Il s'appelait Terry. Même pendant ses perm', il lâchait pas sa casquette blanche et bleue, et quand il partait marcher avec sa femme et ses gosses, il portait son bâton serré contre le flanc, comme si c'était une baïonnette. Si on l'abordait par derrière pour lui demander la route à suivre, il tirait son couteau. Il priait beaucoup, et aimait bien dire des choses sur l'amour et sur la vie. Bref, c'était Terry.
Terry, lui et moi, on a fait la guerre ensemble. C'était il y a longtemps, plus d'un an en arrière, sur l'île aux esclaves. On s'est pas beaucoup connu. Mais quand ils ont ramené son corps mutilé, j'ai été la seule à pouvoir l'identifier.
Il était en perm', Terry, en perm' prolongée. Il paraît qu'il courait après sa vie qu'il avait perdue à faire des pompes dans une caserne glauque et à apprendre à nettoyer des canons et à viser l'arme au poing. Il paraît qu'il avait une famille ; mais dans sa tête, la seule fois où j'ai bu une bière avec lui, j'ai compris qu'il était tout seul.
-Papa...
Ça, c'est son fils, qu'a pas dix piges. L'autre môme, c'est le fils d'un mec qui s'appelait Badur. Nom de merde, d'après que ce serait lui qu'aurait buté Terry. Une histoire compliquée, comme quoi Terry buvait une bière avec Badur qui se serait énervé au point de lui trouer treize fois la peau avec des balles en argent ; un tireur maniaque, ils disent, les copains. Qui s'est à son tour fait déchirer les veines par Erwan, à qui Terry avait sauvé la vie y'a longtemps. Bref. J'étais la seule à pouvoir reconnaître le corps ravagé de Terry ; du coup, on a conclu un truc louche entre lui et moi, et je garde son gosse en attendant qu'on retrouve la mère. Et aussi celui de Badur, qu'a huit ans et les cheveux en broussaille, avec l'air de celui qui a passé plusieurs années de sa vie dans un repaire de couleuvres. Il cligne des yeux sous le soleil d'Hinu Town comme si c'était la première fois qu'il le voyait.
Je les tiens les deux par les épaules, alors que j'suis en uniforme, médailles épinglées au revers et talons serrés. Bermudes porte les cendres de Terry dans une urne. Sans famille et sans personne de désireux pour lui faire des funérailles dignes, Badur a été enterré près de chez lui, presque comme un chien. Évidemment que ça me rappelle des souvenirs. Mais ça va. Le corps du frangin brûlé comme on pouvait et ses cendres récupérées dans un vase en tôle, c'était autre chose, et c'était un autre jour.
On va dilapider les cendres dans la mer. Bermudes donne le signal. Ceux qui le veulent le suivent. Moi, j'ai pas le choix, faut bien que j'accompagne les garçons. Au moins le fils de Terry. Sauf qu'on m'a confié les deux, et qu'il est hors de question que je laisse zoner l'autre, qu'a une tête à venir du Grey T. sans avoir eu mes frères pour l'aider à grandir. Il est pas dans une position facile, en plus. Mais je suis pas certaine qu'il ait tout réalisé.
Ce soir, on m'a dit qu'ils viendraient chez moi, dans ma cabane. On m'a filé des lits d'appoint, que j'ai calé comme j'ai pu entre mes casseroles sales et mes bouquins qu'ont tendance à faire comme chez eux faute de place pour une bibliothèque.
-...
-... quoi ?!
-J'ai rien dit.
-Pourquoi tu m'regardes comme ça ?
-J'te r'garde pas. C'est toi qu'arrête pas.
-Vas-y, tu veux t'battre ? Prend ç...
Schbaf.
-Putain ! T'as pas le droit !
-J'ai le droit de vous empêcher de vous battre chez moi. Calme toi, la prochaine fois, ça sera le coup de pied au cul.
-Mais t'es complètement folle !
-Affirmatif. J'annonce cent berrys.
-Je suis.
-J'ajoute mille !
-T'es sûr de toi.
-Tu dis quoi ?
-Je suis.
-Je suis aussi.
-Quoi ?! J'ajoute encore mille !
-D'accord.
-Pareil.
-... Sérieusement ?.
-Tu montres ton jeu ?
-Grmboilà.
-Deux paires ?
-T'as des progrès à faire niveau bluff, Balder. Full aux dames par les valets.
-Main pleine.
-C'est pas une main pleine, ça, c'est une suite royale. Tu remportes, Chris.
