Une huitaine d’heures plus tard, on a tous dormi un peu, et on commence à avoir faim. Le dernier repas était loin, et y’a rien à grailler, ici. Et on a aussi d’autres trucs à décider.
« Bon, on fait quoi ? Des propositions ?
- Je ne sais pas, il reste quoi à apprendre à qui ?
- Rankyaku, Shigan et Geppou pour moi, fait Joey.
- Pareil avec un peu de Soru encore, ajoute Jeremiah.
- Pas de Soru, dit Era.
- Le Shigan, c’est bon pour moi, restent Geppou et Rankyaku à retravailler.
- Un bout de Tekkai pour moi, achève Victoire. Mais ça devrait aller vite, l’affaire de quelques heures.
- D’acc’. Du coup, j’propose que Victoire et moi, on aille faire une reconnaissance pour voir où en sont les autres. Si on peut, on les pourrira. On prévoit aussi un passage à la cantoche pour récupérer des provisions. Ca colle ? »
Tout le monde semble d’accord. L’adrénaline, qui était un peu retombée avec la fatigue, est à nouveau au max. Comme en mission, un peu, alors que ça devait être un stage d’entrainement tout pépère. Quelque part, j’ai l’sentiment de m’être fait avoir, mais tant pis.
Avec Victoire, on file dans la forêt, elle devant, moi j’suis. Elle connaît le chemin suite à sa longue balade précédente, après tout. On va commencer par aller jeter un œil aux autres dortoirs. Histoire de voir si on peut faire des dégâts fastoche. Le souci, c’est que la première idée a fait des émules. Tous les dortoirs sont brûlés, abandonnés, effondrés. C’est le GM qui va faire la gueule en voyant le budget.
Ca leur apprendra à jouer sur la compétitivité, on est des agents du Cipher Pol, pas des élèves de dix ans en cours de récré.
« Bon ben… Cantine ?
- Oui, allons-y. »
J’ai une vague idée de la direction, sans plus, alors j’suis. Moi, j’me contente de vérifier si on croise pas d’autres traces, et surtout si y’a pas des agents en goguette qui nous collent au fion. Si y’en a, ils sont plus forts que moi, pasque j’ai rien vu. Et j’aime pas trop ça. J’préfère être celui qui se glisse silencieusement derrière les autres que l’inverse.
Personne aime se retrouver du mauvais côté du canon, après tout.
On arrive enfin en bordure de la zone défrichée au centre de laquelle se trouve le hangar de cantine. On est planqué côte à côte dans un buisson, allongés par terre, et drôlement mal installés. On compte pas rester longtemps de toute façon.
« T’vois un truc ? Que j’chuchotte.
- Rien, mais ça ne veut rien dire.
- Ouais, un groupe pourrait être dans l’coin, prêt à sauter sur tous ceux qui veulent un casse-dalle.
- Ca impacterait fortement leurs chances de réussir le petit tournoi.
- Et après ? Ca s’trouve, y’a un pacte avec un autre bureau pour se relayer, ou même laisser la victoire en échange d’une part du gâteau.
- Tu crois vraiment ?
- Non, du tout, on doit être bien trop individualistes pour ça. Sauf p’tet le CP8, mais j’les vois mal se sacrifier pour les autres.
- Quelqu’un peut avoir établi un camp dans le coin, pour surveiller, pendant que les autres s’entrainent à côté. Ce qu’on a fait nous, avec toi qui t’baladais.
- Je ne me BALADAIS pas.
- Ouais, ouais, j’sais.
- Bon, il n’y a pas trente-six solutions. On y va en quatrième vitesse, on récupère à manger et on ressort.
- Okay, lançons le plan Tambouille. »
Victoire hausse un sourcil puis les épaules.
On s’redresse et on court comme des dératés vers l’entrée. Quand une forme apparaît en bordure du sous-bois, un Soru nous propulse à la porte, qu’on ouvre d’un coup de pied. Elle se referme derrière nous tandis qu’on s’arrête en glissant au milieu des tablées maintenant désertes.
« On ne court pas dans ma cantine ! S’exclame une mégère armée d’une louche.
- Hum, pardon. »
J’remets de l’ordre dans mes vêtements, rajuste ma chemise, ma veste, époussette mon pantalon, pendant qu’à côté de moi Victoire fait de même. On n’a pas fière allure, à mon avis. Mais ça fait illusion.
« Il se passe quoi ? Pourquoi quasiment plus personne ne vient manger ?
- Oh, et bien, dans le cadre de notre séminaire, nous faisons un jeu de rôles et d’orientation par équipes.
- Nous n’avons donc pas de temps à perdre, nous devons gagner !
- Oui, oui, c’est ça, les précédents m’ont déjà dit ça. Bon, des tupperwares, c’est ça ? A emporter ?
- S’il vous plaît, Madame.
- C’est Mademoiselle.
