L'île de Nigeb était une de ces contrées immenses faisant passer l'océan environnant pour des douves. Un homme avait d'ailleurs un jour entrepris de mesurer l'île en comptant le nombre de pas qu'il fallait pour en faire le tour. Ce ne fut pas la volonté qui lui manqua mais par une nuit étoilé, l'homme, devenu vieux, eut une attaque et mourut tout seul, dans le noir, la main crispée sur son cœur. Dans les quelques secondes qui précédèrent son trépas, il se remémora ses vingt dernières années passées à arpenter la circonférence de l'île et se dit que son seul regret fut de ne pas savoir combien de pas il manquait à ses sept millions et des poussières. Bien sûr, l'ironie de la chose est qu'il avait déjà fait le tour deux fois mais n'avait jamais retrouvé l'arbre marqué de sa signature qui lui servait de repère.
Pour sa défense, Tommy Lounatik était devenu parfaitement sénile depuis cinq bonnes années.
Toujours est-il que Nigeb Island était grande. Affreusement grande. Bien assez grande en fait pour les deux royaumes qui la partageaient. Ou du moins c'est ce qu'on aurait pu penser. Mais c'était bien mal connaître les hommes, et à fortiori ceux qu'on auréolait d'une couronne et à qui on donnait -sans se demander si c'était une si bonne idée que ça- les pleins pouvoirs sur ses milliers de sujets. La chose intéressante avec les couronnes, c'est qu'elles avaient la fâcheuse tendance à mettre au défi leur porteur de faire mieux que leur prédécesseurs, et tant pis s'il fallait renier toute parcelle d'humanité pour gagner quatre kilomètres carré terres rocheuses sans valeur. En plus de quoi, lesdites couronnes s'avéraient être en toc, les rois les paumant une fois par semaine, on décida rapidement de foutre une couche de peinture pour faire l'or et des trucs brillants pour mimer les émeraudes. C'était autant d'argent sauvé pour payer les pauvres types allant mourir dans les contrées voisines qu'ils ne connaissaient ni n'aimaient pour un roi qu'ils ne connaissaient pas plus et pouvaient encore moins blairer. Oui, la condition de soldat n'était pas des plus alléchantes, mais comme toute chose dans la vie, elle avait ses bons cotés.
Et la centaine d'hommes dépêchés par le roi fou du royaume de Lopes commençait à les découvrir. Ils avaient investi à l'aube et sans un bruit une petite ville dépourvue de défense ou de garnison du royaume ennemi et ils s'en étaient donné à cœur joie. C'est parce que la vie de soldat était rude qu'on décompressait comme on le pouvait. Heindrik IV avait beau être fou, il le savait. Et ses soldats étaient encouragés au viol et aux meurtres lents et douloureux, mais surtout défendus de laisser un seul survivant. La force des soldats lopiens était de ne pas faire de discrimination. Vieillards comme enfants y passaient, et c'était pas beau à voir.
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▬ Sire ! Sire ! C'est une catastrophe ! La ville d'Harrbug a été attaquée !
▬ Harrburg ?! Mais c'est sur la côte opposée !
▬ Il semblerait qu'ils nous aient contourné par la mer durant la nuit.
▬ Combien sont-ils ?
▬ Pas plus d'une cinquantaine, mais nous n'avons aucune troupe stationnée dans les alentours. A ce rythme là ils vont tout raser et s'en prendre aux villes d'à coté. Ils visent sûrement Harlem !
A ces mots le roi fit la moue. Cela ne se vit presque pas car Yome le sage était un homme maître de ses expressions, mais l'idée qu'une troupe de meurtriers puisse arriver dans sa ville natale, où s'était justement rendu son unique fils, lui donna des vertiges. Il réfléchit à toute vitesse et s'évertua à calculer le temps que mettraient les régiments les plus proches à rejoindre la ville. Même en restant optimiste, il serait toujours trois fois trop tard.
En cet instant ce fut comme si Yome le sage, le roi légitime et respecté d'Alia, redevenait l'enfant fluet et maladif qu'il avait été. C'était extrêmement frustrant d'être l'homme le plus puissant du royaume et de ne rien pouvoir faire pour protéger son fils d'une meurt atroce. Peu à peu la frustration se changea en détresse, et la détresse mua en désespoir. Sa vision se brouilla et des mouches virevoltèrent devant ses yeux sans qu'il soit capable de déterminer s'il risquait de s'évanouir ou s'il s'agissait de vraies mouches,
Et puis il eut un flash. Une illumination. Le genre d'éclat de génie qu'on aurait apprécié sourdre quelques minutes plus tôt, mais un éclat de génie quand même. Le roi cacha avec la même habilité que toujours le petit rictus de satisfaction qui le gagnait et il demanda à son messager, juste pour être sûr.
▬Est-ce que le général ne vient pas justement de partir en permission ?
L'homme eut un regard peiné, partagé entre surprise et incompréhension.
▬ Si, votre majesté.
▬ Et il me semble, que ces cinq dernières années, il a passé toutes ses permissions au même endroit, n'est-ce pas ?
L'homme commença à comprendre, et un fugace sentiment de honte imprégna ses traits.
▬ Oui, votre majesté.
▬ On parle bien des harems de Harlem ?
▬ Effectivement, votre majesté.
▬ Et bien, c'est une chance que le commandant des armées de notre royaume soit aussi... Hum, comment devrais-je dire...? Dépravé ?
Même un aveugle aurait vu l'embarras du messager.
▬ Je... ne saurais vous dire, majesté. Mais il devrait déjà être arrivé. Voulez-vous que j'envoie des renforts ?
Les lèvres royales s'autorisèrent un sourire. C'était le genre de sourire franc et incontrôlé qu'on était plus habitué à voir sur le visage du monarque par les temps qui courraient. Il répondit de sa voix suave, empreinte d'un soupçon d'amusement.
▬ Des renforts, mon cher ? Vous voulez l'énerver ?
Yome garda son sourire jusqu'à ce le messager quitte la salle et ce ne fut qu'après qu'il se mit à tousser grassement pour cracher la mouche qu'il venait de gober.
C'était donc bien des vraies mouches.