-Wouais ! C'est toutes les mêmes couleurs, c'est pour ça ?
-C'est pas juste ! Il savait même pas ce qu'il faisait !
-Elle a dit que la chance, ça faisait partie du jeu.
-Putain, tu fermes ta gueule !
Clac !
-Maaaais, ça fait mal !
-T'avais qu'à pas mal parler. T'es grave, quoi, merde.
-Toi aussi tu causes mal !
-Mais j'ai pas envie de défoncer l'un d'entre vous à chaque fois que je perds une manche ! Et heureusement, sinon, vous seriez déjà morts.
-Mais toi, t'as encore ton père ! Salope !
-Ta gueule, petit con.
Comme possédée par un esprit vaudou, je me suis levée. Ma hauteur écrasaient les deux années qui leur manquaient avant d'avoir dix ans. Je voyais que le fils de Terry avait hérité de l'esprit droit, obsessionnellement droit de son militaire de père. Qu'il baissait pas les yeux, qu'il y avait pas non plus de désir de vengeance dedans. Il gardait sa tristesse pour lui, et j'imaginais bien Terry lui répéter qu'un homme, ça ne pleurait pas, ça n'obéissait pas à ses bas instincts, ça suivait la loi et la parole de Dieu. Le môme se tient droit comme un cierge. L'autre est tout content de m'avoir poussée une nouvelle fois dans mes retranchements. Ça me fout encore plus en colère. Je le choppe par le col, et je l'élève au plafond, en prenant bien garde de laisser mes yeux hors de portée. Je me prends quelques coups de pied dans le ventre au passage. Ça m'empêche pas de le suspendre au porte-manteau.
-Sors un moment, Chris.
Il obéit sans rien dire, sans un sourire moqueur ; j'y prends bien garde. Chez moi, je veux bien qu'il y ait démesure, emportement, excès, violence ; mais j'ai jamais pu blairer la petitesse.
-T'es malheureux, ton père s'est fait buter salement et j'comprends. Mais ça sert à rien de passer ça sur les autres. Surtout que t'en sais rien, si j'ai encore mon père. Personne y est pour rien. Pigé ?
-Personne ?! C'est ce mec, là, Erwan qui l'a tué ! J'le tuerai aussi ! Comme Chris ! Sans son connard père, y'aurait pas eu tout ça !
-C'est ça. Et après, y'aura le fils à Erwan qui viendra te buter en suivant la même logique. Si tu finis pas en taule avant, à Impel Down ou ailleurs. T'es vraiment con, comme môme.
-C'est toi qu'est...
-T'es pas en position pour m'insulter, j'te préviens.
-T'as même pas le droit de faire ça !
-J'ai fait pire.
-...
Tu le sens, que j'ai fait pire. Je te le fais sentir. Et si tu continues, tu sais, confusément, que je pourrais céder à un coup de sang et t'arracher les yeux. Je sens ta peur. Je l'ai souvent fait naître chez d'autres, au moment où il était trop tard pour eux, au moment où le demi-tour n'était plus possible. T'as de la chance d'être un môme, et pas une éponge alcoolisée qu'a paumé son instinct de survie entre le premier et le dernier verre. Tu baisses enfin la tête.
-Tout le monde doit mourir un jour. C'est dur, mais c'est comme ça.
Je le décroche, sans faire entrer l'autre parce qu'il est en train de réaliser et de me pleurer dans le treillis. J'suis pas à l'aise, mais je fais comme si. Plus ça joue les brutes, plus ça craque facilement. Je lui ouvre les bras, et je le laisse digérer.
-T'inquiète pas. J'dirais rien à Chris.
J'ai fait sortir Balder, en espérant qu'il foute pas en l'air le peu de confiance que j'ai bien voulu lui accorder. J'ai pas souvent géré des mômes ; un peu du temps où j'étais chez le gros Bren et qu'on prenait des prisonniers, un peu aussi en maison close, où on récupérait parfois des orphelins par charité. Mais comment les frangins ont fait avec moi, c'est gravé dans mes veines. J'ai pas une tronche à être mère, encore moins à jouer les nourrices ; mais faire les grandes sœurs vénères, ça passe. Je pense pas rendre à hauteur de ce qu'on m'a donné. Mais j'y mets du cœur.
J'ai fait rentrer Chris. Il a toujours son air fier, même si son passage dehors a pas du l'aider. C'est facile de rester neutre quand t'es pas tout seul face à toi même. J'suis résolue à crever l'abcès, maintenant que j'ai commencé.
