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Abusay!

-Je crois que j’aime beaucoup ce pays.
-Hahaha, vous aussi ? Ouais. Ca me fait vachement penser à la maison, en fait.

Armée d’un petit guide touristique –bien évidemment gratuit- récupéré à l’hôtel de ville, miss Haylor regarda le descriptif du monument qui leur faisait face. Malgré le temps ensoleillé et la tenue désespérément décontractée de son partenaire –short, sandales et chemise à rayures-, les deux compagnons n’étaient pas là pour s’offrir des vacances, loin de là. Seules les affaires les amenaient sur ce port. De retour de leur dernière mission HSBC, sur l’île agraire où ils avaient renoué avec une partenaire de Santa Klaus et rajouté quelques sympathisants révolutionnaires à leur carnet de contacts, le duo de chevaliers de Nowel avait décidé de s’attarder le temps de deux semaines sur cette destination de passage. Le royaume de Luvneel. L’idée était tout simplement d’ouvrir un nouvel établissement de leur petite affaire qui prenait de la taille, et si possible de le faire dans un endroit qui leur apporterait l’un des rares éléments qui leur manquait actuellement : de l’accessibilité.

-Le plus grand royaume des blues ? Arf, chuis jamais venu ici, pourtant. Ca donne l’impression d’avoir rien fait dans sa vie, ce genre de trucs. C’est vrai que la ville est grande… mais le royaume entier, l’est grand comment ?

Le port de Norland. Même deux cent ans plus tard, cette ville gardait très fière allure. Les gigantesques infrastructures portuaires de cette ville, qui avaient irrigué une frange non négligeable du commerce de Luvneel et des quatre mers bleues, gardaient toute la magnificence des moyens dont disposait le royaume en son temps. Style architectural, envergure des installations, qualité des matériaux employés…

De quoi donner matière à reprendre pour la multitude de maçons et ouvriers de tous horizons qui s’affairaient encore sur les nombreux chantiers qui parsemaient les lieux.

-Euhm… et il se passe quoi, ici ?, demanda Sigurd.
-Le port est en reconstruction. Suite à l’altercation entre un pirate et un haut gradé de la marine… un vice-amiral, visiblement.
-Un quoi ? Vice amiral ? Ces mecs sont pas censés orchestrer toute l’activité de la marine depuis leur gros QG, plutôt ? Qu’est ce qu’il fichait là ?
-Ca n’est pas indiqué. Je sais simplement qu’il s’agissait de… d’un duel de… lames d’air, selon la brochure. Lames d’air ? Qu’est ce que c’est que cette idiotie ?
-Dixit la sorcière aux tentacules magiques qui lance des boules de feu et des nuages solides.
-Et alors ? Moi c’est de la magie, alors qu’eux… ça n’est pas normal.

-Haha. J’me suis toujours demandé si c’était bien ou pas, ces trucs-là. A chaque fois que y’a des choses à construire ou à reconstruire, ça fait de l’emploi de bâtiment, ça fait tourner l’économie, on pourrait se dire que c’est du bon… sauf que c’est de l’argent qui aurait pu être utilisé à faire autre chose, et ça empêche d’autres travailleurs de faire leur boulot. Bon après sur un port trop gros pour ce qu’il a à faire, c’est  pas hyper dommageable, mais…
-Vous pensez ?
-Ben… chais pas. Mais dans tous les cas, j’imagine que ça rendra bien si on leur fait une donation à eux aussi, comme à Boréa. Cinq millions et quelques, comme la dernière fois, ça vous va ?
-Pourquoi et quelques ?
-Nera m’a dit que ça rendait mieux, niveau comm’. Apparemment les chiffres ronds c’est pas honnête.



*
*     *
*

-Je crois que j’aime beaucoup cette île. Est-ce que vous pensez que c’est un bon endroit ?
-Baaah… c’est vous la spécialiste, miss. De ce que je vois, avec un port comme ça, on a carrément rien à perdre à essayer, ouais. Y’a de l’activité, y’a de la population, y’a énormément de marchands de passage… on aura forcément des clients. Et encore, c’est juste un port, quoi. Y’en a toute une palanquée sur tout le royaume.  Et vous, z’en dîtes quoi ?
-L’île est majoritairement indépendante du gouvernement mondial, ce qui comporte un certain nombre d’avantages, oui. Et je ne vous parle même pas de fiscalité.
-Donc on installe les bureaux dans le coin, et adjugé vendu ?
-Je ne sais pas encore… peut être attendre encore un peu.

Leur grande visite matinale s’était maintenant achevée, et les voilà qui s’étaient tranquillement attablés au sein de la salle commune de la petite auberge où ils avaient élu résidence pour leur séjour ici. L’endroit était assez petit, mais aussi sensiblement plus cossu que ce qu’ils avaient l’habitude d’utiliser dans leurs voyages. Question de train de vie, tout simplement. En l’occurrence, c’était le bouche à oreille qui les avait incités à venir ici. Leur dernière pérégrination pour la HSBC les avaient conduits à finir en très bons termes avec un tavernier doublé d’un sympathisant révolutionnaire. Etant leur débiteur, cet exploitant leur avait ouvert la porte de son petit réseau sur North et sur Luvneel ce qui leur permettait, comme c’était le cas ici, de profiter de bonnes enseignes à prix d’ami. L’endroit était particulièrement confortable, la cuisine assez soignée, le service très agréable, de sorte que les deux compagnons se rattrapaient en laissant de généreux pourboires à leurs hôtes.

Le seul inconvénient de tout ça étant bien sûr qu’ils se trouvaient à nouveau au sein de l’établissement d’un affilié de la révolution. Et même, en plein milieu d’un territoire qui relevait presque de l’enclave révolutionnaire : Sigurd et Evangeline avaient parcouru le quartier dans leur temps libre, et vite repéré certains détails qui ne trompaient pas. Contrairement à ce qui se faisait sur l’autre île qu’ils avaient visité, où l’activité se faisait de façon extrêmement discrète et sporadique, les gens ici prenaient sensiblement moins de précautions. On n’arborait pas ses couleurs ni ses convictions, mais on ne les cachait pas non plus. De même, tout le monde se connaissait, et les informations circulaient extrêmement vite dans ce réseau. Moins d’une journée s’était écoulée entre le moment où ils avaient débarqué dans cette auberge en se présentant comme des connaissances d’un certain Billy Hunter, tavernier et sympathisant sur l’île d’Egranard, et le moment où la moitié des révolutionnaires du quartier savaient que deux chevaliers de Nowel dignes de confiance logeaient dans cet hôtel.

Un hôtel à l’excellente réputation dans cette localité qui jouxtait le grand port de Norland. On vantait tout particulièrement les spécialités locales que l’enseigne s’était rapidement appropriées au fil de ses quarante-deux ans d’existence, à savoir la lasagne au calamar et l’oie rôtie à la betterave. Des plats particulièrement copieux, mais dont nos partenaires se régalaient en bavardant joyeusement de tout et de n’importe quoi comme à leur habitude.

