- Le jour commençait à poindre. La base était dans tous ses états. Des gens courraient partout, hurlaient des ordres à tout le monde et personne. Des coups de feu sommaires étaient tirés un peu partout. C'était un beau bordel. Moi, sous ma forme complète, j'étais arrivé au port B2. J'ai voleté en long et en large dans le tumulte général, je cherchais Ludo Pall.
- Tu cherchais quelqu'un que tu ne connaissais pas ? Comment ? Je suppose que si Reich avait employé des hommes-poissons, c'était sûrement que la base en disposait dans ses rangs. Comment comptais-tu t'y prendre pour repérer un homme-poisson inconnu parmi tant d'autres ?
- Je comptais sur la chance des détails, Maître. Je cherchais à repérer une silhouette inhabituelle, quelqu'un qui se comporterait différemment du lot, ce genre de détail quoi. Nada. Puis, je me suis rappelée que c'était un homme-poisson et que devant moi s'étendait une étendue bleutée...
- Tu aurais dû y penser plutôt. Mais cela n'arrangeait en rien ta situation. Tu ne pouvais pas partir à sa recherche sous l'eau. Entre-temps, avais-tu décidé de la démarche à adopter ? Le laisser détruite le port et ses bateaux ou l'en empêcher ?
- Détruire le port me semblait la meilleure solution. Boréa était tout près, ils pouvaient être à Lavallière en deux heures et la flotte comptait plus d'une trentaine de navires très bien armés dont la moitié justement se trouvait dans ce port. Nous, la marine, n'avions aucun renfort disponible ou préparé à empêcher ça, selon vos ordres. J'ai donc décidé qu'il serait plus sage de veiller à ce que les bombes de Ludo Pall détruisent ce port, pour réduire de moitié la capacité de projection du réseau. Les affaiblir était mon intention, pas les annihiler. Comprenez qu'avec Nivel repéré et capturé dans l'autre port, il y avait de grande chance que l'autre partie du plan de Reich ne fonctionne pas et que la flotte mouillée en B1 s'en sorte. En diminuant la force de frappe de La Braise, j'espérais le pousser à commettre un impair qui nous sera bénéfique et c'est ce qui s'est passé, plus tard.
Reich et moi avions des buts qui se rejoignaient à ce moment mais différaient sûrement sur l'instant de mise à feu. Moi, j'avais besoin que ce soit dans l’immédiat, donc je devais aller chercher le détonateur.
- Une affaire aux airs de mission impossible. L'homme que tu recherchais était à des lieues sous la mer.
- Rien n'est impossible avec un peu d'imagination, Maître, vous n'avez jamais cessé de me le répéter. Ma cible était sous l'eau, la solution était simple. J'ai plongé, répondit-elle en se levant pour débarrasser la table de son plateau de thé et de tapisseries.
Elle passa devant l'expression médusée et incrédule de son maître avec un sourire entendu. Elle invita le Vice-amiral à la suivre dans l'arrière cour. L'espace était vaste et savamment aménagé. Il y avait là, un petit jardin formé par des arbres nains divers, des bonzaïs notamment. Un petit ruisseau filiforme serpentait à travers la verdure puis continuait son chemin hors de vue en passant sous la palissade en bambou qui délimitait le jardin. Un pont miniature d'un rouge écarlate permettait d'enjamber le ruisseau et de se rendre sous l'arbre le plus imposant du coin, un cerisier centenaire au tronc noueux qui perdait nonchalamment ses pétales rosées. Transportées et ballotées par le vent, elles répandaient dans l'air une agréable odeur et un sentiment de sérénité.
- Ici, c'est mon Éden à moi. Un endroit paisible pour quelqu'un ne vivant que de guerre, dit-elle d'un air rêveur en s'asseyant sur le tapis carrelé étendu sous l'arbre. Un panier non loin contenait des fruits.
- Tu as fait quoi ? demanda Swiffer, indifférent à la beauté des lieux, n'arrivant pas à se débarrasser de son air hébété.
- J'ai plongé, c'est simple. Il était sous l'eau, mon instinct me l'affirmait. Donc, j'ai repris ma forme complète et j'ai sauté dans la flotte.
- Mais, ta malédiction...
