Loth vida ses fonds de poches, une misère en somme, sur le comptoir avant de s'en aller sans un mot. Il se dirigea à l'endroit du rivage indiqué par Dena'.
Il n'était pas surpris par l'homme, il s'attendait à ce genre d'individu. Cela dit, l'idée d'aller récupérer un coffre dans un trou au crépuscule par ce climat froid ne l'enchantait guère. Il atteignit rapidement la côte et la longea jusqu'à trouver le "trou" dont parlait l'indic.
C'était un euphémisme pensa Loth, le "trou" en question avait des airs d'entrée des enfers. Il s'arrêta à mi-chemin, estomaqué par l'odeur qui s'en dégageait. Le "trou" était utilisé par les gens des bas quartiers comme vide-ordures. Tout son pourtour était saturé d'immondices en tous genre qui dégageaient une écœurante puanteur.
- Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour réussir dans le métier...
Assez loin des relents du trou, Loth préféra se déshabiller plutôt que d'imprégner son manteau et son hanfu de cette odeur, quitte à subir la morsure du froid. Il garda uniquement ses chaussures -le tétanos n'était jamais loin dans un endroit comme celui-ci, ses lunettes, son sac en bandoulière et bien sûr, ses sous-vêtements. Il ne fallait pas déconner non plus.
Une brise hivernale lui fit immédiatement regretter sa décision, mais il tint bon. Il s'approcha de la béante ouverture de l'excavation en faisant attention, posant délicatement un pied après l'autre à la manière d'un voleur s'introduisant dans une demeure. L'amoncellement d'ordures était instable et il n'était pas en mesure de déduire si ce qu'il prenait pour le pourtour du trou n'était en fait que d'autres trous déjà remplis. Il glissa plusieurs fois, mais se rattrapa toujours à temps. Malgré la situation, il ne put s'empêcher de remarquer que la décharge était devenu au fil du temps tout un écosystème pour des organismes vivants. Plusieurs espèces d'oiseaux marins nidifiaient en ces lieux, des cochons, des putois et opossums se délectaient de la pourriture.
Quant à l'odeur, plus il se rapprochait plus elle devenait insupportable. Il coupa à plusieurs reprises sa respiration, juste pour se donner un certain répit.
Il atteignit le bord du trou. Les dernières lueurs crépusculaires lui permirent d'estimer la profondeur de la chose. Plus de trente mètres et encore, il n'en voyait pas le fond. Il se saisit d'une casserole en argile qui traînait à ses pieds et la jeta dans le trou. Une, deux, trois, quatre secondes avant le bruit de chute.
- Environ quarante-cinq mètres si je déduis la vitesse initiale et le retour du son. Au moins ça n'a n'a pas fait "plouf", y a pas d'eau dedans, juste des ordures.
Voyons voir, hmm, c'est du calcaire ça, dit-il en tâtant la paroi de la fosse. Fait chier, même si c'est friable, c'est mieux que le sable.
À la faveur de solides prises, Loth s'engouffra dans la fosse fort de l'agilité qui était sienne. L'escalade avait fait partie intégrante de son entraînement au Style du Singe. L'île de Craie où il avait passé les cinq dernières années avait une composition sédimentaire semblable au calcaire de la fosse. En somme, il était plus ou moins dans son élément, exception faite de l'odeur et du froid.
La descente fut pénible cependant. La paroi était envahie de mousses végétales et parfois de liquides gluants et puants dont la nature n'importait plus à Loth. À plusieurs reprises, une fausse prise le fit glisser le long de la façade. Il se rattrapa, à chaque fois en catastrophe, en laissant des bouts de peau ou d'ongles sur les protubérances en calcaire, si bien qu'après dix minutes de descente, il était couvert d'écorchures sanguinolentes au torse, coudes, genoux et mains.
Pire que ces blessures, il y avait les insectes. De satanés moustiques et consorts saturaient tellement l'air qu'il était impossible de respirer sans en gober plusieurs. Ils volaient autour de la poche de sang ambulante qu'était Loth, plantaient leurs dards dans sa chair et se délectaient d'hémoglobine. Il n'essayait même plus de les chasser, toute sa concentration était focalisée sur sa descente.
À la faveur de cinq derniers mètres particulièrement pénibles pour ses articulations, il atteignit enfin le fond de la fosse, du moins, ses pieds touchèrent une surface solide.
Il y était enfin. Il prit une minute pour constater les dégâts sur son corps. Ses articulations étaient endolories, plusieurs parties de son corps l'élançaient, tailladées par des bouts roches. La bonne nouvelle était que le froid avait presque disparu. La chaleur dégagée par le tas d'ordures sous ses pieds suffisait à maintenir une température estivale au fond de la fosse. Bien sûr, c'était à compter avec son lot de puanteur insoutenable, aussi, il ne traîna pas dans le coin.
Loth tâta son sac, l'ouvrit et en sortit une petite lampe-tempête à huile. Il ne fut pas enchanté d'allumer une mèche dans cette poudrière saturée de méthane exhalé par les déchets en décomposition, tout pouvait sauter à la moindre à la moindre étincelle. Il se recroquevilla dans un coin, mit rapidement feu à une allumette qu'il introduisit ensuite dans lampe. La mèche prit feu et il abaissa le verre protecteur.