-Balder est parti se défouler.
-Dis, tu le connaissais comment, mon père ?
-On a fait la guerre dans le même régiment, y'a presque deux ans.
-C'était lui le plus fort ?
-Il était très fort.
-Mais pas assez ?
-C'est quoi, être assez fort ?
-J'sais pas. Pouvoir couler des bateaux tout seul, casser des maisons... ce genre de trucs.
-Alors ouais, il était assez fort.
-Pourquoi il a pas pu se défendre, alors ?
-Il a du comprendre que c'était le moment pour lui de partir.
-Mais où ?
-J'sais pas, bonhomme.
-... tu dis pas tout...
-C'est vrai.
Je crois que ton père était malade de vivre avec tous ceux qu'il avait tué en mission. Que son sens de l'honneur militaire l'a toujours empêché de péter un câble comme de parler. J'sais pas ce qui s'est passé avec l'autre. Mais j'suis tentée de croire que quand il a compris qu'il allait lui tirer dessus, il a écarté les bras plutôt que de se défendre ; qu'il a pressé le canon contre sa poitrine. Qu'il voulait de toutes façons mourir comme il avait fait mourir, par la force des balles ; et laisser un orphelin et une veuve comme pour rétablir un désordre qu'il avait aussi créé en étant soldat. Mais ça, je peux pas te le dire.
-J'vais te dire un truc important.
-...
-Se donner le droit de chialer quand y'en a besoin, c'est aussi un signe de courage.
J'pensais avoir tué le nerf du problème ; ça les a pas empêché de sortir pendant que je dormais, et de se foutre sur la gueule. Ça m'est retombé dessus parce qu'ils sont allés jusqu'au sang, et qu'ils ont eu peur parce qu'ils ont retrouvé les mères, et qu'elles devraient pas tarder à arriver.
Mais comme je l'ai dit à Bermudes – qui m'a quand même foutue aux arrêts – je m'en fous. Parce que j'ai su par l'infirmier de garde que les mômes, on n'avait pas pu les séparer. Ils ont réglé les choses à leur façon, c'est tout. Et j'préfère qu'ils l'aient fait maintenant avec leurs moyens et leurs idées de gosses plutôt que plus tard, avec les surins et la rage décuplée par les années d'attente.
Et puis, j'ai le cœur léger. Parce que, dans chaque main, j'ai...
-Une balle de fusil qu'a tué mon papa.
-Le couteau que m'a donné mon père. J'en ai pas besoin.
Terry, lui et moi, on a fait la guerre ensemble. C'était il y a longtemps, plus d'un an en arrière, sur l'île aux esclaves. On s'est pas beaucoup connu. Mais quand ils ont ramené son corps mutilé, j'ai été la seule à pouvoir l'identifier.
Il était en perm', Terry, en perm' prolongée. Il paraît qu'il courait après sa vie qu'il avait perdue à faire des pompes dans une caserne glauque et à apprendre à nettoyer des canons et à viser l'arme au poing. Il paraît qu'il avait une famille ; mais dans sa tête, la seule fois où j'ai bu une bière avec lui, j'ai compris qu'il était tout seul.
-Papa...
Ça, c'est son fils, qu'a pas dix piges. L'autre môme, c'est le fils d'un mec qui s'appelait Badur. Nom de merde, d'après que ce serait lui qu'aurait buté Terry. Une histoire compliquée, comme quoi Terry buvait une bière avec Badur qui se serait énervé au point de lui trouer treize fois la peau avec des balles en argent ; un tireur maniaque, ils disent, les copains. Qui s'est à son tour fait déchirer les veines par Erwan, à qui Terry avait sauvé la vie y'a longtemps. Bref. J'étais la seule à pouvoir reconnaître le corps ravagé de Terry ; du coup, on a conclu un truc louche entre lui et moi, et je garde son gosse en attendant qu'on retrouve la mère. Et aussi celui de Badur, qu'a huit ans et les cheveux en broussaille, avec l'air de celui qui a passé plusieurs années de sa vie dans un repaire de couleuvres. Il cligne des yeux sous le soleil d'Hinu Town comme si c'était la première fois qu'il le voyait.
Je les tiens les deux par les épaules, alors que j'suis en uniforme, médailles épinglées au revers et talons serrés. Bermudes porte les cendres de Terry dans une urne. Sans famille et sans personne de désireux pour lui faire des funérailles dignes, Badur a été enterré près de chez lui, presque comme un chien. Évidemment que ça me rappelle des souvenirs. Mais ça va. Le corps du frangin brûlé comme on pouvait et ses cendres récupérées dans un vase en tôle, c'était autre chose, et c'était un autre jour.
