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Cadeau de Nowel

Grincements d’escargophone. Nous étions quelques jours plus tôt, à une heure très tardive, dans une chambre d’auberge qui relevait davantage de l’établissement très réputé. Mais peu importe son standing, ce lieu n’était guère regardant sur la qualité de sa clientèle dès lors que celle-ci savait bien se tenir et avait les moyens de régler la note. En l’occurrence, il s’agissait d’une jeune capitaine pirate, qui savait assez bien engranger les berries pour se permettre un tel confort.

Afin de vaquer à ses occupations sans déranger son monde, la jeune femme se faisait aussi silencieuse que possible dans sa retraite nocturne. Et c’était bien pour cette raison que son denden fétiche, un adorable gastéropode à carapace rouge et ondulée dénommé Otarin, se contentait de clapoter silencieusement tout en lui lançant une succession de regards on ne peut plus suggestifs.

Au bout d’une vingtaine de secondes d’efforts consentis, le petit animal parvint enfin à décrocher l’attention de sa propriétaire. Qui décrocha son combiné, pour reconnaître immédiatement une voix très familière.

-Neraaaaaaa’ ?
-Siiiiiiiiiiig’ ? Pourquoi tu m’appelles à une heure du mat’ ?
-J’ai pas mal d’argent à brûler et j’veux pas faire de conneries. Des suggestions ?
-Uuuuumh. Tu m’invites au restau’ ?
-On a déjà les tickets d’Althias pour ça.
-Ah ouais, zut. C’est vrai qu’on a fini cette quête. Eheh. Alors du coup… euh… combien d’argent, au fait ?
-Ma part de bénéfices dans ma boutique.
-C'est-à-dire ?
-Eh ben en fait…


*
* *
*


-Je ne comprends pas quelle est votre offre, déclara fermement le représentant de guilde.
-Cinq millions de berries, expliqua simplement Dogaku.
-Cinq millions cent mille, corrigea sa partenaire. Question de comm’, ça fait meilleur genre.

L’homme les regarda intensément. Il avait l’impression d’avoir affaire à une arnaque. Comment était-ce possible ? Jamais personne ne s’était présenté à lui, la bouche en cœur, pour lui faire pareille proposition. Pas même les habitants de sa propre ville, qui étaient pourtant réputés pour leur générosité et leur hospitalité sans faille. A vrai dire, les schémas sociaux de Boréa favorisaient très certainement l’entraide de proximité. On n’aimait pas parler argent ici, et quand on le faisait, c’était généralement avec des étrangers. C’était d’ailleurs pour cette raison que seuls les membres de la guilde des marchands étaient habilités à négocier berries avec les visiteurs de l’île : ces transactions nécessitaient une expertise du commerce que ne possédait pas un boréalin non préparé.

Mais même ainsi, c’était la première fois que Harland Bonsapin, marchand honoraire du port de Lavalière, avait affaire à une telle proposition. Sans être particulièrement méfiant, il avait appris à se montrer curieux envers les étrangers. Ceux-ci avaient la fâcheuse tendance de vouloir engranger des profits aux dépends de ses concitoyens, et c’était à lui qu’incombait la lourde tâche d’empêcher ça. Les transactions désavantageuses, il connaissait, et savait les désamorcer.

Sauf qu’aujourd’hui, c’était le contraire. Et c’était bien la première fois qu’il voyait des extérieurs lui annoncer le plus sérieusement du monde qu’ils voulaient faire une donation à Lavalière. Cinq millions. D’un coté, ça n’était guère qu’une goutte d’eau jetée dans la mer, à l’échelle de la puissance indépendante qu’était Boréa. De l’autre, c’était également de quoi permettre à un homme de vivre convenablement pendant quatre ans sans rien avoir à faire. Une somme non négligeable. Dont ils pourraient faire un excellent usage. Les incidents notables devenaient désagréablement courants sur l’île, ces derniers mois.

-Alors, qu’est-ce que vous en dîtes ?, demanda son interlocutrice d’un ton enjoué. Nous sommes convaincus que Santa Klaus peut faire de très bonnes choses, mais pour ça, il faut d’abord se faire un nom. Alors puisqu’il faut d’abord faire des coups d’essai avant de passer aux choses sérieuses… eh bien nous voilà. On a entendu parler de vous, on s’est dit que ça pourrait vous servir.
-Mmmh, réagit Bonsapin. Santa Klaus, vous dîtes ?
-Le Messie du Douzième Mois, en personne !, affirma la demoiselle d’un grand sourire. Du moins, c’est comme ça qu’on aimerait bien qu’il se fasse appeler, parce que ça en jette. Surtout avec les majuscules. Manque de chance, c’est plutôt l’envoyé de l’esprit de Nowel, qu’on l’appelle.
-L’esprit de noël ?
-Nowel. C’est ainsi que le patron parle de l’esprit de partage, faire le bien autour de soi, la générosité, la bienveillance, l’entraide, tout particulièrement en cas de coup dur. Ce genre de choses.
-Et c’est pour ça que nous sommes là, renchérit son compagnon.

