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Quand y a plus de Cricrig

Ça n'arrête pas, ces temps-ci. On dirait que le passé est tellement frustré que ton futur t'accapare qu'il essaye de te le voler. Quelle guigne, mon cochon !

J'sais pas si c'est lui. Il est pas pareil. Moins de joie contagieuse. Moins d'étincelles en ces mirettes qui éclairaient mes ténèbres intérieures. Il est renfermé, timide. Se planque derrière ce type comme s'il était un gamin lambda qui me voyait pour la première fois. Alors que... quand on a fait connaissance, il m'a aussitôt adopté. Littéralement, j'veux dire. Sans aucune période d'adaptation, sans la moindre seconde de malaise. C'était l'un des rares phénomènes de la nature qui soit parfaitement instantané : Uriko adopte Craig. Impossible qu'il m'ait oublié. Absolument impossible. A moins qu'un traumatisme ait rasé ses fondations pour lui bâtir une nouvelle personnalité. Plus distante. Pile le formatage qu'a subi Wallace, en plus terrifiant encore. Car c'est un môme. Un môme. Uriko était l'innocence incarnée dans un cocon d'illusions colorées. Mais là, j'vois juste qu'un p'tit papillon sans ailes.

Même pas un seul "Cricriiiig !". C'est comme s'il avait rasé nos bases.

J'vais lui apporter à bouffer. J'espère qu'il se pétera pas les dents sur ces biscuits militaires. J'suis sûr qu'ils sont si rigides que si j'en piétinais un, ses motifs rayés s'imprimerait dans ma semelle. J'ai toujours été un adepte des razzias nocturnes dans les cuisines. En journée, trop d'monde pour s'entendre penser pendant qu'on s'empiffre d'immondices. Dieu sait qu'j'ai besoin de laisser macérer mes idées noires, ces temps-ci. Faut qu'elles se raffinent un peu. Le capitaine. Le savon qu'il va me passer va pas s'contenter d'me nettoyer la conscience, ah ça non. Puis Jenkins. Suspendu entre sa famille et les limbes. Ses camarades qui défilent un à un à son chevet jouer aux philosophes virils qui n'savent plus pleurer. Ces morts... Tout ces morts...

Huhuhuhu. Quand est-ce que tu iras faire ton rapport au capitaine ? Tu as tellement de bonnes nouvelles à lui annoncer...

Chaque chose en son temps. Non ? J'essaye d'm'en convaincre. J'suis mauvais menteur. J'arrive même pas à m'blouser moi-même. Je procrastine comme un mauvais clébard qui se sent pas d'avouer à son maître qu'il a pissé dans le mauvais coin. Et Rei ? J'sais pas comment elle réagirait. La guerre a reconfiguré tous les esprits que j'connaissais. A force de côtoyer les morts, je n'sais plus saisir les vivants. Il suffit pas d'les autopsier pour les comprendre, les vivants. Les gens changent à une vitesse vertigineuse. J'arrive pas à les suivre. Moi qu'aurait plus que jamais besoin d'repères pour t'échapper...

Héhé.
... j'suis totalement paumé.

Faudrait aller pioncer.

Des boîtes en fer d'une austérité glaçante. Des cercueils où l'on enferme le bon goût décédé. J'en prends deux, sous chaque bras. Une boîte de ces biscuits morts pour Uriko et une autre pour sa nourrice. Quand les collègues se rendront compte qu'il manque deux boîtes au prochain inventaire, j'serai clairement pas le premier soupçonné. Ils ont foutu à la benne leurs préjugés et savent depuis longtemps que le squale de bord est pas bien vorace. Et qu'ce sont pas des biscottes arides qui le mettent particulièrement en appétit...

Pas de détours, à pas de velours dans les couloirs, direction ma tanière. Le mauvais chien vole dans le frigo de sa famille, maintenant. Il mériterait la bastonnade, c'est clair. Vous en faites pas, mon anxiété tient déjà le bâton.  

Quelques couinements métalliques. Le ronronnement des tubes qui serpentent au-dessus de moi. Ma regrettée mer qui taquine les hublots. Aucune présence dans ces couloirs, si ce n'est celle du sous-marin. J'prie secrètement pour que tout s'soit bien passé, dans l'infirmerie, pendant mon absence. J'prie, mais pas trop fort, pour pas alerter la partie de moi qui aimerait quelques turbulences qui lui confirmerait que ouais, c'est bien l'Uriko curieux et agité que j'ai recueilli ici, et pas une espèce d'ombre silencieuse de lui vidée de joie de vivre. Putain. C'est comme s'élancer dans une grotte lugubre et d'avoir peur d'y voir un fantôme.

J'écarte délicatement les portes coulissantes de ma grotte lugubre. Rien n'est venu profaner mon temple de paix. Uriko est là, assis sur mon billard, à bavasser par murmures avec Emil. Tant que possible, j'écris un espèce de sourire sur ma tronche, mais les questions qui m'tourmentent tendent à rapidement l'effacer.

J'vous ai cherché de quoi manger !

J'laisse pas l'air toxique qui flotte dans mon crâne contaminer ce que j'cause. Faut que j'fasse semblant de maîtriser ma situation.
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Il est parti, finalement, je pouvais sortir de cette armoire pour le moment, Emil aussi semble soulagé, le sol a pas l’air d’être confortable. Bah, il s y fera, il est pauvre, il a forcément déjà dû dormir sur le plancher à plusieurs reprises. L’autre homme poisson nous avait dit que pour l’instant, personne ne devrait nous déranger maintenant. Mais il fallait vraiment le voir pour le croire, ce gars-là, l’est actuellement docteur. Rah la poisse…caille. Ha ha, y a pas à dire, même en comédie j’dois avoir un talent né. Mais toujours est-il qu’il y avait quelque chose que j’avais du mal à comprendre. Même Emil s’en était rendu compte.

