Rappel du premier message :
Des râles et des respirations rauques, sifflantes, pénibles. Des tâches de sang sur des linceuls autrefois immaculés, des seaux remplis de fluide salis et odorants, des regards vides et des visages couverts de sueur dans le demi-jour des lanternes accrochées ça-et-là au plafond. Plafond ? Le mot est peut-être un peu fort pour décrire cette bâche qui recouvre les estropiés et les agonisants, une simple tente à l'atmosphère étouffante et gangrénée qu'on a improvisé en infirmerie. Mouroir plutôt que véritable salle de soins, pense Morneplume alors qu'il marche, d'un pas feutré, entre les brancards placés en deux rangées, de chaque côté de la longue tente. Ils sont ces hommes que Jäak nomme les Sacrifiés. Ils sont ces hommes que lui appelle des dommages collatéraux. Ils sont ces hommes que d'autres nommeront "les pauvres", "de braves gamins" ou simplement "des malchanceux". Tous étendus dans leur propres déjections, dans les restes de leur humanité qui, quelques heures plutôt, s'échappaient à grands bouillons de leur enveloppe charnelle. Lui, il ne lui reste que la moitié de son visage, œil, oreille, joue et cheveux déchirés et arrachés par le souffle d'une déflagration. Ce quadragénaire, là, ne respire que péniblement, ses deux jambes sciées par une salve de tirs. Ils périront tous, selon Edwin, infectés par le Mal inhérent du Grey Terminal. Ils seront ces hommes dont on se souviendra, parce qu'ils auront eu la chance, eux, d'être extirpés des souterrains par leurs confrères. Les autres, ceux qui ont été piétinés et vaincus dans les profondeurs du dépotoir… Ceux là, on ne gardera rien d'eux, si ce n'est cette plaque avec un nom et une année de naissance. Ils ne sont rien de plus qu'une goutte d'huile ajoutée au moteur de la Justice. Un infime rouage à l'utilité bénigne.
Il s'arrête, Morneplume. Il s'arrête au niveau d'un brancard, dans une économie de mouvement à faire peur. Comme une feuille de papier que soudainement le vent cessait de souffler, il arrête sa procession. Un corbillard qui freinerait en bord de route pour repêcher un malheureux. Et le malheureux en question, il est recroquevillé sur son lit de camp, les yeux ronds comme des billes, fixant le vide d'un air terrorisé, mais absent. Il n'est pas dans une infirmerie de fortune, aux abords du Grey Terminal. Non. Lui, il est toujours loin dans ces boyaux grouillants de révolutionnaire. Il est toujours sous le feu ennemi, au milieu des cadavres et des explosions. Et lorsqu'il fixe ses mains moites qu'il tient bêtement devant ses yeux, à la manière d'un miraculé, il ne voit que le sang qui les imprégnait, des heures plus tôt. Son souffle est chevrotant, ses yeux son creux, son teint livide. Il n'était pas prêt à servir la Justice, il n'était qu'un pleutre de plus qui aurait dû mourir dans les profondeurs. La main d'Edwin se tend vers lui, s'approche de son visage. Serre de rapace fondant lentement vers une proie.
Morneplume. Ne l'touchez pas.
À l'entrée de la tente, dans la pénombre, Kosma se tient bien droit, un mouchoir devant sa bouche et son nez. Morneplume ne bouge plus, un temps, à la manière d'un fauve croyant ne pas avoir été détecté, puis sa main se retire, sans un bruit. Edwin claque de la langue avec dépit, puis se dirige vers la sortie d'un pas rapide. Qu'est-ce qu'il le dérange, ce Sergent raté croyant accomplir son juste devoir. Comme il aurait aimé le voir parmi tous ces hommes jetés dans les fausses, en fin d'après-midi. Pourtant, s'il est toujours là, c'est peut-être parce que la Justice lui réserve toujours un rôle dans sa grande mission. Tout comme elle le fait pour Jäak. Deux fardeaux pour lui, qu'il espère voir être utiles un jour.
Hm, dans un tel état, il finira par se tuer seul, si personne ne lui montre comment quitter ce monde justement. murmure froidement Morneplume, lorsqu'il s'arrête à la hauteur de Kosma, avant de quitter cette maison des horreurs où s'entremêlent putréfaction et souffrance.
Il se nettoie les poumons en inspirant l'air frais du soir, s'avançant au milieu des tentes des armées. À la limite du camp de la Marine, monté à la limite des murs du Grey T, il peut apercevoir le bidonville toujours brûler lentement. Parfois, lorsqu'un vent un peu trop fort souffle dans la direction des tentes, tous peuvent humer l'odeur des cadavres et des déchets passés par les flammes. Morneplume tire son paquet de cigarettes de sa poche, en fiche une entre ses lèvres avant d'en tendre une à sa droite, où l'Agent Alric Rinwald s'extirpe de l'ombre.
Je vous allume ?
'mouais faites donc.
Une allumette craque, puis les deux hommes fument, en silence, le regard perdu dans les braises du Grey Terminal.
Je constate que vous avez réquisitionné des habits de marine.
Mon costard était troué de balles...
Je vois.
Un ange passe. Longtemps. Il fait froid, mais ça, ils le savent.
Belle soirée.
Pas vraiment.
Vous avez on ne peut plus raison.
L'Umbra est dans les environs. Le Roi des Ordures introuvable. La situation semble définitivement plus complexe que celle imaginée par Keegan Fenyang. Si bien qu'une nouvelle approche s'impose pour dénicher le leader révolutionnaire. Les côtes surveillées, les villes patrouillées, impossible pour l'homme de quitter l'île sans être aperçu. L'enquête interne est de mise, mais des indices manquent à l'appel. S'il leur était possible, seulement une seule fois, d'interroger un homme de l'Umbra, la donne changerait complètement… Mais le suicide est le seul échappatoire pour ceux fuyant le courroux de la Justice.
En attendant, ils ne peuvent que fixer les flammes, la croix sur le dos, attendant que le soleil se lève pour suivre le chemin de la Justice.