On va dilapider les cendres dans la mer. Bermudes donne le signal. Ceux qui le veulent le suivent. Moi, j'ai pas le choix, faut bien que j'accompagne les garçons. Au moins le fils de Terry. Sauf qu'on m'a confié les deux, et qu'il est hors de question que je laisse zoner l'autre, qu'a une tête à venir du Grey T. sans avoir eu mes frères pour l'aider à grandir. Il est pas dans une position facile, en plus. Mais je suis pas certaine qu'il ait tout réalisé.
Ce soir, on m'a dit qu'ils viendraient chez moi, dans ma cabane. On m'a filé des lits d'appoint, que j'ai calé comme j'ai pu entre mes casseroles sales et mes bouquins qu'ont tendance à faire comme chez eux faute de place pour une bibliothèque.
* * *
-...
-... quoi ?!
-J'ai rien dit.
-Pourquoi tu m'regardes comme ça ?
-J'te r'garde pas. C'est toi qu'arrête pas.
-Vas-y, tu veux t'battre ? Prend ç...
Schbaf.
-Putain ! T'as pas le droit !
-J'ai le droit de vous empêcher de vous battre chez moi. Calme toi, la prochaine fois, ça sera le coup de pied au cul.
-Mais t'es complètement folle !
-Affirmatif. J'annonce cent berrys.
-Je suis.
-J'ajoute mille !
-T'es sûr de toi.
-Tu dis quoi ?
-Je suis.
-Je suis aussi.
-Quoi ?! J'ajoute encore mille !
-D'accord.
-Pareil.
-... Sérieusement ?.
-Tu montres ton jeu ?
-Grmboilà.
-Deux paires ?
-T'as des progrès à faire niveau bluff, Balder. Full aux dames par les valets.
-Main pleine.
-C'est pas une main pleine, ça, c'est une suite royale. Tu remportes, Chris.
-Wouais ! C'est toutes les mêmes couleurs, c'est pour ça ?
-C'est pas juste ! Il savait même pas ce qu'il faisait !
-Elle a dit que la chance, ça faisait partie du jeu.
-Putain, tu fermes ta gueule !
Clac !
-Maaaais, ça fait mal !
-T'avais qu'à pas mal parler. T'es grave, quoi, merde.
-Toi aussi tu causes mal !
-Mais j'ai pas envie de défoncer l'un d'entre vous à chaque fois que je perds une manche ! Et heureusement, sinon, vous seriez déjà morts.
-Mais toi, t'as encore ton père ! Salope !
-Ta gueule, petit con.
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Comme possédée par un esprit vaudou, je me suis levée. Ma hauteur écrasaient les deux années qui leur manquaient avant d'avoir dix ans. Je voyais que le fils de Terry avait hérité de l'esprit droit, obsessionnellement droit de son militaire de père. Qu'il baissait pas les yeux, qu'il y avait pas non plus de désir de vengeance dedans. Il gardait sa tristesse pour lui, et j'imaginais bien Terry lui répéter qu'un homme, ça ne pleurait pas, ça n'obéissait pas à ses bas instincts, ça suivait la loi et la parole de Dieu. Le môme se tient droit comme un cierge. L'autre est tout content de m'avoir poussée une nouvelle fois dans mes retranchements. Ça me fout encore plus en colère. Je le choppe par le col, et je l'élève au plafond, en prenant bien garde de laisser mes yeux hors de portée. Je me prends quelques coups de pied dans le ventre au passage. Ça m'empêche pas de le suspendre au porte-manteau.
-Sors un moment, Chris.
Il obéit sans rien dire, sans un sourire moqueur ; j'y prends bien garde. Chez moi, je veux bien qu'il y ait démesure, emportement, excès, violence ; mais j'ai jamais pu blairer la petitesse.
-T'es malheureux, ton père s'est fait buter salement et j'comprends. Mais ça sert à rien de passer ça sur les autres. Surtout que t'en sais rien, si j'ai encore mon père. Personne y est pour rien. Pigé ?
-Personne ?! C'est ce mec, là, Erwan qui l'a tué ! J'le tuerai aussi ! Comme Chris ! Sans son connard père, y'aurait pas eu tout ça !
-C'est ça. Et après, y'aura le fils à Erwan qui viendra te buter en suivant la même logique. Si tu finis pas en taule avant, à Impel Down ou ailleurs. T'es vraiment con, comme môme.
