Quelques heures plus tard, dans la caserne je me réveille presque frais. Un peu fatigué de la nuit quand même. Je pars prendre mon petit déjeuner. Avant que je ne rentre dans la salle, j'entends un cri. « On a en marre ! » Ah, bah ça commence bien la journée. Ils sont à peine levé qu'ils se plaignent déjà. Si c'est parti comme ça, comment ça va bien pouvoir se finir ? En révolte ? Deux soldats s'affrontent verbalement.
« - Lieutenant colonel ou pas, il est égocentrique. Vous avez vu ce qui s'est passé cette nuit ? Il a agit tout seul, sans même nous concerter.
- Et ça nous a fait gagner.
- Mais il aurait pu nous le dire.
- Tu sais très bien qu'on a pas spécialement le temps de parler lors d'un combat.
- C'était notre capitaine. S'il s'était planté et était tombé dans l'eau, on aurait fait quoi ? Il aurait fallut aller le chercher, parce que c'est une enclume maintenant. Il se la joue solo, sans même penser à nous. Il nous prend comme cobayes pour tester des techniques, pour se renforcer. Mais jamais il ne pense à nous dans tout ça !
- Tu crois vraiment qu'en affrontant quelqu'un pendant des heures tu n'en retires rien ? Tu crois pas que t'augmente ton endurance, ta résistance, ta vision des choses … Non ? Et si une météorite s'était écrasé sur notre bateau ? Et si un monstre marin nous avait attaqué ? Et si un tsunami nous avait frappé ? Si tu veux jouer avec des si, il y en a un million. Arrête de faire des hypothèses. Sinon on va croire que tu es devenu intelligent. J'vous rappelle que c'est notre supérieur, on lui doit respect et obéissance.
- Ouais, bah ça va dans les deux sens. Il ne nous a même pas remercié quand on l'a aidé. Il se sert de nous, c'est tout. C'est pire qu'avant cette base. Si ça continue, on va devenir ses esclaves personnels.
- Tu sais que rien que d'avoir cette conversation, on peut nous faire jeter en prison pour insubordination et tentative de rébellion ?
- C'est pour ça qu'on a mis quelqu'un de surveillance. On est pas cons non plus.
- C'est vrai que ses méthodes sont pas spécialement bonnes. Mais ça part d'une bonne intention. Il veut se renforcer pour devenir meilleur et éviter qu'on soit blessé.
- Et le jour où il est trop occupé, le jour où on doit se débrouiller tous seuls, qu'il n'est pas là, on crève tous comme des cons parce que monsieur a oublié de nous entraîner, de nous apprendre des trucs ? Non ! On a des familles, bordel de merde. Elles aussi elles veulent nous voir rentrer en vie. Pourquoi il serait le seul à progresser et à survivre ?
- … Je … j'vais essayer d'en discuter avec lui. »
Cette discussion me laisse sur le cul. J'suis abasourdis par ce que j'entends. C'est ce qu'ils pensent de moi ? Vraiment ? C'est l'impression que je laisse ? Un sale ingrat qui se croit meilleur que tout le monde ? Mon dieu, j'suis devenu un dragon céleste ! Je suis devenu ce que je déteste le plus au monde. Non, c'est pas possible. J'ai ptet mal comp … Non, j'peux pas dire ça. Ils ont été très clair. Un bruit attire mon attention dans le couloir. Il vient droit vers moi. Sûrement le garde qui revient de sa pause toilettes. Parce que oui, quand on surveille, on s'absente forcément pour aller aux toilettes, c'est logique. Tellement logique. J'utilise rapidement un soru pour dégager d'ici et éviter de me faire repérer. Je me rends dans mes quartiers, le ventre vide qui crie famine. Pourtant, une autre voix prend le pas en moi. Je suis vraiment comme ça ? Comment j'ai pu devenir ça ? C'est le garde ? C'est le logia ? Qu'est-ce qui me fait prendre la grosse tête et me comporter comme un salop qui n'en a rien à foutre des