« J’ai plus l’impression qu’on est des clandestins qu’autre chose. J’espère qu’on se trouve pas dans une mauvaise situation. »
« Hmm… Je pense pas… Au pire ce sera à lui que reviendra toute cette responsabilité. »
« Hé, il nous a plutôt bien reçu, j’me sentirais mal s’il venait à être réprimandé par notre faute. »
« Ptet, mais j’vois pas en quoi on a fait quoi que ce soit de mal. Et puis… C’ptet lui le gars louche en fait… T’as pas vu comment il me regardait ? Brr… »
« Allons allons, il est différent mais c’pas une raison pour en avoir peur. C’la première fois que t’en vois un hein ? D’homme poisson. »
« Hein ? Mais n… »
« Là là, installe-toi, laisse moi faire, j’y ai bien réfléchi, et c’est vrai que j’me repose un peu trop sur toi, j’veux dire, t’es vraiment très intelligent et tout, sûrement plus que moi. Mais c’est moi l’ainé, donc c’est à moi de te guider. »
*Non mais je rêve… *

Ca y est, j’le laisse un moment tout seul en dessous d’un lit que l’autre il s’enflamme comme un imbécile, s’pèce d’ingrat du sous peuple, si y a un leader ici c’moi ! J’aimerais bien lui crier ça à la face, mais je devais quand même garder cette bonne image qu’il avait de moi. Bon, j’vais laisser ça passer. J’hoche timidement de la tête, le gars me tapote la tête l’air satisfait et fier. J’me suis habitué à son contact. En même temps, depuis qu’il m’accompagne, je sais qu’il n’est pas aussi sale que les autres sous peuple, normal, quitte à voyager avec quelqu’un je m’assure que son hygiène et style de vie soit impeccable. Qu’est-ce qui se passerait si j’attrapais une maladie à cause de lui ? Bref, au final, à parler de tout, v’là l’autre requin qui avait repointé le bout de son… nez ? Truffe ? Bref, repointé sa sale face dans la salle. Avec des biscuits. Oh, comme c’est meugnon, bon chien chien que tu es !
J’laisse Emil s’imposer en tant que responsable du groupe et attrape un des biscuit en espérant que l’autre y ait pas touché… Eurk, rien que d y penser j’me demande si j’fais bien d’avoir cette confiance… M’enfin, j’dois paraître enfant donc au pire… Ca coïncide avec ma faim au moins. Grom grom.

« Ah merci ! Monsieur… Euh… Excusez-moi je ne sais toujours pas votre nom. Ou peut-être devrais-je vous appeler Docteur ? Oui Docteur ! Excusez-moi si j’en viens au vif du sujet mais… Pourquoi est-ce qu’on doit se cacher au fait ? »
« … Pas bon… Tiens Emil finis-le. »

Et encore chuis poli, c’ça un gâteau du sous peuple ? Mais quelle horreur, impossible de le bouffer le truc. Y a bien que les pauvres qui peuvent avaler un truc pareil. Emil le finira, chuis sûr qu’il est habitué à se nourrir que de restes. M’enfin, je m’installe de nouveau sur le lit, balançant mes jambes joyeusement en bougeant la tête comme si une musique jouaient dans ma tête actuellement. Ce n’était que faux semblant bien sûr, histoire de renforcer ma crédibilité en tant qu’enfant. En fait j’étais très attentif à ce qu’ils diraient mais… ce ptit regard qu’il me lance de temps à autre. L’est vraiment perturbant…

« Hmm… Qu… Qu’est-ce qu’il y a ? »

Bon, tentons la confrontation directe. J'lui lance un regard timide en espérant l'avoir par les sentiments, généralement, personne ne résiste à mon numéro d'enfant mignon. Mais fallait bien que j'éclaircisse un ptit peu notre situation. Et puis... si j’vois qu’y a un truc qui tourne pas rond j’pourrais toujours utiliser un de mes color trap pour lui tirer les vers du nez.
    Hin. Modeler ma mélasse intérieure pour la transformer en une espèce d'explication, ça va être coton. C'est qu'je suis moi-même pas certain de ce que j'suis en train de faire. Et encore moins d'à quoi je m'expose. Si ça s'peut, j'suis en situation si critique que si j'me fais gauler, j'suis bon pour être viré, ou pire, dégradé. C'est que si on m'expulse, j'irai dans l'une de mes baraques secondaires. La révo'. La justice à domicile. L'errance des grandes vacances. J'resterai moi-même. Mon uniforme blanchâtre, souillé de folie et de déception, me sied de moins en moins, de toute façon. Qu'on me l'arrache de force, je me laisserais faire. Par contre, si j'suis dégradé, j'supporterai pas la sensation d'régresser. De perdre c'que j'ai acquis par la sueur, le sang et le fiel. J'me sens pas de redevenir chair à canon. Tout mais pas ça...

    ... dans l'doute, j'irai jusqu'au bout.

    Je... J'me suis p'tet un brin emporté tout à l'heure. Vous êtes en sécurité ici, mais j'suis pas sûr que mon capitaine accepterait que j'amène à bord des civils... surtout un...

    C'est encore le même magnétisme qui plaque mes yeux sur Uriko. Mon insistance le dérange, autant que son indifférence m'embrouille. C'est comme si mes souvenirs étaient faux, ou appartenaient à quelqu'un d'autre. Mais Jaya et ses copines guerres ont pas pu me rendre lunatique à ce point, hein ? J'me serais pas injecté des souvenirs heureux composés d'toutes pièces pour chasser l'horreur, quand même ? J'vais finir par croire à un putain d'complot. Ma parano avait pas besoin de ça.

    Surtout... surtout un môme. Ça fait pas d'vous des clandestins, hein !

    Bien sûr que si ! Mais si j'veux être crédible, faut que j'me force à croire en mes mensonges...

    Dites vous que j'vous paye le taxi... Huhu.

