Ça n'arrête pas, ces temps-ci. On dirait que le passé est tellement frustré que ton futur t'accapare qu'il essaye de te le voler. Quelle guigne, mon cochon !
J'sais pas si c'est lui. Il est pas pareil. Moins de joie contagieuse. Moins d'étincelles en ces mirettes qui éclairaient mes ténèbres intérieures. Il est renfermé, timide. Se planque derrière ce type comme s'il était un gamin lambda qui me voyait pour la première fois. Alors que... quand on a fait connaissance, il m'a aussitôt adopté. Littéralement, j'veux dire. Sans aucune période d'adaptation, sans la moindre seconde de malaise. C'était l'un des rares phénomènes de la nature qui soit parfaitement instantané : Uriko adopte Craig. Impossible qu'il m'ait oublié. Absolument impossible. A moins qu'un traumatisme ait rasé ses fondations pour lui bâtir une nouvelle personnalité. Plus distante. Pile le formatage qu'a subi Wallace, en plus terrifiant encore. Car c'est un môme. Un môme. Uriko était l'innocence incarnée dans un cocon d'illusions colorées. Mais là, j'vois juste qu'un p'tit papillon sans ailes.
Même pas un seul "Cricriiiig !". C'est comme s'il avait rasé nos bases.
J'vais lui apporter à bouffer. J'espère qu'il se pétera pas les dents sur ces biscuits militaires. J'suis sûr qu'ils sont si rigides que si j'en piétinais un, ses motifs rayés s'imprimerait dans ma semelle. J'ai toujours été un adepte des razzias nocturnes dans les cuisines. En journée, trop d'monde pour s'entendre penser pendant qu'on s'empiffre d'immondices. Dieu sait qu'j'ai besoin de laisser macérer mes idées noires, ces temps-ci. Faut qu'elles se raffinent un peu. Le capitaine. Le savon qu'il va me passer va pas s'contenter d'me nettoyer la conscience, ah ça non. Puis Jenkins. Suspendu entre sa famille et les limbes. Ses camarades qui défilent un à un à son chevet jouer aux philosophes virils qui n'savent plus pleurer. Ces morts... Tout ces morts...
Huhuhuhu. Quand est-ce que tu iras faire ton rapport au capitaine ? Tu as tellement de bonnes nouvelles à lui annoncer...
Chaque chose en son temps. Non ? J'essaye d'm'en convaincre. J'suis mauvais menteur. J'arrive même pas à m'blouser moi-même. Je procrastine comme un mauvais clébard qui se sent pas d'avouer à son maître qu'il a pissé dans le mauvais coin. Et Rei ? J'sais pas comment elle réagirait. La guerre a reconfiguré tous les esprits que j'connaissais. A force de côtoyer les morts, je n'sais plus saisir les vivants. Il suffit pas d'les autopsier pour les comprendre, les vivants. Les gens changent à une vitesse vertigineuse. J'arrive pas à les suivre. Moi qu'aurait plus que jamais besoin d'repères pour t'échapper...
Héhé.
... j'suis totalement paumé.Faudrait aller pioncer.
Des boîtes en fer d'une austérité glaçante. Des cercueils où l'on enferme le bon goût décédé. J'en prends deux, sous chaque bras. Une boîte de ces biscuits morts pour Uriko et une autre pour sa nourrice. Quand les collègues se rendront compte qu'il manque deux boîtes au prochain inventaire, j'serai clairement pas le premier soupçonné. Ils ont foutu à la benne leurs préjugés et savent depuis longtemps que le squale de bord est pas bien vorace. Et qu'ce sont pas des biscottes arides qui le mettent particulièrement en appétit...
Pas de détours, à pas de velours dans les couloirs, direction ma tanière. Le mauvais chien vole dans le frigo de sa famille, maintenant. Il mériterait la bastonnade, c'est clair. Vous en faites pas, mon anxiété tient déjà le bâton.
Quelques couinements métalliques. Le ronronnement des tubes qui serpentent au-dessus de moi. Ma regrettée mer qui taquine les hublots. Aucune présence dans ces couloirs, si ce n'est celle du sous-marin. J'prie secrètement pour que tout s'soit bien passé, dans l'infirmerie, pendant mon absence. J'prie, mais pas trop fort, pour pas alerter la partie de moi qui aimerait quelques turbulences qui lui confirmerait que ouais, c'est bien l'Uriko curieux et agité que j'ai recueilli ici, et pas une espèce d'ombre silencieuse de lui vidée de joie de vivre. Putain. C'est comme s'élancer dans une grotte lugubre et d'avoir peur d'y voir un fantôme.
J'écarte délicatement les portes coulissantes de ma grotte lugubre. Rien n'est venu profaner mon temple de paix. Uriko est là, assis sur mon billard, à bavasser par murmures avec Emil. Tant que possible, j'écris un espèce de sourire sur ma tronche, mais les questions qui m'tourmentent tendent à rapidement l'effacer.
J'vous ai cherché de quoi manger !
J'laisse pas l'air toxique qui flotte dans mon crâne contaminer ce que j'cause. Faut que j'fasse semblant de maîtriser ma situation.