Ils s’interrompirent pourtant lorsqu’une bien étrange assemblée entra dans la petite zone d’accueil de l’auberge. C’était un peu plus d’une vingtaine de personnes, composée aux trois quarts d’hommes, pour la majorité agés de 20 à 55  ans. Des marins, de toute évidence. Au vu de la familiarité et de la bonne humeur qui animait ce petit groupe, on devinait sans mal qu’il s’agissait des membres d’un même équipage. Trois d’entre eux allèrent à la rencontre du responsable de salle, pour lui demander s’il était possible d’avoir des tables pour se restaurer ici. Le groupe était bruyant, mais n’empêcha pas Haylor et Dogaku d’entre ce qui se dit en cet instant. Le responsable n’avait pas d’objection de fond, à ceci près que ce grand groupe serait très à l’étroit. Un désagrément que les marins écartèrent en plaisantant ; ils avaient entendu parler de la cuisine de cet endroit, et tenaient réellement à y gouter.

Aussi, c’est dans une cohue mémorable que tout ce petit monde prit place. Dans un premier temps, seul le raclement des meubles réaménagés perturbait l’espace sonore. A ce stade, Sigurd pouvait encore distinguer convenablement ce que disait son amie… mais aussi ce qui se disait au sein du groupe.

-Euh… pourquoi on va pas dans la taverne comme d’hab, chef ?
-J’avais envie d’essayer des trucs de qualité pour notre dernier jour. Et j’en ai marre des pégies qui viennent nous casser la gueule dès qu’on déclenche une ‘tite bagarre. Ces gars savent pas retenir leurs coups. Du coup, aujourd’hui, on se prend pas la tête, on se fait plaisir et on ne casse rien.

« Chef ». Un terme qui semblait qualifier un homme aux cheveux châtains noués en catogan, vêtu d’un jean poussiéreux, doublé d’un veston de cuir brun visible sous un ponchon fait dans la même matière, le tout rehaussé par un chapeau de cow-boy que le personnage avait retiré en entrant dans le bâtiment. A sa ceinture, on pouvait voir deux colts, aux barillets un brin particulier que ni Sigurd ni sa partenaire n’eurent l’intérêt de détailler.

Non pas qu’il en auraient eu besoin de toute manière.

*
*     *
*

Vingt minutes plus tard, les choses étaient bien plus difficiles pour Dogaku. Il s’efforçait de prêter attention à ce que lui racontait sa partenaire, mais…

Il y avait trop de bruit.

-J’étais en train de me dire… j’ai très bien fait de vous rejoindre. Merci beaucoup.
-BRAHAHAHAHAHAHA !
-De quoi vous parlez ?
-Je parle des…
-SITAVAISVUSATETETAURAISJAMAISCRUCA !!
-… des chevaliers de Nowel, et de HSBC. Je n’étais pas très….
--BLABLABLABLABLABLABLA
-Euh… j’ai pas entendu, répondit Sigurd, vous pouvez répéter ?
-Je disais qu’en l’espace de quelques mois à peine, nous avons réussi à…
-BRAHAHAHAHAHAHAHAHA !
- … monter une affaire très respectable… je n’aurais jamais pu gagner autant en rejoignant la marine.
-AHTROPFORTOUAISCARREMENTC’ESTVRAI !
-Boah. Vous auriez pu gagner plus en travaillant dans une grosse machine, non ?
-Pas de la même manière. Et puis…
-CAMERAPPELLELABLAGUEDUCORSAIREETDEL’ATOUTQUICROISENTUNROIDESMERS !!!
-… avoir sa boutique à soi, c’est… très agréable. Satisfaisant. J’ai l’impression de faire quelque chose. Et si mes calculs tiennent…
-WOAAHLAVACHEJ’AVAISRAISON, CETTEOIEROTIECESTDULOURD !!! BOUFFEMOICAMONGARSETDISMOICEQUETENPENSE !!!
-Vous avez dit quoi, miss ?
-Je commence à en avoir par-dessus la tête de ces bouffons. Combien de temps va durer tout leur… rrrrhhhh…
-Ben ils ont commandé chais pas combien d’oies rôties et le tavernier avec des pépites d’or dans les yeux en calculant l’addition qu’ils devront payer, donc ouais, probablement qu’ils vont nous gonfler un maximum.
-Et c’est pour ça que nos desserts tardent à venir ?
-Aucune idée.



*
*     *
*


-Comment ça, vous n’allez pas payer !?!
-Bah non. Ca vous pose un problème ?
-Vous vous… espèce de… est-ce que vous vous fichez de moi !?
-Non. Vous êtes des révolutionnaires comme tout le monde ici, non ? Les trucs pas légaux, vous devez connaître. Eh bah voilà, bam dans les dents.

Et voilà qui devenait encore autre chose. La mauvaise humeur progressive des deux Nowel se mua en une hostilité consolidée à cette simple annonce. Un sentiment qui se rehaussa toutefois de crainte et de tension lorsque le dénommé Chef coupa court à toute tentative de protestation de la part  du gérant et de ses deux employés de salle. Il lui suffit pour cela de dégainer ses revolvers d’un mouvement de bras, et de les pointer tout droit vers la trachée de ses interlocuteurs.

Maintenant, les choses allaient mal, oui. C’en était définitivement fini de ce petit repas tranquille que partageaient Sigurd et son amie.

La goutte d’eau qui fit déborder le vase eut lieu quelques instants plus tard. Et pour une fois, le groupe de grands bavards et mauvais payeurs n’y était pour rien. Pas directement, du moins.

-ALPHONSE ! JE SAIS QUE T’ES ICI, ALORS SORS DE LA ET VIENS TE BATTRE COMME UN HOMME !

C’était une jeune femme qui venait d’entrer dans l’auberge en braillant comme une damnée. Plutôt grande, rousse, un assez joli visage, et à la tenue particulière. Une tenue blanche mêlée de bleu, arborant le symbole d’une petite mouette délicatement brodée à hauteur de torse, sur son béret, ainsi que sur les manches de son manteau. Les spécialistes de l’héraldique du gouvernement mondial auraient reconnu les gallons et le symbole d’une caporale d’élite, mais ça n’était pas le cas de nos protagonistes.