    Mais pour aller où ? Vers le charnier suivant ? J'connais pas le prochain arrêt, mais ça doit être un autre ghetto sordide, pour sûr. Les rhinos sont spécialisés là-dedans, j'en ai l'impression. Pourvu qu'ils m'en demandent pas plus sur le trajet -et j'me doute qu'ils le feront-, ou j'vais continuer à m'enfoncer dans le marais de bobards dans lequel j'les force à patauger. Décidément, c'pouvoir dégueulasse me va comme un gant.

    Il se fait direct, Uriko. "Qu'est-ce qu'il y a ?" Ça m'envahit d'stupeur. J'veux dire, j'en étais déjà plein, de stupeur, mais celle-ci grimpe jusqu'à mon visage, mon museau béat. Je pane pas. Je pane rien. Voilà c'qu'il y a. Avant, Ami, maintenant, Inconnu. Quelque chose m'a échappé. C'est pas lui. Il s'appelle Uriko et a la même gueule que celui que j'ai rencontré, mais un comportement, une froideur, une distance glaciale, une espèce de timidité suintante de malaise à l'opposé de l'insouciance curieuse d'Uriko 1.

    Tu t'souviens vraiment pas de moi ? Craig ?

    L'amnésie, ça m'traverse l'esprit. Pourquoi pas ? Pourquoi pas. C'est toujours plus crédible qu'un jumeau maléfique.

    Kage Berg, ça te dit rien ?

    Il me donne l'impression d'passer pour un timbré qui s'invente des histoires. J'le suis un peu, sûrement, timbré, je m'invente des histoires. Je dois avoir tellement peu d'attaches, être si peu habitué aux souffles d'amitié, que trouver un ami, le moindre ami, m'emporte dans une tempête d'émotions exacerbées. Que j'lâche pas prise, que j'les oublie pas, même lorsqu'ils s'éloignent. Même lorsqu'ils ne me reconnaissent plus, même lorsque je découvre que j'avais pas autant d'importance à leurs yeux qu'eux en ont aux miens.
    C'est impossible, impossible. Uriko peut pas m'avoir rayé aussi froidement d'sa liste de copains. Sa comédie d'enfant sage n'trompe personne : il a subtilisé Uriko, ce qu'il était vraiment. J'suis sûr que j'peux le récupérer en insistant un peu. Comme s'il était devenu aussi bipolaire que Jenkins, ou qu'moi, sans avoir besoin d'avoir la gueule qui vire en noir et blanc.
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    Un môme… Ca avait beau être la vérité, mais quelque part, pour moi, le terme est un peu… rude. Enfant, gamin… C’était déjà du vocabulaire un peu plus évolué et poli. M’enfin, c’était sans doute le mot employé dans le registre des êtres inférieurs, satané hommes poissons. Oui, tout était bon pour les rabaisser, ils méritent bien ça après, c’sûr que c’pas de chance d’être né avec une tête de monstre. M’enfin, au moins il avait expliqué la principale raison, la brume de doutes que j’avais s’était dissipé. En gros, il a pris une initiative qu’il n’aurait pas dû, un peu comme le gosse qui ramène une ptite bête chez lui à l’insu de ses parents… Ah, attendez, la comparaison me plaît pas du tout en fait.

    « Oh… Eh bien… Désolé si on vous attire des ennuis dans ce cas, mais merci ! On étais pas vraiment en sécurité sur Jaya hé hé. »
    « Merciii ! »

    Ca aurait été un autre marine, la procédure aurait sûrement été différente et peut-être pas en leur faveur. Mais le fait est que j’ai bien vu le grade de la poiscaille. Aucun doute, il a un petit plus de grade que le soldat lambda et il a une bonne tête de poire aussi. Le genre trop gentil qu’on peut exploiter. Pas croyable qu’Emil se sente à l’aise avec lui. Deux bonnes poires, c’doit être la saison.
    En tout cas, au fur et à mesure que la situation avançait, je compris finalement plus ou moins la raison pour laquelle l’abomination me dévisageait du regard. Il me prend pour un autre gusse… J’le crois pas, c’pas possible qu’un autre garçon soit aussi mignon et charismatique que moi… Pire encore, qu’il soit ami avec une sous-espèce. Mais l’autre semble persuadé, j’vois son regard qui brille, il veut entendre une confirmation. On dit que manger du poisson est bon pour la mémoire, mais excuse-moi te dire ça, mais c’pas la mémoire ta grande qualité… Si tant est que t’en ai une.

    J’pourrais lui avouer la vérité, qu’il se trompe, mais l’occasion est trop bonne. J’ai un gradé de la marine, on est pas désiré dans le navire, mais faut définitivement que j’me serve de lui. Il peut avoir de l’influence, toute connexion est bonne à avoir, c’est comme ça que marche la hiérarchie et le monde de la noblesse. Je dois m’attirer ses faveurs, le ranger de mon côté. J’vais devoir faire avec sa race maiis…

    « Hmm… J’ai un peu mal à la tête quand j'essaye d y penser… C’ptet possible… Chuis désolé… En vérité, chuis amnésique. Il y a pas si longtemps de ça, le navire à bord duquel j’étais a naufragé suite à une tempête… J’ai survécu mais… J’me souviens plus de ce qui s’est passé avant… »
    « HEIN ?! »

    Ah mince, c’vrai qu’il est là l’autre idiot. Et j’lui ai jamais parlé de quoi que ce soit me concernant… Mais au vu de ce qui s’est passé sur Alabasta, j’peux décemment pas lui dire que c’vrai. Faudra que j’lui en parle en catimini, en attendant, j’dois continuer à jouer le jeu, la réaction spontanée d’Emil pourrait sûrement jouer en ma faveur. Je continu de prendre mon air triste.

