merveille, je me souviendrai de demain comme du jour où j'ai fait un pas dans le monde de la pègre.

        - Ou du jour de ta mort, si tout se passe mal.

        - Ne me porte pas la poisse, Amandelle ! C'était un moment solennel !

        ________________________
         
        Le lendemain, Loth était présent dans la boutique avant le lever du soleil comme d'habitude depuis trois semaines, et commença ses différentes corvées de nettoyage. Il n'avait pas dit au revoir à Amandelle, ne supportant pas l'idée du regard qu'elle jetterait sur lui en pensant que c'était peut-être la dernière fois qu'elle le voyait vivant...
        La boutique fut ouverte sous les coups de six heures et les premiers clients commencèrent à émerger de la brume hivernale deux heures plus tard. C'était aussi l'heure où les premiers bateaux marchands débarquaient au port de Saint-Uréa et ce jour là, Loth avait une importante cargaison de tissus à réceptionner pour le compte du Maître styliste. Aussi s'en alla-t-il accompagné de deux autres employés de l'enseigne. Il savait que le Gila débarquerait une petite heure plus tard, coïncidant presque avec le moment où il rentrerait avec la précieuse cargaison. Si cette coïncidence de veinard ne s'était pas par hasard insinué dans son emploi du temps, il aurait tout fait pour en créer une. Le plus important dans ce stratagème, c'était de donner l'impression que tout était naturel. Le Gila ne devait surtout pas soupçonner qu'une main invisible aiguillait les événements qui se dérouleraient. Bien sûr, pour le Maître styliste, cela sentirait le roussi, dépendamment de l'humeur du reptile... Au mieux le Maître perdrait un précieux client, au pire la vie pour avoir laissé une immondice de scorpion rentrer dans son magasin...

        Loth redressa ses lunettes à cette pensée alors qu'il empruntait une ruelle serpentine desservant le port. Il avait décidé qu'il ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour percer dans le monde souterrain. Il savait que son ambition causerait irrémédiablement des dommages collatéraux. Et il avait décidé de vivre avec. Alors peu lui importait le sort du styliste dans cette manigance, surtout que l'homme lui était fort peu sympathique.


        Une heure plus tard, Loth était sur le chemin du retour au magasin et à moins de deux cents mètres, il sut que quelque chose s'y déroulait. Des cris étouffés, des exclamations d'horreur et d'épouvante provenait de la boutique. Son plan avait marché.
        Il se rua comme ses compères dans l'enseigne et simula l'horreur face au spectacle que lui offrait sa vision. Le Gila était allongé par terre, secoué de violentes convulsions. Ses gardes tentaient en vain de le maintenir immobile sans vraiment savoir ce qu'il fallait faire. Le scorpion gisait là, écrasé d'un bon coup de semelle. Le styliste, à l'instar des autres employés de la maison, se tenait hébété, une main sur la bouche et une autre solidement arrimée à un support de peur de défaillir.
        Loth décida qu'il était temps de passer à l'action et d'éteindre le feu qu'il avait allumé. Il beugla quelques ordres à tort et à travers, envoya un homme lui chercher le couteau à trancher les tissus qui était aussi aiguisé qu'un scalpel, tandis qu'il se recroquevilla sur le Gila en persuadant ses hommes de le laisser faire.

        - J'ai étudié la médecine, leur disait-il. Pas assez longtemps pour avoir un vrai diplôme mais je sais encore reconnaître alléger les effets d'un empoisonnement au venin. Laissez moi faire, je suis son seul espoir ! tonna-t-il à la fin, suite à la ferme résolution des gorilles à ne pas le laisser effleurer leur boss.

        Devant la situation qui empirait de plus en plus, ils cédèrent. Loth se retroussa les manches et s'arma du couteau à tissu. La piqûre était juste au dessus de la jugulaire. C'était à la fois parfait et grisant. Il se remémora tout ce qu'Amandelle lui avait appris durant leur session de la semaine précédente. Pour faire sortir un poison récemment inoculé d'un corps, la méthode la plus archaïque et la plus efficace demeurait encore le saignement. Aussi, dirigea-t-il la fine lame vers la jugulaire qu'il incisa de deux centimètres exactement. La précision était de rigueur, une trop large entaille et le Monstre se viderait de son sang comme le dernier des porcs.
        Pendant que le Gila saignait raisonnablement, Loth s'attela à la préparation d'un anti-poison fait maison. Jouant parfaitement son rôle, il se promena de long en large dans la boutique, la main sur le menton, au bord de l'hystérie, répétant à haute voix ce qui devait sonner aux oreilles des autres comme étant des bribes de cours de médecine, mais qui n'était en fait qu'un galimatias de connaissances théoriques piquées ici et là et archivées par la mémoire eidétique de Loth. Il énuméra les propriétés de certaines plantes impossible à trouver sur le champ puis passa à des produits plus basiques, plus traditionnels, mais tout aussi efficaces.