- Je comptais sur elle et je n'ai pas été déçue. Mais c'est toujours très désagréable de se sentir vider de ses forces de cette manière. J'avais l'impression que ma vie elle-même s'échappait pas les pores de ma peau pendant que je coulais à pic telle une ancre. L'eau de la baie était d'un bleu très clair. La visibilité était parfaite une fois les premiers cinq mètres descendus. Il y avait aussi un peu de courant et tant mieux, il m'a charrié en me faisant tournoyer, j'ai donc pu balayer les environs à 360 °. Et c'est là que je l'ai aperçu, Ludo Pall, paisiblement installé sur un rocher sous-marin, pile-poil sous La Fournaise, le bateau-amiral de la flotte, celui de La Braise. Je lui ai jeté des regards suppliants et désespérés.
- Mais tu es insensée, Midnight ! commenta le Vice-amiral sur un ton paternel indigné. Je croyais que tu avais arrêté les opérations kamikazes ?! Il aurait pu te laisser couler comme une pierre, après tout, il ne te connaissait pas et c'était un criminel.
- C'était un pari risqué, mais j'avais un plan B. Avant de sauter, j'ai simulé une chute dans l'eau, il y avait des gens à proximité, donc on m'a vue tomber dans la mer. Je me suis dite que si Ludo ne me sauvait pas, les autres le feraient sûrement. Et heureusement qu'il a eu la bonté d'âme de me porter assistance parce que mon plan B n'a pas du tout marché, hahahahaha. Soient ceux qui m'ont vu tomber s'en fichaient, soient ils ont pensé que je remonterai toute seule et sont partis dans le chaos ambiant, hahahahaha.
- Abérant, murmura Swiffer en demandant ce qui était le pire. Le ton léger sur lequel son élève lui racontait l'histoire ou l'histoire elle-même.
- Donc oui, il m'a secouru. Faut dire aussi que je comptais sur son absence de sens de l'observation. Un utilisateur de fruit coule à sec, droit, incapable de bouger, alors que quelqu'un qui se noie gigote, gesticule, essaie de remonter en vain. À sa place, moi j'aurais identifié les symptômes d'une noyade d'un détenteur de pouvoir et aurais réfléchi avant de le sauver. Lui n'a rien vu. Il m'a remonté dans un petit coin du port à l'abri des regards.
- Il était tombé dans ton piège à cause de son âme samaritaine. Il se voyait en héros alors qu'il n'était qu'une proie pour toi.
Te souviens-tu de la première phrase du premier cours que je ne t’ai jamais donnée ? Tu avais dix ans à l'époque.
- "Les héros meurent toujours bêtement. Si tu veux rentrer dans la marine pour être une héroïne, je te conseille le couvent". Je m'en souviens, Maître.
Je ne pouvais pas me permettre de laisser des traces, et Ludo Pall, j'étais peinée de le faire, ne pouvait que goûter à son incommensurable bêtise. Sauver un ennemi en tant de guerre, c'est innommable. Il a oublié que la guerre, ça faisait des victimes.
- Peinée ? Ne me fait pas rire, Belle Chrysalide. Y a une raison si on t’a surnommée, le Dard des Ténèbres. Quel sort lui as-tu réservé ?
- Hahahaha, j'ai trop de surnoms pour quelqu'un qui passe sa vie en infiltration. Ça a été rapide et net, il n'a pas vu la mort arriver. À peine, m'a-t-il posée sur le ciment du dock que sa tête sautait et tombait grossièrement dans les flots. Je retins son corps qui déversait un flot de sang dans la baie. Il portait un sac à dos dans lequel je trouvai le détonateur.
Tasiele Shan, Ludo Pall et Avada Kedavra étaient morts. Nivel, sûrement capturé. Reich était seul et moi j'avais de quoi faire sauter tout le port B2.
- Ce que tu fis ?
- Naturellement. Mais pas sans un certain doute. De mon point d'observation, je voyais approcher Benjamin Levasseur avec deux lieutenants. Ils semblaient s’apprêter à rejoindre La Fournaise et prendre la mer. Ça aurait été facile de les laisser embarquer puis de les torcher. Mais j'avais encore besoin de La Braise, son heure, n'était pas encore arrivée. Il fallait un chef à la tête de ces moutons. Qui plus est, il fallait quelqu'un pour faire le travail à ma place et débusquer Reich. Je choisis de le laisser vivre et de lui offrir le spectacle de la moitié de sa flotte en détritus.
Le spectacle, dépassa toutes mes espérances et me souligna le bon goût de Reich. Les bombes étaient en fait incendiaires. Un brasier d'enfer dévora alors le port quand j'appuyai sur le détonateur. La Braise, La Fournaise, pas besoin de pointer l'ironie de la chose n'est-ce pas ?
Reich me plaisait de plus en plus mais il allait morfler très bientôt car, droit sur lui, se dirigeait un homme humilié et empli de cette froide et cruelle résolution qui précédait les génocides.