    « Tu vois la cicatrice là ? J’me la suis faites durant l’évènement. »
    « Ah… Je savais pas que tu avais un passé aussi douloureux… Hm ? Ah, oui en fait, je l’ai rencontré y a peu de temps. Mais il avait besoin de moi et… »

    J’l’attrape par ses vêtements, de derrière, j’lui fais un signe. Il devait se taire, ne pas trop en dire, j’aurais trop de difficulté à créer un scénario logique s’il fait une faute. Y a un bref échange de regard d’à peine une seconde entre nous deux. Mais Emil est futé, plus que je ne le pense, il se coupe net. J’crois qu’il a compris… Du moins je l’espère.

    « …Et je pouvais décemment pas laisser un enfant comme lui tout seul. Regarde, il est pas adorable ! Ha ha. »

    Je pouvais respirer, il a compris. Quel bon second. Même si derrière il risque sûrement de me poser quelques questions. Bah, il comprendra. Mais faut qu’il arrête avec sa familiarité, voilà qu’il me tapote la tête comme un enfant… Non je ne suis plus un enfant. Je n’en ai que l’apparence. Mon esprit est bien supérieur à celui d’un adulte de toute manière.

    « Emil, il est très gentil ! Et euh… Craig ? J’me souviens pas de toi mais… J’espère que ptet, tu m’aideras à retrouver la mémoire ! Hé hé. »
    « Du coup… On va rester cacher jusqu’à la prochaine île ? »

    Ah, ptet qu’il faudrait que j’lui dise qu’on veut s’engager dans la marine en fait ?
      J'avale l'explication, amère, mais moi et mes questions on avait trop la dalle pour nous passer d'un point. Amnésie ? Jamais traité ça. Qu'un d'mes proches ait la cervelle vidé d'sa substance, ça m'étais jamais arrivé, et je craignais en silence d'avoir à affronter ça un jour. On peut pas fouiner dans la mémoire comme on fouine dans un bide ouvert. Suffit pas d'enfiler des gants et d'enfoncer ses paluches dans un crâne pour en extirper une personnalité oubliée. Et j'suis pas bon psy. J'ai déjà du mal à dompter mes propres bêtes, alors caresser celles des autres... Non. J'me sens pas prêt du tout à tenter l'expérience, mais j'ai pas l'choix. Faut qu'je profite de cette courte trêve pour le sauver.

      Ça m'inspire toujours un bon gros tas de peine de m'rendre compte une nouvelle fois d'la fragilité du passé. Tout gamin qu'il est déjà privé d'sa joie par un accident. L'idée que du haut d'sa dizaine de piges, il ait déjà joué avec la mort autant de fois, ça m'file un putain de vertige. Et penser qu'il encaisse le tout avec ce petit sourire forcé qui lui tiraille le bout des lèvres, c'est un coup à me faire dégueuler pour de bon. J'crois qu'après avoir senti remuer autant de souffrance sous le fil de mon scalpel, après avoir subi des sévices à m'en demander si j'en étais pas revenu au stade de simple bestiole de bétail, après avoir contenu autant de hargne et de douleur sans me permettre d'ouvrir les vannes pour évacuer la pression, j'ai la sensibilité à vif, écorchée. Et la suite des choses la ménage pas. Uriko victime d'un naufrage, les souvenirs volés. J'aurai tout vu.

      Ah. Euh... Ouais. A la prochaine île, vous devriez pouvoir vous montrer... On s'arrangera.

      J'porte mes palmes à mes yeux pour m'les frotter. Comme pour nettoyer une vitre, histoire d'être certain de pas voir flou à travers. Mais c'est surtout la fatigue qui commence à m'faisander la caboche.

      Heureusement que vous l'avez aidé à s'en sortir alors... heureusement. Hum. Je t'aiderai comme je pourrai, Uriko. Mais y a pas moyen qu'on revienne sur les lieux de notre rencontre. Trop loin.

      J'aurais pensé que ma seule gueule aurait suffit à déclencher un tilt. J'ai pas une silhouette oubliable, ni un caractère... j'espère. J'comprends mal que j'ai pu m'volatiliser aussi vite de la liste des -sûrement nombreux- gens qu'il a appris à aimer. Ça m'essore le coeur, d'y repenser... si fragiles. Précieux et si fragiles, les souvenirs. Tout enfermé dans une simple boîte d'os qui disjoncte à la moindre fissure. Y repenser, encore et encore, ça risque d'me faire moi-même péter un câble. J'étais parti pour rentrer pioncer après une nuit entière à patauger dans le sang des collègues, à leur offrir soins et adieux, un repos bien mérité, rechercher désespérement ma sérénité perdue, mais non ! Uriko déboule, devenu froid et étranger, et aspire le peu de chaleur qui alimentait encore mon espoir. Putain de merde. J'suis maudit.

      Ça m'surprends qu'mon odeur te dise rien... Et un loup ? Si j'te dis que je suis un loup, tu te rappelles ?

      Il me dévisage, arrondit ses yeux. Nan, définitivement, ça lui dit rien, et ça fait qu'ajouter du malaise dans l'trouble.
      Fais chier, fais chier. Juste... s'il existe une clé pour lui déverrouiller le crâne, j'crois pas que ce soit moi qui l'ait.

      Tu te souviens de ta famille ?
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      Ca marche, il mord à l’hameçon, ha ha quel crétin quand même. En même temps, avec une cervelle de poisson on peut pas voir plus loin que le bout de son nez. Bon, en même temps, comme si un plan élaboré par le génialissime Eriko pouvait échouer. J’ai soigneusement étudié la question après tout. Bon, je devais continuer dans cette lancée, le brosser dans le sens du poil, faire attention malgré tout à ne pas me trahir, j’ai pas encore tout le contexte, donc les questions qu’il pouvait me poser pouvait rapidement me révéler. Sa mine triste et déçue me racontait que visiblement, le gamin qui me ressemblait s’entendait plutôt bien avec lui. Je hoche la tête de droite à gauche suite à ses premières interrogations.