        Dans un théâtral éclair de génie, il se dirigea vers un rouleau de bazin. Ces tissus exotiques avaient la singularité d'être teints dans plusieurs essences de plantes qui leur donnaient des couleurs et des nuances inégalées. Et selon Amandelle et son petit guide de médecine, si on avait l’œil, certaines de ces essences étaient celles de plantes incroyablement rares possédant de formidables propriétés médicinales, tout à fait apte à servir d'antidote provisoire à du venin de scorpion.  
        Loth vociféra alors des ordres supplémentaires et on lui apporta un réchaud à gaz où ronronnait un feu d'enfer et sans cérémonie il déchira un endroit du rouleau de bazin à la teinte particulièrement violacée, qui selon Amandelle était la signature de la Belladonna Madonna. Le tissu fut plongé dans une petite dose d'eau bouillante, juste assez pour que le bazin relâche sa précieuse essence en dose très concentrée. Cinq minutes plus tard quand Loth arrêta le saignement du Gila, tout danger était écarté. Il porta à ses lèvres l'antidote fait maison qu'il força le Reptile à avaler.
        Toute l'opération avait duré neuf minutes exactement. Et c'est le moment que choisit le médecin personnel du Gila pour débarquer en soufflant tel un bœuf, alerté par un des gardes.
        Et au Gila d'ouvrir lentement les yeux et se demander ce qu'il faisait par terre, ensanglanté et torse nu.

        Se montrerait-il reconnaissant ou déciderait-il d'éliminer tous les insectes ayant assisté à sa défaillance ?

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        Peut-être bien qu'il est choqué intérieurement, mais alors, très intérieurement. Malgré la violence du poison, le Gila se relève, en se débarrassant de sa veste déchirée d'un geste calme et ajusté. Il ne t'accorde pas un regard. Il tend son vêtement au tailleur, qui de son côté, n'a pas encore retrouvé ses esprits.

        -Ce n'est pas ce que j'avais demandé. Recommencez. Vous avez pour vous le temps que j'éclaircisse cette histoire.

        Le tailleur s'en va en multipliant les courbettes, mais le Gila ne lui accorde plus la moindre attention. Celle-ci est prise par le cadavre du scorpion, qu'il pousse du bout de sa chaussure en croco. Un de ses hommes lui porte un vêtement de rechange. Il le passe sans un mot. Puis braque ses yeux de serpent droit dans les tiens. Il te juge ; te sent ; t'évalue. Tu es comme passé au crible par ce regard qui ferait douter de son innocence le plus paisible de tous les hommes. Ce que tu n'es pas.

        -Une question, petit. Qu'est-ce qu'un médecin ferait à jouer les commis pour le tailleur préféré du grand monde ?

        Une once d'agressivité dans le regard. Les hommes de main t'encerclent en faisant craquer méthodiquement leurs jointures. L'un d'entre eux sort deux poivrières pour te tenir en respect. Le Gila touche sa plaie, ravale un juron silencieux, et allume un cigare. Le silence est de plomb. La balle est dans ton camp.

           
          Loth redressa machinalement ses lunettes. La lumière produite par les lampes à huile se décalquèrent sur ses verres, les rendant blanches, crayeuses et aveugles.
          Le Gila lui adressait la parole. Il avait enfin capté son attention et cela ne tenait qu'à lui de bien se vendre. Et pour vendre, il considérait qu'il était dans son affaire.

          - C'est simple, Monsieur.
          Oui, "Monsieur" lui seyait bien. C'était un homme à aimer et à imposer le respect. L'appeler par son sobriquet pouvait signifier la mort immédiate. Ne parlons même pas de son nom que nul ne connaissait. A priori.
          Je ne suis pas un médecin, je l'ai dit à vos hommes. Juste un raté dans ce domaine, mais j'ai emmagasiné quelques connaissances qui dans certains cas, peuvent se révéler utiles.

          Loth faisait bien d'appuyer ces "certains cas" en question en sous-entendant subtilement au Gila qu'il lui devait la vie. L'homme n'étant pas né de la dernière pluie, une vie à parier qu'il avait compris. Mais Loth n'était pas assez bête pour s'arrêter sur ce demi-chantage, le Gila attendait bien plus, il le savait.