gens autour de lui ? Je ne sais pas. Je réfléchis, passant en revue tous les moments de ma vie. Je savais qu'il y avait un risque, mais enfin, de là à ce que ça devienne réalité, je pensais qu'il y avait le monde. Visiblement, j'avais tord. Mais ce n'est pas trop tard. Je peux changer. Je peux me recadrer, redevenir le type que j'étais avant. Enfin, en partie du moins. Aussi, pour ne pas me laisser abattre, je décide de sortir de la caserne. A peine ai-je mis le pied dehors qu'on crie mon nom. Je me retourne. Le soldat qui m'a dragué hier. Je sens aussitôt le pourpre me monter aux joues. J'peux très bien cacher mes émotions. Sauf pour ce genre d'émotions. Il se rapproche de moi. J'évalue la distance entre nous comme intime. Merde. J'aurais préféré qu'il s'arrête plus loin, qu'on garde une distance professionnelle. Mais là, il veut clairement quelque chose. Je lui fais signe de m'accompagner plus loin afin de discuter au calme. Là où personne ne pourra nous entendre. Je suis nerveux. Tellement nerveux que je sue. Mais pas de l'eau, comme tout le monde. Non, je sue de la terre moi, c'est tellement plus … dégoûtant quand ça coule le long du corps.
« - J'aimerais vous parler des hommes, lieutenant.
- Justement, moi aussi. J'avais pensé à changer un peu de registre. Vous m'avez aidé à devenir meilleur. Il est temps de faire l'inverse. Je vais programmer des classes d'exercices pour ceux qui voudront s'y inscrire. Il faut que vous vous améliorez aussi si vous ne voulez pas finir …
- Comme chair à canon ?
- C'est pas ce que j'aurais dit, mais oui. Le fait est que pour les hauts gradés, vous êtes remplaçables. Ils ne voient que la valeur numérative, pas la valeur humaine.
- Et pas vous ?
- … J'admets avoir oublié, pendant un temps. Je dis à qui veut l'entendre que je cherche à protéger les gens, et c'est vrai. Mais souvent j'oublie que les gens continuent à vivre une fois que je suis parti. Tant que je suis là, je peux les protéger. Mais quand je n'y suis plus, ils doivent se débrouiller tout seuls. Et peut-être que personne ne viendra les sauver la prochaine fois. Alors plutôt que de les sauver, je dois leur apprendre à de sauver eux même. Je dois vous apprendre à devenir plus fort.
- C'est justement ce dont je venais vous parler.
- C'est dingue.
- Carrément. » Il croise les mains dans son dos et prend plusieurs inspirations. Il veut me parler d'un truc plus délicat.
« - Lieutenant.
- Oui ?
- Je voulais m'excuser pour la dernière fois. Je n'ai pas voulu vous mettre mal à l'aise ou quoi que ce soit.
- Je sais. C'est juste que … je ne sais pas si je suis prêt pour quoi que ce soit.
- Pourtant, vous admirez bien le paysage.
- Je. Heu. Comment le savez-vous ?
- Pendant que vous regardez les autres, vous ne remarquez pas si on vous regarde. Du coup, j'en profite.
- Pourquoi ?
- Pourquoi quoi ?
- Pourquoi moi ? J'ai rien de particulier j'veux dire. Pourquoi ne pas regardez Kenneth par exemple ? Avec son physique taillé dans le marbre, il fait un bien meilleur choix.
- Pourquoi la lune n'est pas verte ? Pour les océan sont bleus ? J'en sais rien. C'est peut-être vous voir tenir les portes aux gens, votre sourire qui vous accompagne quasiment tout le temps, votre façon de voir les choses, vos yeux bleus … Le cœur à ses raisons que la raison ignore.
- Le cœur ? Carrément ?
- Il n'y a pas que lui, si c'est votre question. On vous a déjà dit que vous rougissez vite ?
- Heu. Oui. Parfois.
- Vous voulez qu'on aille boire un verre en ville ?
- Je ne sais pas.
- Un verre. Juste un verre. Ça n'engage à rien. Et si vous ne voulez rien de plus après, alors soit.
