Je pousse la porte du bistrot. Une drôle de porte, un tourniquet posé sur de la toile ; il fait bon, sur Cocoyashi, bien qu'on soit encore qu'en avril. Aussi beau que mes cheveux sont crades et que j'ai besoin d'une douche avec option double récurage. Je me passe une main dans les cheveux comme pour y voir plus clair. Le soleil tape dur. Une belle journée. Chaises bien rangées en terrasse en curieusement déserte. C'est que c'est en train de fermer, que je me suis faite superbement lourdée alors que je voulais juste me boire un demi pour fêter la fin d'une traversée bien longue et bien pourrie. Ils nous ont frettés comme de la marchandise dans une espèce de barge démesurée, sous-off et soldats mélangés, tous à nager dans notre jus. Tous des rebuts de mission, des porteurs de blâmes, des mecs en rééduc' ou en post trauma', bref ; des accidentés du premier feu, ou du second, mais rarement du troisième.
Bref, j'suis sortie en espérant choper un vapeur à voiles ; avant de me rappeler que les vapeurs à voile, c'était pas ici, que c'était sur North Blue, et encore, pas partout. Du coup, j'ai mis les deux mains dans les poches trouées de mon Alabastienne, et je suis partie sur mes deux jambes.
Puis je suis tombée sur un drôle de stand.
-Tiens, on vous laisse cueillir des fleurs de mandarinier pour vos bouquets ?
-Bonjour ! Vous n'êtes pas d'ici, hein ? Mes fils, qui travaillent pour Belmer, éclaircissent les arbres en cette saison, pour que les fruits se développent mieux ! Ce sont des fleurs de rebut, mais voyez comme elles sentent bon !
-Ouais, c'est pas mal.
-Vous en voulez un bouquet ?
-Aller. Celui avec les mimosas, là.
-C'est pour offrir ?
-Pas du tout.
-Merci !
-Laissez tomber la monnaie. Bonne soirée !
Et je suis repartie, en me demandant bien pourquoi est-ce que je m'étais payé un bouquet que je n'aurais probablement pas pu garder, dans le dortoir de cent places en lits superposés et couplés deux à deux où on m'avait parquée avec les autres. Peut-être juste pour pas trop me rappeler que je puais encore le fond de cale et la flemme d'aller faire la queue aux douches communes plutôt que d'aller prendre le frais.
Mais là, j'entends des pas derrière moi, alors que j'allais pousser la porte prometteuse d'un nouveau bistrot. Réflexes militaires obligent, je me retourne en portant une main à la ceinture, où j'ai mon couteau de service bien rangé dans son étui. Et au lieu de planter un agresseur, je fais sursauter un drôle de pingouin.
-Oh, pardon.
En plus, je me suis collée l'affiche, mais j'ai l'habitude, et ça m'empêchera pas de me boire une bière peinarde, en tête à tête avec mes mimosas.
-Non... non, attendez !
-Quoi ?
Ça a l'air important ; il retient d'une main moite la porte qui allait se refermer sur mon ombre. Je le dévisage. Costume trois pièces trop serré, cheveux bouclés, air de jeune premier un peu simplet. Et dans ses mains, un bouquet pareil au mien, à un détail près. Gavé de roses au lieu du mimosa. Ça sent fort, les roses, et j'suis bien placée pour dire que ça sent un peu comme les cadavres au soleil. Véridique. Une odeur forte de tripes sanglantes, c'est pas pour rien qu'il y en a des rouges, et que les autres sont comme veinées. Je me retrouve avec un bouquet d'artères entre les mains. Un peu écœurée, mais surtout très sceptique.
-... vous faites quoi, là ? Et vous êtes qui ?
-Eh bien, c'est pourtant clair : je suis un inconnu qui vous offre des fleurs !
-Et je peux savoir ce qui vous prend ?