Le chef de la petite bande lâcha un gros soupir en la voyant, et se baffa le visage à deux reprises en maugréant. L’espace d’un instant, on aurait cru qu’il se mordait les doigts en grimaçant de hargne. Bien rapidement, pourtant, il répliqua :

-PUTAIN KESSTUFAISLA ? ON EST SUR LUVNEEL, LA MARINE N’A PAS LE DROIT DE VENIR ICI !
-Ca ? Pfaaah ! La première chose qu’on apprend dans la marine d’élite, c’est de ne pas se soucier du règlement !
-…
-‘Fin techniquement, on apprend d’abord à être les meilleurs quand il s’agit de taper sur les méchants, mais la deuxième c’est d’ignorer le règlement. Alors t’imagines bien que l’indépendance de Luvneel, je m’en…
-Aaaaaw. Mais je m’en fiche. C’est carrément mesquin, un acharnement pareil. Chuis pas un mec important, ma jolie. Va embêter un autre connard.
-Pas important ? Je dois te faire payer tes crimes !

Rebecca Mudstench, la caporale, approcha de quelques pas tout en brandissant l’arme qui gisait jusque là docilement à ses cotés. Il s’agissait d’un court fusil orné d’un set de baïonnettes particulièrement robustes. En temps normal, la jeune femme se targuait d’être à la pointe de l’équipement de combat, et n’avait pas vraiment tort en la matière. A son sens, les sabres étaient des jouets complètement dépassés, et même si la précision de son fusil laissait encore à désirer, l’ensemble dont elle disposait était aussi efficace que polyvalent entre ses mains expertes.

Un fait que savait admettre son interlocuteur, ainsi que le reste de sa bande. Ils ne formèrent qu’un seul front lorsqu’ils se levèrent tous ensembles, prêts à en découdre. Pourtant, l’homme à l’allure de cow-boy continua posément la discussion.

-Eeeuuuh… youhou ?  Je suis primé à un million, s’il te plait. C’est juste une vaste blague, je ne vaux rien. Et je ne fais vraiment rien de mal.
-Vous n’avez pas payé votre addition !, s’offusqua timidement le gérant.
-Booouuuuh, je suis un criminel, du vrai gibier de potence. Impel Down est trop bien pour moi, je mériterais d’être balancé dans un sarlacc.
-Pour vingt personnes !
-Je viens de nourrir vingt personnes par charité, c’est une merveilleuse bonne chose. Mais j’aurais du en tuer vingt plutôt, ouais, ça m’aurait rapporté un peu de gloire.

-Et moi je te dis que je suis là pour te capturer !, insista la rouquine.
-Et moi je te dis que je n’en vaux pas la peine.
-Tu as une prime, ça me rendrait éligible pour une médaille Alakyss, et je ne supporte pas ta gueule. CQFD.
-Eh bah voilà, scanda le Chef. Vous avez vu, tous ? C’est beau la marine, hein ? Des carriéristes opportunistes ! En plus elle s’intéresse à moi que parce que j’ai été assez sympa pour l’épargner le jour où elle a voulu me farmer dans une taverne. Typiquement le genre de trucs que je n’aime pas. Je vous prends à témoins, vous deux là, vous avez vu, hein ? C’est ça qui vous protège au quotidien, les mecs !

Ces derniers mots s’adressaient bel et bien à Haylor et Dogaku, qui regardaient la scène en grimaçant sans lâcher le moindre mot. Ils avaient l’impression d’être les victimes d’une très mauvaise blague, avec des gags en cascade qui devenaient aussi idiots les uns que les autres. Il n’empêchait qu’au moins deux de ces personnes portaient des armes à feu, et que la vingtaine d’autres –tous des pirates, visiblement- n’étaient pas non plus là pour plaisanter.

Alors ils se contentèrent de garder le silence, et de regarder ce qui se passait sans faire de vagues. Le pirate se contentait de parler sans signe d’agressivité, et la marine était présente. Pour le meilleur ou pour le pire, on ne le savait pas encore.

-Et à tous les coups, chuis sûr que tu me files depuis des heures en attendant qu’on fasse le moindre truc répréhensible pour pouvoir me débouler dessus comme une harpie et me passer les menottes. J’me trompe ?

Bam. Premier coup de feu.

Touché au torse, le Chef gronda de douleur tout en ouvrant le feu à son tour. Ses vêtements de cuir n’étaient pas là pour faire joli, et avaient amorti une partie de l’impact. Ce qui ne les empêchait pas d’être tâchés de sang.

La marine lâcha quelques balles supplémentaires sur les pirates, avant de se retirer à l’extérieur.  Juste le temps de recharger.

D’un seul mouvement, tous les pirates s’élancèrent à sa suite pour l’éliminer.

Une véritable vague de combattants déterminés à en découdre, et à tuer si nécessaire. Ils détestaient que l’on s’en prenne à l’un d’entre eux.


*
*     *
*


Tout s’était passé extrêmement vite.

A l’extérieur, la caporale Mudstench avait laissé ses trois hommes en position, prêts à s’en prendre aux forbans qui devaient la suivre après provocation. Un comité d’accueil que n’avaient pas du tout apprécié les malfaiteurs ; aussi s’étaient-ils rétractés à l’intérieur après quelques instants seulement.

Avec leur chef blessé au torse, les choses étaient préoccupantes. Ca n’était pas une course contre la montre, mais ils se retrouvaient dans la panade. Alors seulement, ils commencèrent à évaluer les possibilités. Quatre combattants de l’élite étaient à l’extérieur, et ils étaient prêts à donner leur maximum. Mais eux avaient le nombre, ainsi que l’avantage d’une position défensive, et…

Un seul regard vers les civils, et ils eurent tous la même idée au même moment. D’autant plus qu’il y avait une personne qui se dévouait déjà pour ça.

-Euhm… dîtes. J’ai une idée. Prenez-moi en otage.

Sigurd sentit son estomac faire des loopings en entendant ces mots. La personne qui venait de dire ça, c’était sa partenaire. Evangeline s’était levée d’un coup, un peu plus brusquement qu’en temps normal, mais sans retenue. Juste quelques hésitations.

-Oh, cool, merci beaucoup.

Oh que non, marmonna-t-il. Il avait peur, absolument, mais ça ne l’empêcha pas de protester contre l’idée. Pourtant, on le retint avec un grand sourire compatissant.

-Vous en faîtes pas, on va rien faire à votre copine. C’est les marines qui font les cons, alors on va leur expliquer pourquoi personne s’en prend à des pirates qui font pas chier leur monde en plein public. On va les éduquer.
-Non, non…

Forcément, seul face à vingt personnes, Sigurd manquait d’entrain. Il s’était levé, avait fait quelques pas, bégayé lamentablement dans la foulée, mais…

-Il a raison, ne vous en faîtes pas, renchérit Haylor d’un ton désagréablement affirmatif. Tout va très bien se passer. Je sais ce que je fais.

Elle avait l’air d’avoir peur, elle aussi, mais pas de la même manière. Sigurd avait peur de ce qui pouvait leur arriver à tous les deux. En ce qui concernait Evangeline, c’était… sensiblement plus compliqué.


*
*     *
*


-Bon, ok ok, STOP, on a UNE OTAGE !