- Je … D'accord. »
Je finis par céder en regardant ses yeux. Il sourit et je peux voir ses dents, blanches, propres. On marche vers la ville, sans trop rien dire. On se regarde de temps en temps, évitant le regard de l'autre. Ça se voulait discret au départ, mais on finit par flirter avec nos yeux. Ces échanges me mettent en émois. Je sens quelque chose en moi se réveiller. On rentre dans la première taverne qu'on croise, choisit une table au fond, loin de tout le monde. La serveuse vient nous voir. Chacun passe sa commande. Et là, c'est le drame.
« - Désolé, mais les jours impairs, on ne peut plus vendre d'alcool. Et on ne vend que de l'alcool les jours pairs. Décret de sa majesté.
- Mais … on veut à boire nous.
- Vous êtes tombé sur le mauvais jour. Revenez demain. »
Je lui demande si elle sait jusqu'à quand ça va durer, mais elle n'en sait rien. On quitte donc l'établissement. On voit une personne passer devant nous en courant. Elle se dirige vers le port. Elle va sûrement rater son bateau. On se dirige un peu plus vers l'extérieur de la ville. Deux autres personnes passent devant nous, nous bousculant presque. Cette fois, mon instinct me dit qu'un truc cloche. On fonce vers la zone désignée. Que voit-on ? Un navire à moitié ancré dans le port. Normal me direz-vous. Sauf que là, il est littéralement dans le port. Le partie avant est sur le béton, le reste dans l'eau. Inclinez dangereusement. Des gens sautent du bord pour atterrir sur la terre ferme. Le bateau va couler bientôt si ça continue. Des habitants ont attachés des cordes au navire et tentent de tirer dessus pour éviter de le faire sombrer. Un rapide calcul et je comprends que c'est vain. Le bateau va couler. Tirer sur trois cordes ne changera pas la donne. Une femme se met à hurler disant que son bébé est à l'intérieur. Les soldats arrivé sur place l'empêche de passer, disant que le navire va couler et que c'est trop dangereux. Deux soldats foncent dans le navire qui penche d'un seul coup vers l'arrière. Les marins n'ont pas le temps ! Ils vont couler avec le bateau. Sauf si le bateau ne coule plus. Je cours vers la scène, et saute sur le bateau. Une personne me direz, ne peut pas changer le destin, pas vrai ?
Moi je vous dis qu'une personne peut tout changer, avec les bonnes conditions. Même si je ne pèse rien comparé au bateau, je peux faire pencher la balance quand même. J'utilise mon statut de logia pour générer de la terre, autant que je peux. Ce qui fait que le poids à l'avant du navire augmente. La poupe remonte donc très légèrement. Je continue à produire massivement de la terre. Et pour aider, je frappe le navire avec mes poings, de manière à donner des impacts pour faire pencher la bateau en avant. Les hommes continuent de tirer sur les cordes. La mère pleure et crie. Les habitants sont bouche bée devant le spectacle. De la fumée sort du pont inférieur. Et merde. Un truc a du prendre feu. Faut vite que les soldats sortent où ils vont se faire asphyxier et/ou mourir noyé. Ni l'un ni l'autre n'est satisfaisant pour moi. Comme le bateau est incliné, et que le feu monte, je peux déjà sentir la chaleur des flammes s'avancer rapidement vers moi. Parce que oui, un navire en flammes, ça crame vite. Très vite. Surtout un navire marchand avec des putains de tonneaux d'huile !!!!!!! Putain, fallait que ça tombe sur le seul navire marchand de la journée. Bordel de merde ! Les flammes sont désormais visibles de partout. La fumée envahit la place, obligeant les hommes à reculer et à lâcher les cordes. Je me retrouve donc tout seul à lutter contre la mer qui entraîne le bâtiment petit à petit. Ça sent le roussi, au sens propre. La chaleur devient rapidement intense. C'est comme être enfermé dans un sauna, mais dont la vapeur est toxique. Sauna chauffé à cent petits degrés.