-C'est toi qu'est...
-T'es pas en position pour m'insulter, j'te préviens.
-T'as même pas le droit de faire ça !
-J'ai fait pire.
-...
Tu le sens, que j'ai fait pire. Je te le fais sentir. Et si tu continues, tu sais, confusément, que je pourrais céder à un coup de sang et t'arracher les yeux. Je sens ta peur. Je l'ai souvent fait naître chez d'autres, au moment où il était trop tard pour eux, au moment où le demi-tour n'était plus possible. T'as de la chance d'être un môme, et pas une éponge alcoolisée qu'a paumé son instinct de survie entre le premier et le dernier verre. Tu baisses enfin la tête.
-Tout le monde doit mourir un jour. C'est dur, mais c'est comme ça.
Je le décroche, sans faire entrer l'autre parce qu'il est en train de réaliser et de me pleurer dans le treillis. J'suis pas à l'aise, mais je fais comme si. Plus ça joue les brutes, plus ça craque facilement. Je lui ouvre les bras, et je le laisse digérer.
-T'inquiète pas. J'dirais rien à Chris.
* * *
J'ai fait sortir Balder, en espérant qu'il foute pas en l'air le peu de confiance que j'ai bien voulu lui accorder. J'ai pas souvent géré des mômes ; un peu du temps où j'étais chez le gros Bren et qu'on prenait des prisonniers, un peu aussi en maison close, où on récupérait parfois des orphelins par charité. Mais comment les frangins ont fait avec moi, c'est gravé dans mes veines. J'ai pas une tronche à être mère, encore moins à jouer les nourrices ; mais faire les grandes sœurs vénères, ça passe. Je pense pas rendre à hauteur de ce qu'on m'a donné. Mais j'y mets du cœur.
J'ai fait rentrer Chris. Il a toujours son air fier, même si son passage dehors a pas du l'aider. C'est facile de rester neutre quand t'es pas tout seul face à toi même. J'suis résolue à crever l'abcès, maintenant que j'ai commencé.
-Balder est parti se défouler.
-Dis, tu le connaissais comment, mon père ?
-On a fait la guerre dans le même régiment, y'a presque deux ans.
-C'était lui le plus fort ?
-Il était très fort.
-Mais pas assez ?
-C'est quoi, être assez fort ?
-J'sais pas. Pouvoir couler des bateaux tout seul, casser des maisons... ce genre de trucs.
-Alors ouais, il était assez fort.
-Pourquoi il a pas pu se défendre, alors ?
-Il a du comprendre que c'était le moment pour lui de partir.
-Mais où ?
-J'sais pas, bonhomme.
-... tu dis pas tout...
-C'est vrai.
Je crois que ton père était malade de vivre avec tous ceux qu'il avait tué en mission. Que son sens de l'honneur militaire l'a toujours empêché de péter un câble comme de parler. J'sais pas ce qui s'est passé avec l'autre. Mais j'suis tentée de croire que quand il a compris qu'il allait lui tirer dessus, il a écarté les bras plutôt que de se défendre ; qu'il a pressé le canon contre sa poitrine. Qu'il voulait de toutes façons mourir comme il avait fait mourir, par la force des balles ; et laisser un orphelin et une veuve comme pour rétablir un désordre qu'il avait aussi créé en étant soldat. Mais ça, je peux pas te le dire.
-J'vais te dire un truc important.
-...
-Se donner le droit de chialer quand y'en a besoin, c'est aussi un signe de courage.
* * *
J'pensais avoir tué le nerf du problème ; ça les a pas empêché de sortir pendant que je dormais, et de se foutre sur la gueule. Ça m'est retombé dessus parce qu'ils sont allés jusqu'au sang, et qu'ils ont eu peur parce qu'ils ont retrouvé les mères, et qu'elles devraient pas tarder à arriver.
Mais comme je l'ai dit à Bermudes – qui m'a quand même foutue aux arrêts – je m'en fous. Parce que j'ai su par l'infirmier de garde que les mômes, on n'avait pas pu les séparer. Ils ont réglé les choses à leur façon, c'est tout. Et j'préfère qu'ils l'aient fait maintenant avec leurs moyens et leurs idées de gosses plutôt que plus tard, avec les surins et la rage décuplée par les années d'attente.
Et puis, j'ai le cœur léger. Parce que, dans chaque main, j'ai...
* * *
-Une balle de fusil qu'a tué mon papa.
-Le couteau que m'a donné mon père. J'en ai pas besoin.