Une otage avec une arme à feu dressée contre ses omoplates. Si on lui avait dit un an plus tôt qu’elle aurait fait une chose pareille, Haylor aurait probablement occulté à vie l’infâme fabulateur chargé de la besogne. Mais aujourd’hui, la demoiselle obéissait sensiblement plus à ses coups de tête qu’un an auparavant.

-Alors vous baissez vos armes ou on fait un carton, d’accord ?

Absence de réaction chez les marines d’élite. Personne n’avait envie d’obtempérer, mais ils ne voulaient pas de mort civile non plus. De même que la jeune caporale d’élite, les trois autres étaient aussi de fraîches recrues avec seulement quelques missions à leur actif ; et ce genre d’action ne se situait pas le moins du monde dans leur zone de confort. Au final, ils se contentèrent d’hésiter, et de rester tous immobiles.

-Alors maintenant, la chieuse. Rebecca. Ramène tes miches ici et on va voir ce qu’on peut faire pour s’assurer que tout se passe bien. Voilà ce que je te propose. On relâche notre charmante mam’zelle si tu acceptes de la remplacer. Qu’est ce que t’en dis ?

Cette fois, Chef était vraiment content. La marine d’élite qui le pourchassait depuis quelques mois, et l’avait déjà retrouvé à trois autres occasions suite à une première mauvaise rencontre, était d’un entêtement particulièrement insupportable. Alors il allait faire d’une pierre deux coups en éduquant la petite tout en se vengeant allégrement dans la foulée.

-Allez, ramène-toi petite. Tu vas voir, on va bien s’amuser.

A sa surprise, la caporale n’hésita pas bien longtemps avant d’obtempérer. Pour elle, le plan était simple, même si ridiculement dangereux. Selon la réaction qu’aurait le pirate à son approche, elle essaierait de le tuer immédiatement, ou bien en profiterait au moins pour se  débarrasser de la civile. Elle se sentait de prendre un meilleur avantage de la situation si la petite faiblichonne entre les mains du pirate disparaissait. Elle n’avait pas besoin de gamine dans ses opérations.

-Bon. Maintenant, tu sais ce qu’on leur fait, aux chieuses de ton genre ? Allez, lâche ton arme. A moins que tu veuilles que je lui troue le cœur… ou le tiens, pourquoi pas.

Mauvais idée. Le malfaiteur tenait clairement en joue sa prisonnière, mais dégaina son deuxième revolver pour le diriger droit vers Rebecca. Un tireur ambidextre, et qui avait le bras sûr.

Alors, enfin, la militaire lâcha son arme. Ca ne serait pas aussi facile, visiblement. Mais elle avait d’autres cordes à son arc.

En voyant ça, Chef relâcha son étreinte sur sa prisonnière. On pouvait sentir à sa posture qu’il se décontractait. Déjà, le voilà qui écartait son pistolet d’Evangeline pour le pointer vers un autre militaire.

Et à la seconde où Haylor ne se sentit plus menacée…

Elle déchaîna ses rets tout autour d’elle.



*
*     *
*



Les pirates eurent l’impression de se prendre des gifles et des coups de fouets en provenance de toutes les directions. En une fraction de seconde, c’était une vingtaine de tentacules de laine et d’acier qui s’étaient furieusement agités sur tout le périmètre, cinglant l’air au fil d’un rythme frénétique. Leur férocité ne laissait rien au hasard : chacun de ces liens mordait des cibles précises. Les yeux, les visages, les doigts, les articulations. Dix-huit visages avaient été violentés par ces coups de fouet ; les pirates qui portaient des armes à feu ne parvenaient même plus à serrer leurs poings tant la morsure des rets d’Haylor avait été terrible ; pas un seul de ces marins ne se tenait droit, certains étant recroquevillés, les autres plaqués contre le sol.

Le carnage avait duré une bonne dizaine de secondes, avant que toutes ces lianes ne se rétractent sous la robe d’Evangeline. Qui se tenait maintenant seule au beau milieu d’un tas de pirates en piètre état.

-Ouh… je ne croyais pas ça si efficace… euh… attendez une minute… hi hi hi…

Non, non. Ce qu’elle voulait dire, c’était bien évidemment…

-Je crois que vous ne savez pas à qui vous avez affaire, vous tous.

Oui, quelque chose comme ça. Elle devait se reprendre. Ne pas hésiter autant. Elle savait très bien ce qu’elle faisait. Elle était une sorcière, que diable ! Il lui fallait se comporter comme telle.

-Permettez-moi de vous faire une belle démonstration… de ce que sait faire une vraie sorcière !

Depuis sa taille, à la ceinture, de sous sa robe, des volutes de gaz blancs et opaques commencèrent à se dégager abondamment. Bien vite, ces gaz s'amoncelèrent en une unique masse de nuage pelucheuse, qui enveloppait partiellement les jambes d'Evangeline. Confiante dans la portée de ses artifices, la jeune femme se laissa tranquillement basculer vers l'arrière, pour prendre place sur le monticule grandissant de gaz solidifié. Et la voilà qui était assise sur son nuage magique, enfoncée dedans comme si ce n'était qu'un grand fauteuil très confortable. Jambes croisées, nonchalamment appuyée sur un de ses coudes, avec une main pointée vers les pirates pour leur faire signe de se relever et d'approcher. Un geste de défi aussi insupportable pour eux que le grand sourire jovial qu'arborait la demoiselle en ce moment. Comme à chaque fois, elle s'amusait énormément.

Un plaisir assez désagréable aux yeux de Sigurd, qui savait bien que depuis peu, son amie adorait faire étalage de ses pouvoirs fraîchement acquis. Et qu'elle avait une fâcheuse tendance à faire des choses idiotes dans la foulée. Chercher bagarre à des pirates était une grande première, mais il avait déjà vu pire. En cet instant, le jeune homme n'envisageait qu'une chose: crier pour attirer l'attention des forces de l'ordre qui calmeraient le jeu.

Déjà, il regardait aux alentours, voir si des miliciens de Luvneel étaient présents dans l’assemblée. Et moins de cinq secondes plus tard, un grand cri horrifié reprit son attention. C’était l’un des pirates qui avait voulu s’approcher d’Evangeline pour l’attaquer, et qui se retrouvait maintenant partiellement suspendu au dessus du sol, les jambes en l’air, le tronc écrasé contre les blocs de pierre qui dallaient l’allée. L’homme était intégralement ligoté par un mélange de chaînes, de ficelles et de nuages qui n’avaient rien de naturel. En tout, c’était une bonne quinzaine de liens différents qui se diffusaient depuis la robe d’Evangeline jusqu’au pirate, et qui dardaient maintenant en direction des autres marins pour étendre leur toile vivante et affamée. Ces hommes et ces femmes tentèrent de s’échapper, mais sans succès : les rets d’Evangeline se diffusèrent trop rapidement sur la vingtaine de mètres que recouvraient la petite bande de pirates, et cadenassèrent tout ce petit monde en l’affaire de quelques claquement de doigts. Et c’est bien par ce biais, ainsi que par quelques mouvements de main que la  jeune femme coordonnait ses liens.