Je dis ça sans agressivité, promis. Mais lui, ça le déconcerte à un point où s'il avait encore le bouquet dans les mains, il l'aurait lâché. Un temps de silence. Puis, il bredouille :
-Ben... j'aimais bien votre parfum...
-... je vous demande pardon ?
Rappel du contexte : j'ai voyagé pendant quarante-huit heures dans une barge, entassée au milieu d'une foule grouillante et malpropre de deux-cent sous-off' et soldats ; j'ai juste viré ma veste et mes galons pour être plus à l'aise, et clairement, je pue encore plus que ce foutu bouquet de roses que j'ai manqué d'échapper à mon tour. Une seule explication possible.
-C'est pas très sympa, de vous foutre de ma gueule.
-Non, mais je vous jure, elle sentait comme vous ! Un parfum très féminin et... un déodorant fidèle, elle disait, quand je l'ai revue. Et puis, elle est partie...
-Okay. Je peux aller boire ma pression, maintenant ?
-Comment ! Vous me quittez déjà ?
-Ben... j'vous connais pas, et vous avez quand même l'air un peu louche, quoi.
-C'est normal ! Je suis l'inconnu qui vient vous offrir des fleurs ! J'espère avoir éclairé votre journée.
-Mouais. Au-revoir ?
-Je peux venir avec vous ?
-Non.
J'entre. Je le sens sur mes talons. Je dis bonjour, prend ma pression, me cale au comptoir. Mauvais calcul. Le comptoir, c'est un peu le lieu public du rade, qu'est déjà semi-public en soi. Du coup, l'air de rien, il se cale à mes côtés, et commande sa fillette de kir. Putain. Si elle sentait comme moi, là, maintenant, ça m'étonne pas qu'elle se soit barrée.
-Vous savez, elle aussi, elle était belle et un peu cruelle.
-Mais elle sentait bon, c'est ça ?
-Oh ! Oui.
-Vous êtes un dangereux maniaque.
-Ma mère me le disait souvent.
Je bois mes trois premières gorgées en assoiffée, puis je repose le verre. Je le dévisage ouvertement, maintenant. J'essaye de deviner un soupçon de foutage de gueule ou de pari à la con entre copains dans ses yeux. Mais non. La candeur incarnée. Je serais encore bonne sœur que je lui donnerais le bon dieu sans confession.
-Vous savez au moins d'où elle vient, cette odeur ?
-Bien sûr ! Elle m'a livré son secret avant de partir. Un parfum. Vous devez avoir le même.
-J'ose même pas imaginer.
-Inpulse, elle m'a dit que ça s'appelait !
-Vous vous foutez de moi, là ?
-Mais pas du tout !
-Si, vous vous foutez de moi.
-Non, je le jure sur son nom, à elle !
-Parce que vous le connaissez ?
-...
-Bon.
Comment lui expliquer que « inpulse », c'est le nom du déodorant militaire qu'on nous distribue les jours où on doit défiler ou assumer la présence d'un supérieur tout en étant ou bien en terrain difficile, ou bien dans une base jouissant d'importants problèmes de plomberie. Y'a aussi des délicats qu'en font un stock clandestin pour s'en balancer sous la chemise pendant les transports ou les trucs du genre. Bref. Ce truc, c'est du concentré d'huile essentielle de lavande, ça attaque la peau comme de l'acide, et mélangé aux odeurs corporelles, ça sent la mort. Je dois au moins lui reconnaître un super odorat. J'en ai mis pendant la traversée, pour tuer le temps. Mais faut pas trop en abuser. Y'a quelques mois, y'a eu un branle-bas de combat dans les troupes, comme quoi fallait vraiment faire attention au dosage, parce qu'il y en avait une qui en était morte. Cancer de la peau, qu'ils ont dit.