Autant dire que je sue pas mal et commence à avoir du mal à respirer. J'imagine pas ce que les hommes doivent subir à l'intérieur. Ils ne sont toujours pas sortis. Merde. J'vais pas pouvoir tenir plus longtemps. Ça sent mauvais ! Les civils se ramènent avec des sceaux d'eau qu'ils balancent sur les flammes. C'est sans grand effet. J'leurs dit de les balancer sur moi. Ils sont surpris, mais obéissent. Et dès que l'eau touche mon corps, je me sens mieux. Mais elle s'évapore quelques secondes plus tard. Avec la fraîcheur de l'eau, des idées me viennent. Je tends un bras vers la cabine, le change en terre et le laisse s'allonger autant que possible. Il rentre dans le navire, travers les ponts. Mais la chaleur … cette saloperie de chaleur rend ma terre sèche. Trop sèche. Elles commence à s'effriter et à se désintégrer en poussière sur le sol. Merde ! J'peux pas tenir plus longtemps. Même avec ce masque bricolé avec mon tee shirt, j'peux plus respirer. J'suis obligé d'abandonner le navire. Et la mère redouble de cris, appelant sa fille partout, le cœur à moitié brisé, ses espoirs presque réduit en fumée. Le navire glisse en arrière un grand coup, et coule. Youpi. Donc soit les soldats se sont fait brûlés, intoxiqués ou noyés. Et la gamine avec. Merde ! Tandis que le navire se redresse à la verticale, on voit deux mains surgirent et agripper la proue. La fillette se hausse tant bien que mal. Elle est là. Et elle se laisse tomber dans le vide.
La fumée l'a gagné. Non ! Personne n'est assez près pour la réceptionner. Elle va s'écraser au sol comme une tartine beurrée. J'utilise un soru pour arriver à temps. Par contre, la fumée dans mes yeux et mes poumons m'empêchent de bien voir. C'est lorsque je sens un truc tomber dans mes bras que je pousse un soupir de soulagement. Je m'essuie les yeux rapidement et confie la fille à sa mère qui l'emmène plus loin. Et les deux marins ? Ils sont où ? Des cris retentissent. On se dirige vers l'origine. Deux corps nagent pour s'éloigner du navire en perdition. Un soupir de soulagement plus tard, un bateau coulé plus tard, deux marines et une enfant sur le rivage plus tard, tout le monde est content. La mère me saute dans les bras, me remerciant.
« Ce n'est pas moi, mais eux qu'il faut remercier. C'est eux qui sont allé chercher votre fille. »
Et elle part les remercier en leur sautant aussi dans les bras. J'ai à peine le temps de me retourner que je me prends un SVDI dans la gueule. Soldat volant déjà identifié. Il me prend dans ses bras et m'enlace. Je suis choqué, et surpris avant tout que je ne réagis pas.
« Ne refaites jamais ça lieutenant.
C'est notre métier pourtant. Se mettre en danger pour sauver des vies en danger. C'est pour ça qu'on a signé. Et c'est pour ça que je me suis engagé. Kof kof.
Oui mais ...
Pas de mais. Et vous oubliez qu'on nous regarde, soldat. »
Il se décolle aussitôt pour prendre une distance plus adéquate. On aide les soldats à rentrer à la caserne où ils sont accueillis comme des héros. Parce qu'ils en sont, après tout. Puis je leur annonce mes décisions et ce qui va en découler.
« A partir de demain, je vais mettre en place des ateliers pour vous rendre meilleurs. Tireur, sabreurs, mains nues, longue portée, courte portée, tactique ... J'vais vous enseigner ce que je sais. Parce que chacun de vous mérite qu'il soit rendu sain et sauf à sa famille le soir venu. Alors préparez-vous psychologiquement, parce que ça va envoyer. »
Je passe le reste de la journée à préparer tout ce qu'il faut pour demain. Les sergents ont des rôles précis, les recrues signent les formulaires d'inscription dans la soirée, et les terrains d'entraînements sont mis en place.