Dix secondes plus tard, l’apprentie sorcière avait achevé de camisoler intégralement tous les indésirables. Toute la bande avait été amoncelée en un énorme tas au milieu de la rue, et l’ensemble s’était vu recouvert de quelques chaînes supplémentaires qui l’enveloppaient à la manière d’un énorme gigot hétérogène.

Et puis, plus rien. Ce dont Sigurd profita pour s’approcher, maintenant que les pirates se contentaient de gémir et de grommeler dans une cohue indiscernable de membres et de syllabes enchevêtrés. Il n’y avait plus de Chef ou de quoi que ce soit qui tenait. Seulement des visages tuméfiés, et des membres entrelacés dans des positions inconfortables.

-Waow. Manque plus que l’emballage papier et un joli ruban, et vous avez de quoi faire un super cadeau pour la milice.

Une suggestion que la miss décida de suivre. Et bien vite, l’amas de pirates fut ornementé d’un impressionnant nœud papillon rouge vif tressé à partir des pelotes de laine vivantes d’Evangeline. Une touche personnelle qui fit rire ou sourire nombre des spectateurs présents dans l’assemblée. Comme bien souvent, les situations délicates de ce genre attiraient l’attention, d’autant plus quand elles trouvaient une fin heureuse. Et c’est seulement à ce moment qu’Haylor se rendit compte qu’elle était au cœur de toutes les attentions… et commença à rosir des oreilles en conséquence. Ce qui amusa beaucoup son compagnon.

-Et oui, vous devenez une vraie sorcière, forcément ça impressionne les gens. Très joli coup, j’m’attendais pas à ce que ça soit aussi expéditif.
-Je… euh… je ne m’attendais pas à ce que cela marche non plus.
-Geuh ? Et vous y êtes allée quand même !?
-Mmmh… on en reparlera plus tard, s’il vous plait ?
-Adjugé vendu, en sachant pertinemment qu’on en a pas envie de toute manière.

Haylor et ses pouvoirs particuliers faisaient sensation, sans aucun doute. Et ceci d’autant plus qu’elle était une parfaite inconnue aux yeux du monde. Mais en voyant Sigurd à ses cotés, les spectateurs commencèrent à faire le lien avec toute autre chose. Et bien vite, c’était le nom des chevaliers de Nowel qui fit surface sur certaines bouches, puis dans les tous les esprits. Le rôle de la jeune femme dans l’affaire qui avait fait leur nom était mineur, mais Dogaku avait été au premier plan sur tous les fronts, et mentionné comme tel dans les journaux de North. Après avoir fait les gros titres de tous les journaux pendant une bonne semaine, on trouvait facilement quelqu’un pour le reconnaître facilement dans n’importe quelle foule.

Et l’amalgame se fit bien vite. Haylor était effectivement devenue membre des chevaliers de Nowel… après l’affaire. Mais ça, c’était un détail dont personne ne se souciait. Ce que les gens voyaient, ou pensaient voir, était tout simplement un exemplaire de ce qu’étaient les chevaliers de Nowel. Une publicité mensongère qui leur ferait probablement du bien, devina Sigurd. Autant exploiter le filon convenablement.

-Dîtes, Haylor… vous voulez pas lâcher quelques feus d’artifices en bonus pour épater la galerie ?
-De quoi ?
-Un geyser de flammes, une boule de feu dans le ciel. N’importe quoi. Un truc qui leur fera dire « waoooooow, Nowel ça pète ».
-Je ne suis pas une bête de foire qui aime se donner en public, merci.
-C’est pas précisément ce que vous venez de faire ?
-…
-Ah, nan, suis-je bête. Vous êtes une folle armée de super pouvoirs qui commence à sérieusement péter les plombs. Mais dans le bon, hein.
-Capitaine…
-Alleeeeeeez, juste une petite boule de feu quoi !
-Non.

Autour d’eux, les choses commençaient tout de même à s’activer. Comme dans chaque ville un tant soit peu organisée, on avait la triste habitude d’avoir à gérer le cas de fauteurs de troubles qui ne voulaient pas rester à faire profil bas. Déjà, plusieurs personnes vêtues de tenues aux airs d’uniformes avaient rejoint la scène, et à les voir entrer en scène, on devinait aisément qu’on se trouvait dans une enclave révolutionnaire. Ce n’étaient pas des hommes de la police nationale, mais des miliciens de la localité, ancrés dans le quartier, qui s’emparèrent de la suite de l’affaire. Chacun d’entre eux était équipé de matraques, ainsi que d’une multitude d’outils de mort plus personnalisés, et affichait un air de surprise mêlé d’amusement à la vue de la piètre posture Ils ne savaient en encore ce qu’il en était vraiment.

Leur organisation était bien huilée, même si le tout devait se faire officieusement. Mais au sein de Luvneel, on avait l’avantage de pouvoir faire les choses tranquillement, sans avoir à se soucier de la marine ou du gouvernement mondial. Alors on s’efforçait de faire les choses au mieux, de rendre service à la nation pour être mieux accepté en retour. C’était une volonté que l’on essayait de développer au maximum dans cette région de Luvneel. Etre utile au peuple et faciliter le travail de la couronne, afin de leur donner des raisons supplémentaires de faire office de terre d’accueil pour la révolution. Pour le moment, le roi se contentait d’ignorer purement et simplement ce que pouvait être les gris dans son pays ; mais s’il avait intérêt à maintenir leur présence au sein de ses frontières, il s’agirait d’une garantie supplémentaire pour conserver cette position. Et petit à petit, les agents du dragon tentaient de gagner la confiance des habitants. Leur but était autant que trouver des sympathisants dans les populations que de convaincre les officiers de la monarchie, depuis les simples commis d’état jusqu’aux ministres haut placés, qu’ils sauraient renvoyer l’ascenseur à tout le royaume.

-C’est bon, c’est bon, la fête est finie, vous pouvez disposer, indiqua l’un des miliciens de l’ombre aux attroupés. Et quant à vous…
-J’vous jure qu’on va très bien.
-C’est pas vraiment ça le problème, non. Le truc, c’est plutôt que… c’est vous qui vous êtes mis dans la panade, de ce que j’ai entendu ?, aboya-t-il.
-Euuuh…

Gros silence. Comble de l’ironie, Sigurd adressa un regard réprobateur à sa partenaire, qui resta de marbre et silencieuse face à ces accusations muettes. Le jeune homme prit donc sur lui de démêler la situation comme il le pouvait ; on leur reprochait quelque chose, visiblement.