      « Nan… J’me souviens pas… Ni l’odeur… Ni… Pourquoi un loup ? »

      Ah ca y est, j’ai de nouveau peur. Ptet qu’il s’assumait pas en tant qu’homme poisson, j’le comprendrais, mais j’pense pas que ce soit la raison, nah, un homme-poisson pensait pas aussi rationnellement. A tout les coups on m’a refilé le seul homme poisson schizo fou qui se prend pour un loup le soir tombé. Y a pas moyen que l’autre gosse puisse confondre ce truc pour un loup. Un loup, ça a un peu de classe, j’en avais un quand j’étais petit… Bon, j’l’ai bien jeté pour en avoir un plus neuf d’une plus belle race maiis… Toujours est-il qu’un loup, c’pas pareil qu’un homme poisson niveau charisme. J’pense plutôt qu’il a un sérieux problème. Je refuse de croire qu’un gamin me ressemblant soit idiot à ce point… Si tant est que ce gosse me ressemble… Et il porterait le même prénom que moi ? C’bizarre… En tout cas, maintenant, c’sûr que chuis pas près de l’oublier, son odeur. Ca a pas l’air de déranger Emil mais… Pfouah, c’que c’est crade un homme poisson.

      Et vint finalement une question pertinente, un terrain miné. Ma famille… J’pourrais lui dire la vérité sans mentir, dire qu’ils sont morts dans la tempête, c’est le cas, mais ptet pas celui de son souvenir à lui. Le danger serait qu’il soit en contact avec eux ou les connaissent… Si j’me souviens bien, il a mentionné Kage Berg. C’est sur les blues, sachant qu’on est actuellement sur Grand line, je doute qu’il ait actuellement croisé régulièrement mon imposteur. Pas de risque qu’ils soient dans la marine sinon il n’aurait pas précisé les termes « trop loin ». Je pense que je peux m’avancer sur quelque chose :

      « Hmm… Pas vraiment… Lorsque je me suis réveillé, on me soignait et j’avais déjà tout oublié… Je n’avais pas d’affaires sur moi. Alors… En fait je sais même pas si mes parents étaient avec moi sur le navire… S’ils vont bien… Je sais pas… »

      Ma voix tremble, mes yeux brillent comme s’ils allaient pleurer, je touche une corde sensible, celle d’un enfant qui aurait perdu sa famille. En soi, c’vrai, mais là, je jouais. Je partais du principe qu’il ne les connaissait pas réellement ou du moins n’était pas en contact avec eux, car il lui avait bien dit qu’il l’aiderait du mieux qu’il pouvait, si c’était le cas, il aurait déjà agit où annoncé quelque chose comme « on te pensait mort ou disparu ». Emil se taisait cette fois, en même temps avec ce que je venais d’annoncer, j’avais probablement tué l’ambiance. Mais si je pouvais m’accorder le côté protecteur de la poiscaille, ça valait le détour. Je voulais qu’il se démène pour moi, qu’il prenne mon partie et puisse convaincre de toute son âme de nous intégrer dans ce navire. Je devais en rajouter une couche, le prendre par les sentiments, comme je le fais si bien.

      « En tout cas, je suis vraiment content de rencontrer quelqu’un qui me connaissais ! Chuis sûr ça va m’aider ! »

      Je lui souris, mais intérieurement, j’ai un gros débat qui prend place dans ma tête… J’hésite deux secondes… Puis finalement j’me lance, j’devais l’achever. Je m’avance vers lui et je lui fais une étreinte. Un « câlin » comme on les appelle. J’me retiens de vomir, j’sens déjà le bonheur que pourra m’apporter ma prochaine douche. En attendant, j’pourrais sans doute utiliser le désinfectant, être caché dans un cabinet de docteur peut avoir ses avantages. Mais faut pas trop pousser non plus, je stop mon geste, j’garde mon sourire parce qu’il le faut.

      « On va attendre alors et continuer à se cacher ! Merci beaucoup… Craig ! Prends bien soin de nous ! »

        Il lui reste un peu de lui-même qui s'est pas éteint avec le trauma crânien, alors. Le sourire, la joie affaiblie qui s'extirpe de l'oubli, puis ce câlin qui a comme valeur de défibrillateur pour nous deux. Il fait repartir les coeurs. J'savais que c'était lui, j'me suis pas laissé duper par ses nouvelles manies bizarres. J'ai su suivre cet instinct qui me hurlait qu'il était arrivé quelque chose d'affreux à Uriko, mais que le gosse joyeux que j'ai connu était encore quelque part, enfermé dans cette caboche brisée par les flots. L'étreinte n'a duré qu'une pincée de secondes, mais elle était bien là, intense et exactement comme celle qu'Uriko m'avait offerte comme un adieu y a un an.

        Retrouver une partie de lui, c'est échouer sur un îlot de réconfort au milieu d'un océan d'horreur. L'est bien fade, la métaphore dégoûtante, maintenant que j'sais plus nager. Tss.

        Je lui livre un sourire un brin forcé, camouflant comme je peux les rasoirs qui pendent derrière mes lèvres pour éviter d'intimider le "nouveau" Uriko. J'essaye, encore, de lui montrer que j'sais dompter ce genre de drames. Un héros qui pourfend les maladies aussi férocement que les pirates. D'une voix basse mais solide, sans once d'hésitation qui viendrait saboter ma confession pleine d'espoir, j'lui glisse

        T'inquiètes pas. Tout se passera bien.

        Le menteur qui croit en ses balivernes. Encore une promesse ? Hinhin. J'me reconnais mieux, moi aussi. Pour un peu, j'serais presque capable de me regarder de nouveau dans un miroir sans grogner comme si j'me faisais dévisager par un étranger hostile. J'l'avais perdu, cette abnégation joueuse qui m'fait miser gros sur les causes -et la vie- des autres. Me voilà pourvu d'une mission qui m'appartient, d'un morceau d'innocence à protéger. Ça contribuait à ma lassitude, ces conneries d'égocentrisme, si ça s'trouve : à force de n'avoir que moi à protéger, sous les enfers de la guerre, j'me confinais dans mon propre esprit, je m'y morfondais, je m'isolais. Je m'y ennuyais. J'régressais, ouais, j'devenais une bestiole, un clébard qui s'contente de survivre, qui s'accroche aux os anémiés de son maître par peur de devoir ronger les mollets d'un nouveau propriétaire. J'avais plus d'cause, à part ma survie, ni de meute, parce que j'suis trop méfiant pour placer mon avenir entre les mains d'inconnus à l'uniforme moins souillé que le mien.