J'suis pas radine. Je lui explique. Il coince, tire la tronche quand il se trouve forcé de reconnaître que son coup de foudre n'était sans doute pas une jeune bourgeoise élégante, mais une militaire sévère habituée à fréquenter des tas de joyeux soudards et de vieux vétérans. Qu'est peut être, qui plus est, morte du cancer à l'heure qu'il est. Il en perd sa langue. Mais comme je suis plutôt sympa à mes heures, je lui rends son bouquet, lui tape sur l'épaule et lui paye un cordial.
Puis c'est tout. Je suis repartie après avoir vidé mon verre, en respirant dans mes mimosas et mes fleurs de mandarinier. Ça vaut tous les foutus parfums militaires du monde.
Bref, j'suis sortie en espérant choper un vapeur à voiles ; avant de me rappeler que les vapeurs à voile, c'était pas ici, que c'était sur North Blue, et encore, pas partout. Du coup, j'ai mis les deux mains dans les poches trouées de mon Alabastienne, et je suis partie sur mes deux jambes.
Puis je suis tombée sur un drôle de stand.
-Tiens, on vous laisse cueillir des fleurs de mandarinier pour vos bouquets ?
-Bonjour ! Vous n'êtes pas d'ici, hein ? Mes fils, qui travaillent pour Belmer, éclaircissent les arbres en cette saison, pour que les fruits se développent mieux ! Ce sont des fleurs de rebut, mais voyez comme elles sentent bon !
-Ouais, c'est pas mal.
-Vous en voulez un bouquet ?
-Aller. Celui avec les mimosas, là.
-C'est pour offrir ?
-Pas du tout.
-Merci !
-Laissez tomber la monnaie. Bonne soirée !
Et je suis repartie, en me demandant bien pourquoi est-ce que je m'étais payé un bouquet que je n'aurais probablement pas pu garder, dans le dortoir de cent places en lits superposés et couplés deux à deux où on m'avait parquée avec les autres. Peut-être juste pour pas trop me rappeler que je puais encore le fond de cale et la flemme d'aller faire la queue aux douches communes plutôt que d'aller prendre le frais.
Mais là, j'entends des pas derrière moi, alors que j'allais pousser la porte prometteuse d'un nouveau bistrot. Réflexes militaires obligent, je me retourne en portant une main à la ceinture, où j'ai mon couteau de service bien rangé dans son étui. Et au lieu de planter un agresseur, je fais sursauter un drôle de pingouin.
-Oh, pardon.
En plus, je me suis collée l'affiche, mais j'ai l'habitude, et ça m'empêchera pas de me boire une bière peinarde, en tête à tête avec mes mimosas.
-Non... non, attendez !
-Quoi ?
Ça a l'air important ; il retient d'une main moite la porte qui allait se refermer sur mon ombre. Je le dévisage. Costume trois pièces trop serré, cheveux bouclés, air de jeune premier un peu simplet. Et dans ses mains, un bouquet pareil au mien, à un détail près. Gavé de roses au lieu du mimosa. Ça sent fort, les roses, et j'suis bien placée pour dire que ça sent un peu comme les cadavres au soleil. Véridique. Une odeur forte de tripes sanglantes, c'est pas pour rien qu'il y en a des rouges, et que les autres sont comme veinées. Je me retrouve avec un bouquet d'artères entre les mains. Un peu écœurée, mais surtout très sceptique.
-... vous faites quoi, là ? Et vous êtes qui ?
-Eh bien, c'est pourtant clair : je suis un inconnu qui vous offre des fleurs !
-Et je peux savoir ce qui vous prend ?
Je dis ça sans agressivité, promis. Mais lui, ça le déconcerte à un point où s'il avait encore le bouquet dans les mains, il l'aurait lâché. Un temps de silence. Puis, il bredouille :
-Ben... j'aimais bien votre parfum...
-... je vous demande pardon ?
Rappel du contexte : j'ai voyagé pendant quarante-huit heures dans une barge, entassée au milieu d'une foule grouillante et malpropre de deux-cent sous-off' et soldats ; j'ai juste viré ma veste et mes galons pour être plus à l'aise, et clairement, je pue encore plus que ce foutu bouquet de roses que j'ai manqué d'échapper à mon tour. Une seule explication possible.