-Baaah… ils étaient quand même en train de faire chier le gérant de la boutique où on s’est installés, et… la marine est intervenue, mais… Haylor a voulu faire un truc vraiment idiot… et…
-Je sais, sourit le révolutionnaire. Et je vous remercie ! C’est de moins en moins fréquent, mais on ne peut pas être partout en ville, et pas toujours très rapidement. Et allez savoir pourquoi, puisque la marine n’a pas le droit de venir ici, les gens et surtout ces salopards de rouges croient que l’île est en libre service pour venir foutre le bordel. Du coup, on essaie d’aider les miliciens comme on peut, mais… hahaha. M’alors franchement, avoir des gens qui réagissent illico en cas de pépin… je vous aime bien, ouais. Les chevaliers de Nowel, c’est ça ? Santa Klaus et tout ? Panpeeter ?
-Eeeeuuuuh…
-Absolument !, répondit Haylor, d’excellente humeur.

La demoiselle jeta un bref sourire moqueur à son compagnon avant d’engager une discussion enjouée avec le révolutionnaire. Pour sa part, Sigurd fut alpagué par un autre des guerriers de l’ombre improvisé, une quarantenaire au teint hâlé qui avait une bien étrange requête à lui formuler. Il ne s’agissait pas d’un autographe, non ; ce jour là n’arriverait très certainement jamais. Il s’agissait de quelque chose d’autrement bien plus incroyable.

-Dîtes, j’ai interrogé le gérant et quelques uns de son staff, et… ils m’ont dit que vous aviez une Chaussette avec un C majuscule, si vous voyez de quoi je parle. Faut juste pas le dire trop fort devant les marines, mais on s’en fiche. C’est vrai ?
-Hahaha. Ce truc ? Ouaiiiiis. Vous voulez le voir ?
-Je peux ?, glapit la défenseuse.
-Ouais, sûr, hésitez pas. Mais faîtes attention quand même, hein. C’est hyper précieux !

Il avait eu énormément de mal à y croire, mais c’était pourtant bel et bien vrai. Sigurd était depuis peu en possession d’un objet qui était passé entre les mains d’Adam Freeman lui-même, le Guide suprême, le mystère, l’Excuse, le grand leader de la révolution. Le plus dangereux agitateur du monde, un homme dont on ne savait rien, mais qui s’avérait être l’ennemi public numéro un avec une prime spectaculaire frôlant le milliard de berries. Un homme qui ne souhaitait que du bien pour le monde, à en croire le discours des révolutionnaires. A moins qu’il ne s’agisse que d’un politicien avide de coup d’état. Sigurd s’en fichait, en l’occurrence. Tout ce qui l’intéressait, c’était de vérifier continuellement que la chaussette qu’il possédait avait été dédicacée par Freeman et que la signature contenue à l’intérieur était une authentique marque de l’homme. Au début, tout ça lui avait paru réellement idiot. Mais à force de rencontrer des sympathisants des gris, et de leur révéler l’objet, les réactions qu’il avait vu l’avaient forcé à accepter la chose.

Maintenant, le voilà qui acceptait encore de laisser les autres toucher à sa chaussette, mais avec une précaution extrême. Il n’acceptait de la lâcher qu’avec une forte reluctance, et ne quittait pas l’objet des yeux.

-Waaaaaw ! Alors c’est à ça que ressemble sa signature ?
-Yep, on dirait bien.
-Omg, kyaaaaa, la signature de Freeman ! Eh, Sanzo, regarde ça ! Il a vraiment la chaussette dont je t’ai parlé !
-Ah ouais ?
-Ouuiiii !
-Ouaaaah la vache ! Je peux voir ?
-Euh… ouais.
-La chaussette dédicacée ?, s’exclama un autre révolutionnaire. Ca me semble peu probable que ça en soit une vraie.
-Carrément que si ! Viens voir si t’y crois pas, espèce de sceptique !
-Eh, chacun son tour et calmement, s’il vous plait.


*
*     *
*


-Au fait, vous êtes qui, vous?, demanda la caporale au petit groupe de révolutionnaires.
-Nous? Euh... une milice de quartier. Aider les gens, consacrer du temps aux autres... un genre d'initiative citoyenne, quoi. Un peu comme les pompiers volontaires. Ou les soldats réservistes. Vous voyez de quoi je parle?
-Hin hun. Je comprends.

Chacun s’était remis de ses émotions, les pirates avaient été convenablement appréhendés par la milice de fortune que représentaient les révolutionnaires locaux, et les passants s’étaient détournés de tout ceci depuis un bon moment. Comme bien souvent, l’affaire avait attiré un duo de journalistes en quête de faits divers, mais même eux n’avaient pas fait long feu.

Pourtant, l’étrange association de marines, de révolutionnaires et de chevaliers de Nowel ne s’était pas encore rompue. Contre toute attente, pour des raisons très différentes, ils avaient tous un objectif commun.

Enfin, tous… presque tous.

-C’est marrant mais j’étais sûr que vous voudriez faire ça, commenta Sigurd.
-Bien sûr qu’on doit le faire !, insista miss Rebecca. C’est bien connu : quand on capture des membres d’un équipage pirate, y’a systématiquement le reste de l’équipage qui vient essayer de les venger. Du coup, ne reste qu’une solution : attaquer et capturer le rester de ces pirates avant qu’ils ne le fassent !
-Evidemment, avec des raisonnements comme ça…
-Je pense qu’elle a raison, appuya l’un des révolutionnaires. Il y aura une réaction. Et je préfère clairement ne pas leur laisser le temps d’avoir la sale idée d’attaquer notre ville en frappant au hasard simplement pour se passer les nerfs et attirer notre attention. Ils voudront récupérer les leurs.
-Et le pire c’est que ça me semble plausible… aw… bon. Alors, Haylor ?
-Arrêtez avec ce  jeu de mot stupide.
-Alors, Haylor, Haylor, Alors… erf.
Et vous aussi, j’imagine que vous voulez vous joindre à la fête ?

Elle ne répondit pas. Mais il pouvait aisément lire sur son visage, et voir qu’elle s’efforçait de ne pas avoir l’air trop heureuse de la situation. Elle qui rêvait de tester ses aptitudes et leurs limites jamais atteintes jusqu’à présent avait encore un prétexte en or pour abuser légitimement de ses pouvoirs.

Mais au-delà de ça, Sigurd avait surtout l'impression que tous ces gens cherchaient une justification pour aller tâter du pirate impunément. Une accusation qui provoqua une levée de bouclier parmi les différents intervenants.