Harland Bonsapin ne put s’empêcher de sourire en réprimant un pouffement moqueur. Nowel ? Sérieusement. Face à lui, ils étaient deux. Une jeune femme, blonde, borgne, vêtue pour l’occasion d’une tenue appropriée à la température des mers de Boréa, tout en cuir noir et en fourrure. Elle s’adressait à lui avec la conviction d’une femme d’affaire, ce qu’elle donnait très certainement l’air d’être. Il suffisait de voir l’aisance avec laquelle elle s’exprimait, se présentait, son attitude face à un public en pleine expectative. Mais l’image qu’elle dégageait allait bien au-delà de ça. Ses longs cheveux bouclés et détachés n’avaient rien de professionnel, et contribuaient à renforcer une image de spontanéité et de naturel qui la rendaient irrésistiblement dangereuse lors de négociations.

Ce que le Boréalin ignorait, c’était qu’elle n’avait jamais vu ni même approché Santa Klaus, et ne développait son argumentaire que sur la base des journaux et des détails fournis par son ami. En d’autres termes, elle y allait sans expérience, juste au talent. Et elle se débrouillait à merveille.

Elle avait dit s’appeler Nerassa Roderik. Mais il n’avait jamais entendu parler d’elle.

Il connaissait le jeune homme qu’elle accompagnait, par contre. Il l’avait vu dans le journal. De même qu’il connaissait son « titre », à défaut de meilleur terme. Sigurd Dogaku, membre des chevaliers de Nowel, actuellement emmitouflé sous un énorme pull laineux ornementé de divers motifs tricots d’un goût douteux. C’est sous cette appellation de chevaliers que les deux individus s’étaient présentés à lui. Et c’est pour cette raison qu’ils avaient été accueillis avec une telle diligence par Bonsapin. Même en tenant compte de la légendaire hospitalité des habitants de Boréa, les délais d’attente savaient se raccourcir pour les invités notables.

-Mmmh. Expliquez moi ça plus en détail, s’il vous plait. Je ne comprends pas le rapport.
-Eh bien, expliqua Dogaku. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les chevaliers de Nowel, ça n’est pas juste une bande de justiciers de l’extrême qui se jettent dans les ennuis tête la première en cas de crise. C’est une mauvaise image qu’on a de nous compte tenu de ce qui s’est passé, même si ç’a fait un merveilleux coup de pub. Techniquement, Panpeeter, les Santamarines, j’ai jamais signé pour. Ca c’est vraiment du Santa Klaus tout craché, pour vous donner l’idée. Non pas que je regrette, hein, mais… c’était complètement fou. On envisage pas ça quand on a un cerveau normalement constitué. J’espère qu’on va pas avoir à le refaire, franchement.
-Oh ?
-Ouaip. Les chevaliers de Nowel, dans la bouture de base, ça devait être une organisation caritative. Une vraie de vraie. Moi c’est pour ça, que j’ai rejoint la bande. Ca m’avait l’air sympa. Manque de chance, Panpeeter est tombé immédiatement, et on a commencé par ça. Un vrai truc de fou. Mais une fois fini, perso j’étais partant et bien motivé pour continuer les chevaliers de Nowel. Je n’étais pas le seul. A ceci près qu’on a eu un gros problème… le gros problème universel.
-Des problèmes d’argent, devina Bonsapin, confirmant par là même son expérience avec les étrangers. Vous aviez un projet, et il vous fallait de l’argent. C’est bien ça ?
-Correct, approuva Dogaku. Ce qui m’a lancé au cours des mois suivants à une chasse aux berries absolument inlassable histoire de pouvoir financer dignement ce qu’on voudrait appeler l’Ordre des Chevaliers de Nowel. Alors j’ai monté une affaire avec deux autres Nowel pour recueillir des fonds. Une excellente amie à moi, et un autre requin à qui l’idée plaisait. Ca a marché. Ca a incroyablement bien marché. Dans le genre, vraiment vraiment. On a engrangé un peu plus de quatre vingt millions en quelques mois, en partant de quasiment rien d’autre que la réputation.

Cette fois, Harland ne pu s’empêcher de frémir. De la satisfaction. Voilà ce qu’il percevait dans le discours de son invité. De l’autosatisfaction. Le genre d’attitude qui ne faisait que rarement bonne impression.

Mais d’un autre coté, le marchand connaissait la valeur d’un berry hors de son île. Et si ce que ce jeune homme disait était vrai, alors ce sentiment était justifié. C’était un véritable exploit qui appelait à faire boule de neige.

