[Précédemment : Le calme avant le calme un peu moins calme]
Délire.
Une pièce tantôt sombre, tantôt lumineuse. Une réalité qui tangue, une alternance entre tangible et intangible. Un cauchemar, un autre, ou un rêve peut-être. Des formes, des contours, des images. Des couleurs et des lumières.
Mais surtout, un sommeil douloureux. Douloureux parce qu’agité. Douloureux parce que mouvementé. Il a peur, il est effrayé. Que la chambre soit éclairée ou plongée dans un noir abyssal, il ne peut fermer les yeux sans se faire embarquer dans une série de situations oppressantes. Pas par leur contexte, pas par leur scénario, pas par d’hideux visages ou des scènes déplaisantes.
Non, de simples images, des rayons lumineux, verticaux et horizontaux, qui se présentent à lui aussi violemment qu’une arme tranchant la chair. Ou plus violemment encore. De toutes les couleurs, fins, épais, rapides, lents, ils sont là, dans sa tête, dans son esprit. Il ne peut pas les supporter, ils lui font mal.
Alors il se tord de douleur, intérieurement. Son visage exprime la souffrance à l’état pur, tandis que son corps transpire.
- Et ça va durer encore longtemps ?
Une voix s’inquiète de la situation. Il ne sait pas qui, il ne sait pas où. En fait, il n’a même pas compris le sens de la phrase. Une autre voix, elle, a réussi à déchiffrer ce qui semble pour lui un code crypté.
- Encore une nuit je pense. On arrive presque à cinq jours dans cet état, souvent ça ne va pas plus loin.
Les mots s’enchaînent mais ne s’assemble pas. Il ne comprend rien, absolument rien. Il ne perçoit pas qui parle. En fait, il ne perçoit personne. Pour lui, il est seul, seul dans son lit, seul dans la pièce, seul au monde.
Seul.
Et cela continue ainsi. Il souffre mais ne sait pas pourquoi, il a tout oublié. Comment en est-il arrivé à cet état ? Pourquoi ? Et qui parlait ? Y avait-il seulement quelqu’un ? Petit à petit, certains sens lui reviennent, comme le toucher. Une sensation de frais contre son front, qui se traduit en humidité. Pas de la sueur, mais de l’eau fraîche, provenant d’un tissu mouillé.
Et cette fraîcheur, elle fait du bien.
Ses doigts se referment délicatement sur un drap posé sur lui, le caressant comme pour redécouvrir l’effet de son contact. Et il est doux.
Alors il entend un grincement régulier, du bois qui craque légèrement, une solide armature qui se meut dans un mouvement forcé. Un léger clapotis, d’une eau au son clair et agréable, le berce dans son retour à la vie. Au-dessus de lui, des pas, calmes et réguliers, le déplacement de plusieurs hommes qui s’affairent à mener cette armature là où elle doit se rendre.
Où ? Il ne se souvient pas.
Mais à côté de lui, il perçoit une respiration, lente, profonde. Endormie. Et, alors qu’il se demande qui est là, un parfum qu’il connaît depuis toujours vient lui chatouiller les narines. Mêlé au sel, à la sueur et au renfermé, ce parfum prend presque le dessus sur tout le reste. Il n’a jamais su la décrypter, cette odeur. De quoi est-elle faite ? A base de quoi ? Il n’en sait rien. Et une voix en son for intérieur lui assure qu’il ne l’a jamais su. Jamais, mais depuis quand ?
Beaucoup plus loin qu’il ne peut s’en souvenir.
Dans sa bouche, un goût amer a élu domicile, un goût dont il ne se débarrassera, il le sait, que lorsqu’il boira. Il le sait, parce qu’il a soif. C’est le goût de la sécheresse, avec une touche de fer en arrière-plan. Du sang ? Mauvais signe.
Pourquoi mauvais signe ? En fait, ça non plus il ne le sait pas. Mais c’est son instinct qui lui assure.
Et, alors qu’il croyait que les ténèbres avaient élu domicile autour de lui, un léger filet lumineux traverse ses paupières pour venir se loger directement dans sa rétine. Une douce lumière, agréable, chaleureuse, chaude, presque enivrante.
Et, sur la respiration endormie et le parfum inconnu vient se plaquer une image réconfortante : Yunna Kaltershaft, sa mère. Et alors que les contours de la pièce se dessinent, tout lui revient rapidement.
Boréa, le vol du croiseur, le tir depuis le port, le débris qui lui perfore la taille. L’infection décelée par Adam Lame, l’urgence du voyage à Luvneel pour y trouver un médecin, la rencontre en mer avec Alessandro De Gama, l’échange des deux navires. Luvneel, l’arrivée à bord de Richard Bloody, nouveau chirurgien, l’opération visant à enlever les débris coincés sous la peau, le départ pour Reverse Mountain.
Et soudain, plus rien, jusqu’à aujourd’hui. Rien, sauf un délire continu.
Le réveil fait du bien.