          - Comment ai-je atterri ici ? Cela est très simple. J'ai déchiré un chemise avec maladresse et comme je n'ai pas les moyens de régler ce gâchis, je travaille à l’œil. Le contrat a été signé avec le styliste.

          Dans le regard du Gila, Loth sent la question muette. La contradiction dans sa phrase n'était pas passée inaperçue. Ni, du Gila, ni de ses hommes qui resserrèrent leur cercle menaçant sur lui. Loth ne cilla pas. Apathique qu'il était, il ne faisait montre d'aucun sentiment particulier, son visage affichait une neutralité qui frisait l'inconscience. Il leva les mains bien haut pour montrer que ses intentions n'étaient que pacifiques. Il brisa le cercle des hommes du Gila en progressant vers les fenêtres dans l'intention de les ouvrir. Loth avait besoin d'air, il l'avait fait comprendre au Gila, il n'aimait pas l'odeur du cigare, même s'il lui arrivait rarement d'en fumer.
          Le Monstre était-il impressionné -restons modeste-, disons, était-il curieux de la réaction, ou plutôt du manque de réaction de Loth ? Sûrement d'autres se seraient-ils déjà pissés dessus dans une telle situation ?  Et lui, ce blanc bec de jeunot s'en allait ouvrir la fenêtre pour respirer l'air pur du dehors...

          Et il en respira plusieurs bouffées, Loth. Sans penser que cela pouvait être la dernière fois. Parler beaucoup n'était pas dans ses habitudes et il se sentait déjà las d'en avoir tant dit, mais faire patienter le Reptile n'était pas une bonne idée. Du tout.

          - Alors, la question légitime, c'est bien sûr, que faisais-je ici si je ne pouvais même pas régler une chemise ? N'est-ce pas ?
          Et bien, là aussi c'est très simple, je voulais vous rencontrer, Monsieur,
          dit-il en tournant le dos au Gila, son visage tourné vers l'extérieur. Je suis jeune, plein de ressources, vous ne tarderez pas à vous en rendre compte. Mon but est, pardonnez-moi, aussi très simple.
          Devenir le meilleur dans ce monde, dans votre monde. Si je voulais tant vous rencontrer, c'était pour que vous fassiez de moi votre disciple. Je veux apprendre les ficelles du métier avec le meilleur.


          Loth fit une pause volontaire dans son discours pour que les mots pénètrent bien les sens du Gila. Même si ses mots pouvaient être assimilés à ceux d'un rêveur impertinent, quelque chose dans son élocution avait, irrésistiblement, figé l'attention du Gila sur lui. La partie où il disait être plein de ressource, et que le Reptile ne tarderait pas à s'en rendre compte. Ce genre de chose était inexplicable par de simples mots, mais Loth, savait, et le Gila également. Il savait.

          - Mais voyez-vous, je ne pouvais juste venir vous causer, j'aurais été un cadavre dans la seconde suivante. Alors, j'ai choisi une autre solution. Monsieur, j'espère que vous êtes homme à respecter l'esprit d'initiative, que dis-je, le toupet.

          Les dés en étaient jetés. Il mourrait ici ou réussirait dans son entreprise.
          Loth, imperceptiblement, ouvrit la poche intérieure de son kimono et laissa deux scorpions, de la même espèce que celui qui gisait par terre, mais dépourvu de tout venin, monter et se promener sur lui, arrachant des exclamations d'épouvantes à ceux qui étaient restés et qui n'avaient encore compris de quoi il parlait.
          La meilleure manière de bluffer était de ne pas le faire.


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          -Tuez-le.

          Les hommes de main, imperturbables, s'approchent de toi. Ou plus exactement, tu n'as pas le temps de faire le moindre geste qu'ils sont déjà sur toi. Tu te ramasses un upercut terrible qui te couche sur le sol. Deux coups de pied viennent te cueillir aux flancs, et quinze secondes ne sont pas passées que tu as déjà l'impression d'être un sac dont on s'échine à briser le contenu. Impossible de faire quoi que ce soit. Ces hommes là sont entraînés à casser des os, et aujourd'hui, ce sont les tiens qui passent sous leurs bottes. Mais au moment où tu penses perdre connaissance, le Gila reprend la parole.

          -Arrêtez. Laissez-le moi.

          Aussitôt, les gorilles s'écartent. Aucune haine inconsidérée ne fait perdre un coup supplémentaire, ils obéissent simplement, comme des machines. Tu remarques, malgré le sang qui t'obscurcit la vue, que l'un d'entre eux porte un bras mécanique et une mâchoire de fer. Et que ses yeux fixent le mur sans que ses paupières ne viennent jamais hacher sa perception. Des machines.
          Au premier plan, ce sont les chaussures du Gila qui te font face. Il te toise de toute sa hauteur.