-Quatre vingt millions quand vous avez besoin d’argent. Et vous cherchez maintenant à nous en donner. Un drôle de retournement. Pouvez-vous m’expliquer ?
-Mwarharharh. Eh bien… on m’a plus ou moins fait comprendre que je m’enflammais un peu beaucoup à force de me mettre en tête qu’il fallait faire rentrer de l’argent. Que je perdais la tête. Que ça me pourrissait les neurones. Des trucs comme ça. Alors j’ai décidé de prendre un peu de recul, et de demander à une amie absolument pas raisonnable ce qu’elle aurait fait à ma place.
-Mmmmh. Et que lui avez-vous dit ?, demanda le marchand à Nerassa, perspicace.
-De tout claquer dans un train de vie luxueux pour un moment, parce que ça fait du bien de profiter de la vie.
-Hein ? Qu’est-ce que vous faîtes là, alors ?
-Eh bien… Sigurd a eu un petit empêchement en voulant reprendre ses sous à la banque, expliqua la miss en explosant de rire. Alors on a changé d’avis. Autant faire un truc sympa qui relèverait vraiment de son esprit de Nowel. Ce qui nous amène ici : les chevaliers de Nowel, c’est du caritatif. Je vous assure qu’on fait ça de bon cœur. On a cherché un peu sur North. Compte tenu de ce qu’il vous est arrivé en ce début d’année, on a pensé à vous. Il paraît que la caserne de la marine et la prison qui va avec ont toutes les deux pris extrêmement cher après l’affaire Kwaltersarfh... ou peu importe comment se prononce ce truc. Alors on contribue. Et on espère bientôt avoir les moyens de pouvoir contribuer à hauteur de beaucoup plus que ça. Mais en prenant des vacances de temps en temps, hein mon Sigurd ?
-Eeeeh, on se calme pour m’enfoncer, hein. Je te signale que c’est toi, la fille pas raisonnable qu’est devenue pirate parce que genre c’est fun.
-C’est pas moi qui suis devenue infecte auprès de tout le monde à force de vouloir farm’ les berries comme une malpropre.
-Gnagnagna…

-Mmmmh. Bref. Vous en dîtes quoi ?

Le représentant de la guilde de Boréa leur adressa un vrai sourire, cette fois. Pourquoi pas, après tout. Il aimait bien ce duo. Ils n’avaient rien à voir avec les commerçants qu’il recevait en temps normal, mais… c’était peut être tant mieux, en fin de compte. Il verrait bien ce qu’il pourrait faire en leur faveur auprès de la guilde.

-Ah, et au fait, reprit Sigurd. Encaissez le chèque à la fin du mois, s’il vous plait. On fait pousser de l’argent dans nos boutiques, mais ça demande un petit peu de temps. Pis faut que je règle mon petit problème avec la banque.
-C’est marrant, les pirates n’ont pas de problèmes avec leurs banques. T’es sûûûûûr que tu veux pas m’rejoindre ?


Bonsapin hésita. Il pensait les approuver auprès de la guilde, oui… mais ils gardaient cette drôle de tendance de converser entre eux, à voix basse. Vraiment curieux. Que pouvaient-ils se dire ?

-Ah, au fait, on se demandait, continua Dogaku. On comptait profiter d’être de passage pour visiter la ville, peut être l’île, tout ça… vous auriez des suggestions ?
-Haha. Je vous suggère de descendre dans la rue et de poser cette question à n’importe quel Boréalin. Vous n’aurez que des bonnes surprises.
-Oh bah dit comme ça, ça donne envie, ouais…


*
* *
*


-Aloooors, ça fait du bien de vider son sac, mon gros Sigurd ?
-Mmmmh. Nan. Ca fait surtout bizarre –genre épatant- de se rendre compte que j’ai réussi à réussi à faire accumuler les quatre vingt millions en juste quatre-cinq mois. On est partis de mes économies et on a bossé bien comme il faut et…
-Ok, stop, je reformule, t’es en état critique irrécupérable. Ca fait du bien de vider ton portefeuille, mon gros Sigurd ?
-Mmmmh. Ouais. Je crois. Carrément que oui. Merci.
-Bon, c’est chouette ! Et c’est sympa d’avoir pensé à moi, alors hésite pas. La prochaine fois que t’auras besoin d’aide pour brûler ton argent sans concession, je serai là ! Ca sert à ça, les amis !

Il ne répondit pas. Pas besoin. Le grand sourire qu’ils s’échangeaient suffisait largement.

-Et t’oublie pas hein ? Je t’aide à faire ton commercial caritatif, et toi, à la seconde où y’a une nouvelle crise style Panpeeter, tu me préviens et t’y vas pas sans moi, hein ? Vos trucs de chevaliers de Nowel, ç’a l’air hy-per marrant. Pis moi aussi j’veux faire la une, y’a pas d’raison.
-C’était hyper méga incroyablement dangereux, et si je devais le refaire, je crois que je ferais exprès de tomber malade.
-Meuh non, chuis sûre c’est rigolo. T’as bien chanté des chants de Nowel, non ? Ca donnait quoi, ton mix de vive le vent ? Allez, je veux l’entendre !
-Mwarharharh. Quelque chose genre…



♪ Vive le vent ♫

Combattons Crachin
Et sa triste vengeance
Suivons la barbe blanche
Du plus grand héros de demain!
Il va en le bravant
Sans peur et il s'avance
Sa hotte se balance
Nous guidant face à ces brigands!

[Refrain]
Oh, il est temps, habitants, d'l'île de Panpeeter!
De combattre les méchants
Il faut sauver vos terres
Oh! C'est l'instant, maintenant,
Pour tout Panpeeter,
De bouter tous ces forbans
D'un bon coup dans l'derrière!


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