Rassuré qu'il ne finirait pas en torche humaine, Loth leva la lampe au-dessus de sa tête de façon à éclairer son environnement.
- Où diable est ce coffre ? Et depuis quand d'ailleurs, il a été jeté là-dedans ? Il pourrait être sous des mètres d'immondices...
Terriblement ennuyé, il ramassa un bout de métal et se mit à retourner les déchets dans l'espoir de trouver le coffre. Il n'avait pas de quoi payer le million réclamé par Dena', trouver cette babiole était une condition sine qua non à la réussite des objectifs qu'il s'était fixé.
Loth chercha pendant une dizaine de minutes sans rien trouver. Tout à coup, il entendit des sortes cliquetis, comme si des objets métalliques ricochaient et dévalaient la paroi.
- Oh non, ce n'est pas vrai ! susurra-t-il en courant.
Il se tassa en boule dans un coin pour éviter la tonne de déchet qui pleuvait. Il voulut hurler "Il y a quelqu'un là-dedans" mais n'en trouva pas la force, se contenta juste de se protéger et de maudire le responsable, en attendant que passe la tempête. Elle fut brève, heureusement.
Loth se releva et se rendit compte qu'il était juché sur quelque chose de plus solide que l'imbroglio d'ordures qu'il avait foulé depuis son arrivée dans cet enfer. Il abaissa la lampe et fut agréablement surpris de découvrir sous ses semelles un coffre en bois parfaitement préservé.
- Il a fallu que je rate de peu de finir sous de la merde d'autrui pour le trouver... Je déteste les clichés, se dit-il. Voyons ce que tu recèles.
Il ouvrit le coffre.
Il écarquilla les yeux.
Il sentit une fulgurante et éphémère douleur.
Il attaqua.
Il tua.
C'est dans cet ordre et pas un autre que se déroulèrent en moins de deux secondes les évènements qui suivirent l'ouverture du coffre.
- Bordel, un crotale saphirin ! s'écria-t-il les dents serrées en identifiant la carcasse du serpent qui venait de le mordre.
L'adversaire de Déna' ne tenait pas vraiment à ce qu'il récupère son dû. Ne se satisfaisant pas de jeter le coffre au fond du trou merdique, il avait aussi placé un dangereux reptile sur le tas de billets. La réactivité de Loth ne lui avait pas permis d'éviter la morsure, uniquement de tuer le serpent avant une autre attaque. Il avait été mordu à la main droite.
Loth s'empara rapidement de son wakizashi et fit une entaille verticale au-dessus de la morsure. Il espérait ainsi évacuer le plus gros du venin par le sang sortant de la blessure, mais il ne s'y trompait pas, il savait déjà ce qui l'attendait.
Le crotale saphirin disposait d'un fulgurant venin cytotoxique. Il fallait rapidement remonter avant que les tissus autour de la morsure ne commencent à se nécroser. Il fallait aussi trouver un antidote.
Il fourra le coffre dans son sac, cadavre du serpent inclus et se mit à grimper. La première saillie de calcaire qu'il agrippa lui donna l'impression d'être chauffée à blanc. C'étaient les effets du venin, le crotale saphirin était vraiment une sale créature. Il renonça à utiliser sa main blessée, se servant à la place de son wakizashi qu'il plantait dans la roche.
La remontée fut plus rapide, mais plus pénible que la descente. Le venin faisait déjà son effet, les pourtours de la morsure s'étaient couverts de pustules. Sa main l'élançait continuellement, tenir son sabre devenait un calvaire à chaque mètre parcouru. Il suait abondamment et sa vision se brouillait.
Quinze minutes plus tard, il était, au prix d'efforts herculéens, tout près de sortir. Ne le séparaient de la surface que deux malheureux mètres et pourtant, ils lui paraissaient infranchissables. Sa main droite était maintenant enflée et semblait avoir doublé de volume. Son dernier et ultime effort avait été de mettre le wakizashi à l'abri dans le sac. Loth pendouillait sur la paroi, tenant uniquement par sa main gauche. Tout son corps était engourdi, il avait de la fièvre, sans compter le goût métallique dans sa bouche. Tout effort supplémentaire lui semblait impossible.
Il n'avait pas peur, il réfléchissait plutôt à la manière dont il allait sortir de ce merdier. Toute proportion gardée, il n'avait jamais été dans une situation aussi critique. Était-ce là sa fin ? Allait-il juste mourir comme un vulgaire déchet dans ce dépotoir ? Ce n'était pas ça le script, ça ne devait pas se passer comme ça, se dit-il. Il devait rencontrer le Gila, il l'aurait présenté à ses contacts, il lui aurait appris les ficelles du métier. Il, Loth, serait rapidement devenu quelqu'un d'important dans l'underground, c'était son objectif.
Crever comme une sous-merde, ne l'était pas.
Et pourtant, voilà que sa main gauche l'abandonnait, qu'elle lâchait ce petit bout de roche qui le reliait à la vie. Même sa vision s'était maintenant dérobée, tout n'était plus que ténèbres. Il aurait voulu hurler, beugler que ce n'était pas son destin, mais sa bouche refusait de lui obéir. Prisonnier d'un corps qui n'était plus le sien, Loth chuta dans les abîmes de la fosse aux déchets de Saint Uréa.
Sûrement que les bras qui l'enlaçaient à présent étaient ceux de la mort.