          -Je suis un homme indulgent, petit. Très indulgent. Cela dit, j'ai particulièrement horreur que l'on me tourne la tête de force. Surtout sous prétexte d'observer un lombric qui se tord sur le pavé.

          Bouffée de cigare. Le Gila te relève de force en te saisissant par le col. Il te toise, de son regard reptilien, en te soufflant la fumée dans les yeux.

          -Tu as l'air d'avoir l'habitude de racheter tes erreurs à la sueur de ton front. Je ne chercherai pas à changer cette louable coutume. D'autant que j'ai un travail à te confier. Une chance. La dernière. Et au moindre sourire de victoire, à la moindre pensée qui pourrait te faire croire que tu as gagné, ça se passera mal entre nous. La première leçon de la pègre, c'est de respecter celui qui est au-dessus.

          Là-dessus, il te lâche, et glisse quelques mots à un homme de main. Tu n'as déjà que trop sollicité son attention, le Gila préfère déléguer. Et c'est en tremblant encore des coups que tu as reçu que tu prends connaissance de ta mission...

               
            Il était intransigeant, le Gila. Et Loth, à l'image de la douleur aiguë qui lui transperçait les côtes, payait les frais de son insolence caractérisée. A fortiori, tenter de tuer le Gila pour lui prouver sa valeur était peut-être une idée d'une stupidité olympique.  
            Quoiqu'il en soit, cela avait payé, le Gila était un homme à respecter la force et l'esprit d'initiative, quoique... Il avait pardonné à coup de coups et avait prononcé les mots que Loth espérait entendre depuis qu'il avait quitté son île-monastère. Le Monstre avait une mission à lui confier mais laissa le soin des détails à un de ses hommes de main, le bien nommé Monsieur Hicks.

            - Je n'ai pas de temps à perdre avec un jeunot qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez, introduisit-il en se la jouant grand seigneur. La mission dont parlait le Grand Venimeux, c'est celle-là, continua-t-il en tendant à Loth, une vieille photo. Ceci, c'est l'Excréta, un navire cargo. Ce qu'il transporte, c'est un guano.

            - Du guano ? répéta Loth.

            - Du guano. L'île d'où est extrait ce précieux fertilisant est situé à des milliers de miles d'ici. Précieux, oui, parce que c'est peut-être de la merde, mais ça vaut son pesant d'or. Le guano est le fertilisant naturel par excellence et les nations qui disposent des grosses réserves en ce domaine dictent leurs lois aux îles agricoles qui dépendent d'elles. Les prix s’envolent grâce à la spéculation et atteignent des prix faramineux. Le guano, c'est le pouvoir.
            Le soucis avec l'Excréta, c'est que le Gila doit donner une leçon à ses armateurs, des jeunots qui ont commencé dans le métier avec sa bénédiction et qui, aujourd'hui, se sont affranchis sans le moindre respect pour le Reptile. Même pas le simple denier de reconnaissance, ingrat qu’ils sont. Ce qu'il veut le Monstre, c'est leur banqueroute financière avant leur banqueroute physique, mais pour ça tu n’as rien entendu. Aussi, tu dois lui ramener l'Excréta.


            - Ramener ? Vous voulez dire, détourner le navire ?

            - Un verbe ou un autre, quelle importance ? Le Saurien tient pour certain qu'en ce moment même, l'Excréta mouille dans le port de l'île au Guano et dans moins d'un mois, il appareillera, sa cale pleine de la précieuse merde. Le Gila n'aime pas le grabuge, il n'aime pas que son nom soit associé à des coups foireux, aussi, tu seras avisé de faire le moins de bruit possible. A toi cela dit, de trouver comment remplir ta mission. Quand le cargo sera en ta possession, quand tout danger sera écarté, appelle-moi sur ce numéro, je t'indiquerai le nouveau port de mouillage où l'aiguiller.
            Inutile de te signifier qu'il n'est pas nécessaire de revenir si tu échoues.
            Bonne chance,
            conclut-il en s'éloignant d'une démarche digne.

            - La chance est un concept trop volatile pour quelqu'un qui veut marcher sur le fil du rasoir. Je préfère me souhaiter bonne chasse.

            Et il s'en fut, Loth, tout content d'être enfin jaugé par le Gila en personne et de pouvoir faire ses preuves dans ce nouveau monde plein de ressources qui ne demandaient qu'à être accaparées.

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