-C'est pas très sympa, de vous foutre de ma gueule.
-Non, mais je vous jure, elle sentait comme vous ! Un parfum très féminin et... un déodorant fidèle, elle disait, quand je l'ai revue. Et puis, elle est partie...
-Okay. Je peux aller boire ma pression, maintenant ?
-Comment ! Vous me quittez déjà ?
-Ben... j'vous connais pas, et vous avez quand même l'air un peu louche, quoi.
-C'est normal ! Je suis l'inconnu qui vient vous offrir des fleurs ! J'espère avoir éclairé votre journée.
-Mouais. Au-revoir ?
-Je peux venir avec vous ?
-Non.
J'entre. Je le sens sur mes talons. Je dis bonjour, prend ma pression, me cale au comptoir. Mauvais calcul. Le comptoir, c'est un peu le lieu public du rade, qu'est déjà semi-public en soi. Du coup, l'air de rien, il se cale à mes côtés, et commande sa fillette de kir. Putain. Si elle sentait comme moi, là, maintenant, ça m'étonne pas qu'elle se soit barrée.
-Vous savez, elle aussi, elle était belle et un peu cruelle.
-Mais elle sentait bon, c'est ça ?
-Oh ! Oui.
-Vous êtes un dangereux maniaque.
-Ma mère me le disait souvent.
Je bois mes trois premières gorgées en assoiffée, puis je repose le verre. Je le dévisage ouvertement, maintenant. J'essaye de deviner un soupçon de foutage de gueule ou de pari à la con entre copains dans ses yeux. Mais non. La candeur incarnée. Je serais encore bonne sœur que je lui donnerais le bon dieu sans confession.
-Vous savez au moins d'où elle vient, cette odeur ?
-Bien sûr ! Elle m'a livré son secret avant de partir. Un parfum. Vous devez avoir le même.
-J'ose même pas imaginer.
-Inpulse, elle m'a dit que ça s'appelait !
-Vous vous foutez de moi, là ?
-Mais pas du tout !
-Si, vous vous foutez de moi.
-Non, je le jure sur son nom, à elle !
-Parce que vous le connaissez ?
-...
-Bon.
Comment lui expliquer que « inpulse », c'est le nom du déodorant militaire qu'on nous distribue les jours où on doit défiler ou assumer la présence d'un supérieur tout en étant ou bien en terrain difficile, ou bien dans une base jouissant d'importants problèmes de plomberie. Y'a aussi des délicats qu'en font un stock clandestin pour s'en balancer sous la chemise pendant les transports ou les trucs du genre. Bref. Ce truc, c'est du concentré d'huile essentielle de lavande, ça attaque la peau comme de l'acide, et mélangé aux odeurs corporelles, ça sent la mort. Je dois au moins lui reconnaître un super odorat. J'en ai mis pendant la traversée, pour tuer le temps. Mais faut pas trop en abuser. Y'a quelques mois, y'a eu un branle-bas de combat dans les troupes, comme quoi fallait vraiment faire attention au dosage, parce qu'il y en avait une qui en était morte. Cancer de la peau, qu'ils ont dit.
J'suis pas radine. Je lui explique. Il coince, tire la tronche quand il se trouve forcé de reconnaître que son coup de foudre n'était sans doute pas une jeune bourgeoise élégante, mais une militaire sévère habituée à fréquenter des tas de joyeux soudards et de vieux vétérans. Qu'est peut être, qui plus est, morte du cancer à l'heure qu'il est. Il en perd sa langue. Mais comme je suis plutôt sympa à mes heures, je lui rends son bouquet, lui tape sur l'épaule et lui paye un cordial.
Puis c'est tout. Je suis repartie après avoir vidé mon verre, en respirant dans mes mimosas et mes fleurs de mandarinier. Ça vaut tous les foutus parfums militaires du monde.