-Ils ont attaqué les premiers au sein de notre petite communauté!
-C'est pas les marines qui ont commencé?, remarqua Sigurd.
-Non, ils m'ont menacé de mort, objecta le responsable de la petite auberge.
-Ils voulaient juste pas payer, m'est avis. 'Fin c'est pas glorieux non plus.
-Et ils m'ont prise en otage!
-Vous vous êtes portée volontaire, si je me souviens bien?
-Un détail.
-Sans compter qu'ils auraient très bien pu la tuer, renchérit la caporale. Si je n'avais pas obtempéré à leur demande...
-J'ai pas l'impression qu'ils auraient fait ça...
-Ha! Et vous, alors? Si je ne les avais pas tous maîtrisés avec mes chaînes, qu'est ce qui vous serait arrivé, alors?
-Ils voulaient juste lui faire peur, non?

Cette fois, une nuée de regards désapprobateurs mitraillèrent Dogaku de part en part. Qu'est ce que c'était que ce personnage inutile et raisonnable qui voulait les empêcher de s'amuser un peu, bon sang?

-Nan, nan, bah vous faîtes ce que vous voulez, hein. Mais quand on veut aller casser du pirate pour s'amuser gratuitement, faut assumer, c’est tout.
-Tu déconnes? Tu crois qu'on fait ça pour s'amuser?
-Ça dépend qui, indiqua Dogaku en adressant un regard à son amie.
-Nous nous sommes mis au service de la justice! Nous luttons contre la piraterie!
-Et la médaille Alakyss?
-Euh... ouais, bon, mais ça compte pas, c’est juste…
-'Fin si vous voulez vraiment y aller, comme j'ai dit, hésitez pas, hein. Mais sérieusement...

Trop tard. En entendant Sigurd prononcer ces mots, ils avaient entendu tout ce qu'ils voulaient. Et ne perdirent pas un instant pour se mettre en route.

-Leur navire est par là, pas loin des halles aux crustacés !, indiqua l’un des marines.
-Comment vous savez ça?
-M'est avis que l'autre bonhomme avait raison quand il qu'elle le traquait depuis des heures en attendant le moindre impair, remarqua Sigurd.
-Vous êtes vraiment chiant vous, vous savez?


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*
*     *
*



-Eeeeeh… et on fait ça comment, au fait ?, demanda l’un des révos.
-Euhm… très bonne question.

La petite bande formée des deux civils, des quatre militaires, et de la demi douzaine de miliciens venait enfin d’atteindre le port. D’un geste de la main, les combattants de la mouette désignèrent un navire de taille moyenne actuellement à quai. Deux mats, assez long, de quoi accueillir un peu moins d’une centaine de personnes en abandonnant un peu de confort, jaugea Sigurd.

-Bah ça m’a l’air simple. On pourrit leur navire à grand coup de sorcellerie, on les force à abandonner leur bâtiment, et on les cueille. Haylor, quoi.
-Pourrir leur navire ?
-Pourrir. Le détruire, oui.
-Pfaaaah, siffla la marine. Genre vous pouvez détruire un navire comme ça. Ben voyons. J’connais des gars qui sont contre amiraux et qui ont du mal à…
-Gérer une base correctement parce qu’ils sont habitués à bourriner en ligne de front?
-Très drôle…
-Bon bah dans ce cas on va faire simple. Huit points si elle pourrit le navire, dix points si elle le fait en moins d’une minute. Z’en dîtes quoi ?
-Pari tenu, mais seulement si on applique la dégressivité.
-Brahaha. En piste, sorcière. Je suggère un mix entre les rouges et les roses. Plutôt les roses pour tout ce qui est de la coque. Hésitez pas à taper dans les voiles et les cordages aussi, ça risque de faire super joli.
-Il ne vaudrait mieux pas essayer d’épargner le navire ?, suggéra la concernée.
-Bof, la dernière fois qu’on a récupéré un navire de ce genre pour que j’essaie de le revendre, j’pouvais en retirer entre deux et douze millions, alors ça en vaut clairement, clairement pas la peine. Vous vous souvenez ?
-Oh. Correct, oui.
-Les marines, pas d’objections ?
-Pour dégommer un truc ? Jamais.


*
*     *
*


Le programme érigé par son partenaire était d’une simplicité navrante, mais vraisemblablement à la hauteur de ses capacités. Personne ne se soucia d’Evangeline lorsqu’elle s’avança sur le quai, se promenant presque naturellement parmi les travailleurs et badauds de passage du quai. Les autres devaient se tenir en retrait, et ne s’approcher d’elle pour lui prêter main forte que quand elle semé assez de chaos pour qu’on ne les remarque pas.

Un véritable jeu d’enfant pour une sorcière.

Elle se contenta de lever les bras, et d’apprêter ses coquillages magiques. Dans sa main droite, un dial contenant des flammes on ne peut plus normales, qu’elle orienterait vers la mature et les manœuvres du navire. Dans l’autre, des flammes roses, résultat d’une combustion chimique particulière, qui avaient la particularité d’être beaucoup plus voraces que la normale. La roche, le fer, l’acier, rien ne leur résistaient.

Et elle avait beau viser maladroitement, ses cibles étaient suffisamment énormes pour que ça ne pose aucun problème. En l’espace de vingt secondes, la demoiselle eut tout le luxe de bombarder abondamment le navire désemparé. Les ravages qu’elle infligeait au bâtiment étaient ahurissants : une impression corroborée par les cris et les exclamations de panique qui faisaient tressaillir tout le navire. Et bien vite, il apparut clairement que toute l’armure bâbord du grand bateau serait irrémédiablement grignotée par les flammes.

Alors, naturellement, les pirates firent ce qu'il y avait de plus censé: abandonner le navire. Un mouvement de panique qui fut vite apaisé par le quatuor de contremaîtres du bâtiment naval. À force de consignes édictées d'une voix ferme et affirmée, ils parvinrent à mobiliser efficacement leurs compagnons. Au final, deux groupes furent rassemblés. Le premier, qui devait s'efforcer de contenir l'incendie aussi longtemps qu'il le pourrait. Et un autre qui avait intérêt à éliminer la folle furieuse qui les bombardait de boules de feu sans raison apparente.

Ça n'était pas exactement l'issue que Sigurd avait prédite, mais il n'était pas loin. Dans sa version, c'était l'intégralité de l'équipage qui se déversait en grande pompe depuis le navire jusqu'à sa partenaire. Ces pirates là étaient plus ordonnés que prévu. Mais ça ne changerait rien.

Haylor avait temporairement rangé ses coquillages ; elle s'apprêtait maintenant à harponner le premier pirate qui arriverait à sa portée. La bande organisée venait tout juste d'atteindre le quai, forma une petite ligne de front pour l’assaillir plus facilement, et...

Fut instantanément fauchée par une vingtaine de câbles qui n'attendaient que ça. Certains des combattants plongèrent à gauche à droite pour éviter les rets. En vain: les liens se redirigèrent sans attendre vers leur nouvelle position, et s'enlacèrent impitoyablement autour de chacun d'eux.