        J'ferais p'tet meilleur garde du corps que soldat...

        T'es justicier, vengeur, chevalier noir. Pas pédiatre pour marmots amnésiques. Tu vas quand même pas réduire ton rôle dans la trame du monde à... baby-sitter, merde, hein ?


        Lâche moi la grappe... Cesse de tirer sur mes cordes sensibles...

        Amnésique, donc... J'suis pas psy, mais j'ai un ami qui l'est. Il pourra nous aider-t'aider.

        Wallace. Pourvu qu'il soit dans l'état de s'occuper d'un cas aussi... singulier. J'me sais désormais capable de causer des miracles sur les corps. Mais navré, avec les esprits, mon truc c'est plutôt d'les désespérer, ou au contraire d'les armer pour la survie, d'les embrouiller ou d'les pousser malgré moi vers des déviances bizarres zoophiles. A y repenser, j'ai d'ailleurs la cervelle qui demande à évacuer de toute urgence son corps infâme.
        J'm'installe un instant dans le silence pour ruminer ses aveux. Mettre un peu d'ordre dans ce qu'il m'a raconté sera la base des bases pour diriger sa... thérapie. Je hais c'terme. Il n'sait plus rien de ses parents, et à Kage Berg, il m'en avait pas causé lourd, alors c'est pas moi qui irait lui rafraîchir la mémoire à c'propos. Première piste, première impasse...

        Bon. Mirettes embrumées, vertiges crispés. Ça sent la fatigue qui reprend ses droits par la force. Hors de question de lui céder, pour le moment.
        Comme les étoiles suspendues dans le ciel à l'aurore, mes neurones semblent s'éteindre un à un. Pourtant, j'ai encore de quoi bosser et penser pour des mois.

        Et vous Emil ? Vous avez fait connaissance où, comment ? Le moindre p'tit détail pourrait nous permettre de remonter aux gros...
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        Mais c’est qu’il s y croit en plus l’autre, « tout se passera bien » pff…Haha, j’dois vraiment me retenir de rire sous cette phrase complètement cliché, il s’est cru où l’autre ? Dans un roman à l’eau de rose ? Roh la la, heureusement que j’peux sourire maintenant au moins. Il gobe vraiment tout ce gars-là… En même temps, c’un poisson vous m’direz. Le pire c’est de dire ce genre de chose quand il n’avait absolument aucune garantie que ce sera le cas. Vraiment pitoyable...

        Personnellement, j’ai pas vraiment l’envie de connaître des amis d’un homme poisson aussi nauséabond, faut vraiment être dérangé pour oser être ami avec une… Sous espèce. Et puis j’avais pas vraiment que ça à faire de consulter un psy. J’avais posé mon histoire, pas trop envie de retoucher à des choses que je ne maîtrise pas totalement. J’ferais en sorte que ça n’arrive pas. Mais alors que je pensais que tout se terminerais là et qu’on retournerait se cacher que l’autre monstre fais durer la conversation… Elle doit être palpitante sa vie, est-ce qu’il s’ennuie ou quoi ? Il a pas des gens à soigner où ils sont déjà tous morts ? En même temps vu le docteur j’crois bien que j’préferais cette option… Sérieux il peut au moins tenir quelque chose avec cette… Main ? Palmes ? Bref. Ca me plaisait pas trop qu’il parle à Emil n’empêche.

        « Notre rencontre ? Ha ha, en fait c’était il y a seulement quelques jours. Je suis natif d’Alabasta et j’ai croisé Eriko là-bas. Ma mère était gravement malade et nous n’avions pas d’argent. Tandis que personne ne souhaitait nous aider dans le besoin, il est apparu en proposant son aide. Je lui en suis d’ailleurs très reconnaissant. Mais je n’aime pas être endetté donc je l’accompagne pour le rembourser et l’aider à accomplir ses objectifs le temps que ma mère se rétablisse. Je ne le connais pas encore beaucoup mais je peux dire que c’est un enfant très intelligent ! »

        Merci les louanges, mais s’il savait que derrière, c’moi qu’ai empoisonné sa mère et hypnotisé les docteurs, j’crois qu’il tiendrais pas le même discours… Bah, aucun risque, j’ai tout fait en sorte pour qu’Emil puisse me voir comme son sauveur. Je n’avais même pas besoin d’intervenir dans ce discours, il ne faisait que dire la vérité, selon son point de vue bien sûr, mais je suis quand même content qu’il omette de préciser certains détails, comme les négociations que j’ai passé avec lui. C’une information qui pouvait me griller, je ne devais pas paraître trop intelligent pour le moment. Vous savez à quel point c’est dur de camoufler son génialissime être ? Non ? Bien sûr que non vu que personne n’atteindrait jamais le même niveau que moi.

        « Je l’avais pas encore dit à Emil… Donc, chuis pas sûr qu’il sache quoi que ce soit me concernant… Mais c’est pas grave ! Chuis sûr qu’on y arrivera ! Tôt ou tard ! »

        Ou jamais. C’était plus proche de la réalité.