- P… pardon. »
Pendant qu’elle donne la bectance, on regarde par les hautes fenêtres. Il fait bien jour, et tout semble calme à l’extérieur. On murmure :
« T’as vu le type ?
- Ouais. M’étonnerait pas qu’un comité d’accueil nous attende dehors.
- Si elle pouvait servir un peu plus vite, aussi…
- On s’sépare s’il faut ?
- Tu connais le chemin ?
- Ca va aller.
- C’est prêt. Bon courage. Et prenez une douche.
- Merci, Mademoiselle. »
Elle a divisé le repas en deux gros tupperwares de tailles égales. Dedans, la même bouffe un peu indéfinissable que d’habitude. Mais c’est à manger. Mon ventre gargouille. J’en prendrais bien un bout maintenant, mais si on doit jouer la vitesse dans l’espoir que le type ait pas le temps de rameuter ses copains, autant y aller à fond.
Victoire ouvre la porte, et j’m’engouffre à toute berzingue dans l’embrasure puis le long du hangar. Trois types dans les fourrés, personne d’autre à l’horizon. Au coin du bâtiment, un Soru nous envoie directement au milieu des arbres. Ils nous ont suivis en faisant pareil, et ont donc pu voir à travers notre plan sommaire.
On s’contente de courir, maintenant. Pas en direction directe du camp, non, mais suffisamment proche quand même pour qu’on ait pas à se cogner toute l’île une fois qu’on les aura semés. D’ailleurs, les semer, ça marche pas trop pour le moment. Ils nous collent au cul comme des hémorroïdes et sont à peu près aussi chiants. J’sais même pas à quel Bureau ils appartiennent. P’tet le quatre, vu leurs sales gueules.
J’adresse un signe de tête à Victoire. J’ai pas envie de courir dix plombes. Ca tombe bien, nos adversaires sont sur nous. Evidemment, pas le droit de tuer, juste de les mettre hors d’état de nuire. J’jette ma boîte à bouffe par terre en m’arrangeant pour qu’elle tombe pas trop mal et s’ouvre en répandant le contenu par terre. Ca serait drôlement ballot, tout ça pour ça.
En face, ça balance des Rankyakus. J’les esquive en m’baissant et en m’planquant derrière les arbres. Ils sont pas assez tranchants pour traverser tout le tronc. Inutile de rester loin, surtout que j’fais pas vraiment confiance à mon propre Rankyaku. J’saute sur un type à l’aide du Soru.
Maintenant que j’vois sa tronche de près, c’est définitivement un CP4. J’reconnais sa sale trogne avec son gros tarin. Il est pas aussi surpris par mon approche que n’importe quel péquaure des blues qu’a jamais vu un Soru de sa vie. Les coups volent entre nous, lui utilisant davantage le tranchant de ses mains là où j’fais appel à mes poings ou mes paumes.
J’sais que Victoire est aux prises avec un autre type, mais le troisième devrait pas tarder à faire sentir sa présence. J’saute en arrière et j’arme un coup de pied. A tous les coups… Ca loupe pas. On est en stage pour le Rokushiki, donc il essaie de m’empêcher d’utiliser le Rankyaku en se jetant sur moi. La position est loin de m’être favorable.
J’agite presqu’ineptement la jambe et forme un Geppou qui me permet d’envoyer un Shigan droit dans son bide. Lui a fait pareil, mais avec une fraction de retard. Fraction que j’mets à profit pour me protéger d’un Tekkai. On tombe tous deux à terre, et j’reprends mon souffle en lui foutant mon pied dans sa tête. Ma collègue a elle aussi réussi à se débarrasser de son adversaire, qui se tient l’entrejambe en gémissant.
Le troisième bonhomme lève les bras et fait signe qu’il se rend. Il veut juste récupérer ses potes. J’sais que le mien s’est pété le doigt sur moi, donc il risque pas de refaire de le malin. Et j’ai drôlement mal au mien, de doigt, même si c’est passé.
On ramasse notre bouffe et on s’éloigne en surveillant quand même. Il reste trois CP4 en balade, a priori, qui pourraient vouloir se venger maintenant que leurs chances sont définitivement compromises. Ou juste abandonner.
Et v’là qu’Harry me fait le même coup que la dernière fois, à sortir d’un putain d’fourré. Chiasseries de formateurs qui font les malins.
« Hey, salut Alric, salut Victoire. La forme ? Ah, vous avez à manger. Vous partagez ? Quoique nan, ça a l’air dégueu.
- … Merci, Harry.
- Bien joué, pour les types. Shigan et Geppou, hein ?
- On trompe pas l’œil de l’instructeur, c’est ça ?
- Un truc du genre.
- Harry est instructeur ? Questionne Victoire.
- Ouaip. Instructeur, la classe, hein ? Mais sinon je suis au Cipher Pol Cinq ! »
Elle pose une main lourde sur son épaule.
« Harry ? Vous allez nous accompagner, je pense.
- Ah ? Moi qui voulais des vacances… »