Une fois leurs victimes enchevêtrées, les chaînes d’Evangeline consolidèrent méthodiquement leur étreinte quelques unes d’entre elles, afin d’offrir à la sorcière de nouveaux points d’ancrages pour déployer ses liens. Et à partir de là, la demoiselle fit remonter sa toile jusqu’en haut de la passerelle du navire, ligotant tout se qui se trouvait sur le chemin de ses appendices surnaturels.

De la sorcière présente sur le quai jusqu’au cœur du navire où confinaient ses tentacules, c’était bien une vingtaine de mètres que se mesurait. En temps normal, elle ne pouvait darder ses câbles que sur une dizaine de mètres tout autour d’elle. Mais il s’agissait d’une contrainte qu’elle pouvait outrepasser lorsqu’elle camisolait intégralement quelques victimes pour les transformer en points d’ancrages : des extensions consolidées qui lui permettaient d’affirmer sa prise sur ses serpents artificiels, et d’en étendre son contrôle sur une dizaine de mètres supplémentaires.

A ce jour, elle parvenait à effectuer une telle manœuvre jusqu’à trois fois de suite. Ce qui lui permettait potentiellement de quadrupler le périmètre d’influence de ses entraves.

Au final, c’était une toile en arc de cercle de quarante mètres de longueur qui s’était progressivement, mais irrémédiablement diffusée depuis Haylor jusqu’aux derniers recoins du bâtiment pirate, enchaînant et malmenant tout ce qui trouva le malheur d’être pris dans ses filets.

Une vision invraisemblable qui  ne laissa presque personne indifférent.

-Oh putain, vous faîtes pas semblant. Waow. Waow, waow, waow. Sorcière, ça déconne pas, quand sa se fâche.
-Hi hi hi…
-Mmmh… après pour la séance des compliments, quand même. Pour le moment, va falloir faire très attention.
-Attention ? Attention à quoi ?
-Beeen… deux options. Soit y’a un super méga pirate qui fait parti de cet équipage et qui trouvera bien en moyen de se dégager de tout ça pour venir vous provoquer en duel…
-Qu’il vienne donc tenter sa chance, pour voir…
-Oh que non. C’est précisément à cause d’un coup comme ça que je tenais à ce qu’on vienne accompagnés de toute la compagnie. J’pense pas que vous puissiez gérer un duel contre un Crachin ou autre.
-Hum… je vois.

La troupe de justiciers s’était rassemblée, pour la plupart sur le qui-vive, et guettaient avec appréhension le grand bateau comme s’il était une vaste bombe parée à exploser. Les combattants s’attendaient à voir sortir un combattant pirate – un guerrier redoutable comme il y en avait toujours – d’à peu près n’importe où depuis le navire. Chacun des défenseurs de l’ordre avait apprêté son arme ; la caporale, en particulier, caressait la crosse de son fusil avec un rythme méthodique qui relevait du rituel.

Tous s’agglutinèrent auprès d’Evangeline, qui était plus ou moins coincée sur place. Elle venait peut être d’enchevêtrer la grosse majorité d’un équipage pirate à elle toute seule, mais elle s’était aussi enchaînée à eux dans la foulée.

Et tous attendirent, la boule au ventre, qu’un tel adversaire surgisse depuis le navire. S’élancerait-il dans les cieux, sautant depuis la haute vigie pour profiter de l’élan pour amplifier sa première attaque ? Choisirait-il de fracasser le flanc du bateau, afin de raccourcir la distance en fusant comme une flèche jusqu’à la vulnérable magicienne ?

Chacun redoutait une attaque surprise qui leur porterait un coup fatal dès l’entrée de jeu.

Chacun savait le danger que pouvait représenter un combattant d’exception. Le genre d’homme que chaque équipage pirate devait contenir s’il ne voulait pas voir son historique de criminel s’interrompre brutalement à la première mauvaise rencontre.

Un tel homme finirait forcément par se montrer ; ça n’était plus qu’une question de temps.

Très certainement.

Vraisemblablement, du moins.

Ca n’était pas un équipage de quatre vingt personnes rassemblées sur un même navire pour rien…

Le combat épique aurait forcément lieu.

Mais au bout d’une trentaine de secondes, on finit par être prit d’un doute.

Ca faisait long, là.

Et une minute plus tard…

-Mmh… et sinon ? L’autre option que vous envisagez ?
-Euh… ben ils n’ont pas de super bourrin à nous opposer et… le vrai truc chiant et difficile à faire ça va être de sortir tous ces pirates de leur navire.
-Je vous demande pardon ?
-Youhou ? Le navire est en feu, et vous avez ligoté tout le monde dessus. Ca serait ptêtre chouette de les sortir de là, nan ?
-Oh. Oui. Effectivement.


*
*     *
*


Un grand appel à l’aide. A force de cris et d’injonctions adressées au public – et il y avait ici un très grand nombre de spectateurs - Dogaku avait réussi à mobiliser assez de personnes pour organiser la plus grande session de tir à la corde qu’il n’avait jamais eu l’occasion de voir. Les rets vivants de sa sorcière préférée avaient fourni l’effort de cadenasser et de contenir tous les pirates qui étaient pris dans leur grande toile. Mais ils ne pouvaient pas se rétracter, et encore moins tirer ou déplacer une telle masse de prisonniers qu’ils malmenaient continuellement.

Alors, on avait eu besoin d’hommes, et de bras. De beaucoup de bras. Des passants, des manutentionnaires, des miliciens, des marins en provenance d’autres navires, des commerçants qui n’avaient rien à faire là, tout le monde se rassembla dans un énorme élan de citoyenneté sponsorisé et agencé par l’Esprit de Nowel.

Heureusement, les incendies étaient des dangers urbains particulièrement redoutables, qui avaient l’avantage de mobiliser très rapidement les foules. Et c’était près de cent cinquante personnes qui s’étaient jointes à la manœuvre pour réaliser un sauvetage aussi spectaculaire que fort improbable. On avait jamais vu des gens se faire sortir d’un incendie comme ça, en étant traînés à même le sol comme des sacs de patate matelassés par des entrelacs de chaînes et de ficelles vivantes.

Mais on y arriva. Sigurd frôla l’extinction de voix, mais il parvint tout de même à coordonner tout ce petit monde pour obtenir un résultat satisfaisant. Toutes ses recettes de capitaine du temps de son parcours dans la milice avaient laissé leurs marques.

Et au final, on dénombra la plus grosse prise au filet de pirate jamais réalisée dans le port de Norland au cours de ces dernières années, et peut être bien dans tout le royaume.

Soixante pirates, en un seul coup.

Un bon départ, mais…

Une miette de pain qui s'avérait dérisoire au vu de ce que l’apprentie sorcière des chevaliers de Nowel serait un jour capable de faire.
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