        « D’ailleurs Craig. On.. On ne veut pas être déposé qu’à la prochaine île. En fait, on aimerait faire partie de la marine nous aussi ! S’il te plaît. Tu crois que ton capitaine il accepterait ? Et puis comme ça…. On pourra rester ensemble plus longtemps ! »

        Eurk, dire ces mots me donne la chair de poule, j’ai vraiment sorti ça moi ? Quelle horreur, c’qu’il faut pas dire j’vous jure, même mes mensonges ont une limites, je devrais faire plus attention à ce que je dis. Dur dur d’être un bon acteur.
          Légère grimace en zigzags sur mes lèvres croûteuses. Uriko marine ? C'est si spontané qu'j'ai du mal à penser que c'est une décision réfléchie suffisamment longtemps pour être bien mûre, et pas une simple folie de marmot lunatique qui s'éclatera dans quelques jours comme un fruit pourri. Sait-il ce qu'il attend, d'ce côté de la justice ? Non, il sait pas. Moi-même, j'en savais rien. J'suis parti en éclaireur avec le frangin à la rencontre des héros, de l'équilibre, de l'harmonie et d'une lutte pour un avenir qui sentait moins la vieille charogne que c'que me réservaient les coulisses nobliaux de l'île des poiscailles. Mais c'qu'on y a trouvé, c'sont des montagnes de désillusions, des espoirs bafoués et des honneurs piétinés comme des paillassons, avant d'pénétrer en nous saccager nos convictions.

          Bon, pour moi, c'est fini. J'ai la cervelle déréglée depuis tout p'tit et six ans de combat n'ont réussi qu'à la propulser plus profond dans la folie. Mais Uriko ? Non. Juste non, j'peux pas le laisser porter un uniforme qui sera bien trop grand pour lui. Il sait pas c'qu'il attend. Il sait pas de quel genre d'enfer je viens d'émerger comme d'un affreux cauchemar, y a même pas deux jours. Combien de collègues appréciés j'ai pu voir partir, sous le feu des canons ou sous mon propre scalpel, combien de fois j'ai crains pour ma piteuse vie à en bazarder toute la dignité trop encombrante dans les situations extrêmes... J'ai perçu aucune justice à travers le triste prisme de cette réalité, qui décolore toutes les convictions.

          La guerre, ouais. La Guerre, avec un Grand G, comme dans Gâchis.

          Tu sais rien, Uriko, t'y connais rien. Tu sais juste que j'te veux que du bien, je l'espère.
          Ah. Et Emil ? M'en cogne. Il fait c'qu'il veut...

          Devenir soldat ? C'est c'que tu veux ? Vraiment ?

          T'arrêtais déjà les méchants, tu graillais les gros nombres posés en-dessous d'leurs têtes sur les affiches. Justicier libéral. Chasseur de primes. Un peu plus ingrat que le job de mouette, mais pas tant que ça. Férocement mieux payé, avec la satisfaction de désigner nous-mêmes nos proies en bonus, le tout dans la plus plate des légalités. Eh, j'vais finir par me laisser séduire par ce plan de carrière, faut qu'j'arrête d'y penser...

          T'étais chasseur de primes, avant. Tu t'souviens pas ? Ça t'irait pas mieux ?

          T'étais loin des grands brasiers crachés par nos canons au nom de la catin nommée Justice, qui se trémousse les yeux bandés et le glaive dressé. Justicier libéral, merde ! Romancé, ça sonne tellement bien. T'étais pas un vieux grigou pour qui la seule finalité était petite, plate, dorée, sonnante et trébuchante. Mais un gamin au potentiel monstrueux confiné dans un coeur plein d'innocence, de l'innocence qui muterait un jour ou l'autre en désir de justice.

          Si on lui avait laissé le temps de croître... Fais chier.

          Tu voudrais pas attendre le retour de ta mémoire avant de prendre ce genre de décisions ? On entre pas dans la marine comme dans un moulin...

          Techniquement, si. Quoique d'plus naturel pour une girouette que d'se promener dans un moulin ? J'ai l'intérieur en vrac, et l'idée de repartir, à l'avenir, sur le champ de bataille avec un Uriko qu'a même pas encore palpé sa première quinzaine de piges, ça fait qu'relancer mes tourments. Ce serait d'la pure inconscience que de pas tenter d'le raisonner.
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          Quoi ? Il voulait pas de nouvelle recrue ? Peu importe comment je le regardais, la poiscaille me donnait tout juste l’impression qu’il ne voulait pas que j’intègre la marine. Me fallait trouver le moyen de le convaincre, quitte à me le mettre dans la poche, je voudrais que ce soit entièrement. Je le regardais en levant la tête, c’qu’il est quand même grand pour un poisson. Le fixant d’un œil interrogatoire tel un enfant qui ne comprenait pas, en espérant le faire hésiter. Au passage je gardais précieusement les informations qu’il me donnait. Alors son « double » était chasseur de primes ? Hm, voilà qui était intéréssant. Attendez une minute, c’bizarre… Y a des enfants chasseurs de primes ? Hmm… Après tout chuis bien un enfant dieu donc pourquoi pas…

          « Je m’en souvenais pas… Mais… Si je deviens chasseur de primes… Je… Ferais quoi tout seul sans souvenir… Sans objectifs… Ca me fait un peu peur… Et pis j’ai déjà dis a Emil qu’on deviendrais Marine ensemble ! »

          J’m’agrippais à la manche de l’homme poisson, c’pratique les vêtements, ça me permettait d’éviter tout contact avec lui, qui sait quelles saletés je pouvais attraper si je venais à le toucher directement. Mais bon, je commençais à comprendre comment mieux cerner la bête, comment le convaincre, le manipuler. C’était un naïf, un esprit faible, pile ce que j’aimais. Ils étaient tellement malléables.

          « J’ai besoin de me fixer quelque chose… Je veux pas attendre… Tu t’inquiètes pour moi, c’est ça Craig ? Mais, tu me protégeras hein ? Je sais que tu le feras hé hé ! »

          J’lui fais un autre câlin, eurgh… La deuxième fois est encore plus douloureuse que la première, sans doute parce que je savais à quel point c’était horrible… Beurk, faudrait vraiment qu’il prenne un bain celui-la… je dirais pas non si on m’en en proposait un à moi aussi d’ailleurs. Cette nausée qui me titille, se retenir était quand même un exercice difficile dans ces conditions. Mais je devais le faire, ça avait particulièrement bien marché la première fois, donc j’me dis qu’il est plutôt sensible à ce genre d’acte. Un besoin d’amour ? De se sentir utile ? Ptet, faut dire qu’il avait de quoi avoir un complexe vu sa dégaine. Je relâche mon étreinte, souris, tourne mon regard vers Emil.

          « Mais toute manière, on va quand même devoir attendre et se cacher en attendant non ? On peut toujours en parler plus tard hein ? T’es pas trop occupé j’espère ? Si tu dois filer pars ! »

          Derrière ces belles paroles, sous entendez bien sûr : Dégage. Sa présence ici n’est plus voulue maintenant que j’avais compris la situation. Rester dans la même pièce qu’un homme poisson était dégradant pour ma personne. Et je devais mettre les choses aux clair avec Emil qui plus est… Et piquer un peu de désinfectant à m’asperger un peu partout sur la partie face de mon corps.
            Euh...

            Occupé, à mort. Ces temps-ci, glandouiller a été désintégré d'mon vocabulaire. Mais si j'ferme pas les yeux un peu, quelques minutes au moins, envoyer un instant mon esprit partir loin aux petits soins de Morphée, j'ai la petite ampoule qui va griller. J'suis déjà en surchauffe depuis mon débarquement. Les compteurs s'affolent vraiment, là...

            Me reposer, en fait. J'suis à plat, et j'ai encore beaucoup à faire.

            J'ai des masses d'idées noires à trier. La nuit porte conseil, et ça fait très longtemps que je l'ai pas écoutée. J'me grattouille ma nuque, raide de fatigue, chacune de mes articulations grinçants langoureusement avec l'élégance d'une vieille mécanique rouillée, tandis que j'traîne mon corps alourdi par les sévices, la lassitude, et par son esprit plein à craquer de questions sur l'avenir. Côté d'mon bureau, un long rideau, que j'écarte pour dévoiler un lit. Incrusté dans l'mur, pile poil de ma taille... Il n'est pas pour moi.

            J'pioncerai par terre, ou sur le billard. En vous serrant un peu, vous devriez pouvoir squatter mon lit. C'est l'plus confortable que j'ai à vous... proposer. On recausera de tout ça demain, on trouvera des solutions. Ça ira ?

            Ça baille longuement, mes deux mirettes hagardes scrutant leurs réactions. Le logis est gratuit, le service à domicile. Après l'coup que j'leur ai fais, c'est bien le minimum de pas les enfermer dans mon placard. Emil interroge Uriko du regard, qui n'lui répond que d'un hochement de tête un brin nonchalant. Ça m'a pas échappé. Il reste une lueur de lucidité dans cet esprit assombri : Emil n'est pas un vrai papa de remplacement, autant qu'Uriko n'a rien d'un fils. Il mène le duo. Amnésique, mais pas fou, hein ? Il a finalement pas tant changé qu'ça. Toujours aussi balèze et malin, pour son âge. L'a juste l'innocence en moins.

            Et moi ? Qu'est-ce que j'viens faire là-dedans ? Quel rôle j'peux espérer jouer dans la vie d'un môme qui n'm'a connu que comme un fidèle clébard sans percevoir aucune de mes tares ? Comment j'peux prétendre organiser le destin d'ce gosse alors que mon futur à moi m'a depuis longtemps échappé ?

            S'il est déterminé à porter l'uniforme, ça transparaîtra rapidement dans son comportement des jours qui viennent. Tout compte fait, en chasseur, il semblait arpenter les mers en solo et compter sur la bienveillance du beau monde dont il croisait le chemin, mais aussi trop sur sa chance. Un mode de vie autrement plus périlleux pour un môme seul qui n'a jamais encore perçu ne serait-ce que les orteils du VRAI Mal... et incapable d'le reconnaître, aussi malin qu'il peut être. Posés sur les rails de la marine, sa trajectoire sera plus facile à contrôler, surtout si j'reste un moment à ses côtés...

            J'ai bien peur pour mon grade, mais j'essayerai. De vendre les atouts du transport d'un mousse à bord au capitaine. J'me farde de toujours plus de responsabilités tandis que j'sens mes épaules craquer...

            Faites comme chez vous.

            J'm'affale museau en premier sur la table d'opération, la grosse lampe fixée au plafond m'épiant de ses quatre gros yeux éteints. J'laisse mes crocs griffer l'bord d'inox glacial. Comme un besoin d'mordiller un doudou pour évacuer la frénésie qui m'explose encore le palpitant, et enfin réussir à grimper dans l'train du sommeil en marche. Manque de pot, j'ai juste droit à ce fer froid.

            Reftez juste dans les paragfes, et prévfenez moi si quelqu'un vfient ou si l'den den sonne, hein ?

            Ils acquiessent, oui, non ? J'sais pas. Leur réponse s'évanouit dans la brume qui envahit mon esprit. Allongé sur le ventre, j'sens mes poumons vibrer, peinent un peu à m'laisser inspirer. C'est tout mon corps qui s'engourdit, j'ai des fourmis dans les nerfs. Mon âme se décolle, peu à peu, j'l'entends s'envoler vers un univers plus doux, p'tete dans un rêve, qui sait ? On a buté Flist, j'ai survécu et sauvé l'commodore, ça fait de la matière positive à modeler. Ça pourrait prendre forme d'un joli rêve. Et j'ai repêché Uriko. Un Uriko en ruines qui demande à être reconstruire, mais Uriko quand même. Uriko, Serena, Tark, mes vieux démons, on dirait qu'ils ne me lâchent pas d'une semelle, hein ? Pleines de vieilles connaissances retrouvées. Le monde est petit vu de l'intérieur. Hein ? Depuis ma bulle sous-marine, il semblait si vaste. Mais les destins s'recoupent.

            Quand l'passé rattrape le futur...
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