Debout sur la poupe, une main sur le cordage et l’autre sur une bouteille de rhum, il observait. Il observait la quille du navire fendre les eaux et faire naitre autant d’écumes éphémères avant que les ténèbres de la nuit ne les dévorent à jamais. Seul, l’âme enivrée par la boisson, mais l’esprit encore clair, ses yeux de jeunes loups se portaient à présent vers le ciel. Les nuages s’amoncelaient au-dessus des eaux et leurs teintes noirâtres contrastaient avec les décharges de lumières qui gondaient en eux. Le ciel menaçait la mer en dessous qui lui répondait alors avec fougue. Les vagues se faisaient sans cesse plus violentes. Elles ondulaient à la surface avant de sournoisement jaillir en direction des cieux pour mieux retomber ensuite dans les abysses de l’océan. Et entre ciel et mer, entre Zeus et Poséidon, on retrouvait un élément plus indomptable encore. Il n’obéissait à aucunes lois, à aucunes règles. Plus changeant encore que le sens du vent, plus violent que n’importe quel vague et plus terrible que les éclairs de la foudre : les pirates !
Alors que le monde autour d’eux était en perpétuel conflit, que le tonnerre grondait et que les eaux mettaient à mal le navire, eux s’enivraient tout en mangeant avec appétit. Insouciant, avare, jaloux, vaut-rien, donjuan, ivrogne. Un rassemblement de rebus et de marginaux ivre de rhum et d’aventures. Empreint d’un désir profond de parcourir les mers. Animé d’une soif de liberté qu’on ne peut apaiser. Tandis qu’Albafica ne détourne pas le regard du ciel, il entend les voix et les chants de ceux qui animent le pont. Lentement il sourit et à son tour, il nargue le tonnerre qui vient s’abattre sur une terre isolé à quelques milles seulement. Son rugissement arrive ensuite, accompagné d’un vent violent qui gonfle la grand-voile noire frappé de l’emblème impitoyable. Ce même vent qui gonfle sa poitrine d’un sentiment indescriptible, mais ô combien profond. Un sentiment qui l’enhardit, qui le transcende jusqu’à animer son regard de jeune loup. Comme deux perles d’eaux dans lequel tournoient les éclairs du ciel et les flammes des lampes à huile. Des flammèches qui brillent à travers le verre ou se reflètent les visages de ses compagnons d’infortunes.
L’embarcation est de plus en plus malmenée par les tourments des mers. Au loin, des cyclones se forment et les hurlements du vent jaillissent par rafales jusqu’à chuchoter leurs maux aux bois de la coque qui grince et gémit. En retour, la musique se fait de plus en plus forte. Les cordes pincés des violons crient et emportent dans leurs sillages les voix graves des mines grivoises qui hantent le vaisseau. C’était une nuit d’ivresse, une nuit d’orage, mais tapis dans les brumes et caché dans l’obscurité, le véritable fléau n’avait pas encore parlé.
Le caveau de verre
Putain, il flotte, fais chier.
J’reste dehors quand même, accoudé au bastingage à côté de la barre. Ca pue dans les dortoirs de ces saloperies de Marines, et la cabine, comme l’appelle le capitaine, est tellement exigüe qu’avec la porte fermée j’ai l’impression d’être en aquarium. En tout cas, j’aurai vachement plus de considération pour les poissons rouges à l’avenir.
Engoncé dans mon pardessus, le borsalino bien enfoncé jusqu’aux mirettes, j’laisse les éléments s’affronter sans moi.
Pasque moi, j’suis là pour le boulot.
Les rumeurs courent, mais y’a toujours un gratte-papelard du Cipher Pol pour faire les liens. J’sais pas s’ils ont des mots-clefs ou s’ils se souviennent de tout, mais une vieille affaire qui ressort, j’vais pas la louper. Surtout quand il s’agit de boucler mes propres comptes, et nettoyer les bouts de ficelle qui trainent.
Juste à côté de moi, le Commandant Iota tient fermement la roue qui commande au gouvernail. Il est tout jeune, avec sous le nez ce qu’il ambitionne comme une moustache. Actuellement, on dirait davantage une serpillière ou un genre de mèche qu’autre chose mais personne lui dit. C’est que c’sa première affectation, et il biche, p’tit gars.
Du coup, avec son regard azur fier et indomptable, sa carrure empreinte de la fougue de la jeunesse et ses mains déjà rendues calleuses par les entrainements, il a fière allure. P’tet. D’un rapide mouvement des doigts, j’éjecte mon mégot. En rallumer un autre par ce temps tiendrait de la gageure, et pour retrouver ceux qu’on cherche, mieux vaut ne pas donner trop de signes avant-coureurs. D’ailleurs, les lanternes sont sourdes, et la machinerie efficace de la Marine régulière fait qu’on se croirait presque sur un navire fantôme, sans les voiles déchirées, le bois moisi et les squelettes dans la mâture.
Pour l’occasion, vu qu’il fait nuit et un temps d’chiottes en prime, on a plusieurs vigies. Une à la proue, quasiment en équilibre sur le bout du mât de misaine, l’autre en haut du grand mât. Ca gueule, ça fait des signes. On a dû les rattraper, si bien que quelques instants plus tard, même moi j’vois leurs lumières dans le noir.
Le Commandant Iota donne ses ordres calmement à son second. Il suit le bouquin, j’pense, le guide de tous les gentils petits marines. Devant, ils ont pas très vite. Ils doivent pas se croire pourchassés. On les rattrape en l’éloignant légèrement au large, pour pas être trop grillés.
Puis le timonier donne un grand coup d’roue pour positionner les canons. La manœuvre est audacieuse mais devrait marcher au poil. Ils se doutent de rien. La volée de canons est donnée tout en synchronisation. La bordée s’envole, tapant en dessous du bastingage au plus haut. La plupart des canons tapent dans le bois de la coque, voire l’eau pour le plus excentré, mais deux d’entre eux loupent pas leur coup. J’ai envie de féliciter les canonniers.
Le gouvernail est arraché sans façons.
De là où on est, des bruits bien différents viennent du navire pirate. Comme une ombre, j’apparais à côté du Commandant, lui rappelant silencieusement ce dont on avait discuté. Ce que je lui avais imposé. Son plan était de leur tomber dessus dans la nuit et de la bombarder de loin sans qu’ils puissent riposter. On a de meilleurs canons, de meilleurs canonniers, et un meilleur bateau. Tout bénef, zéro risque. Sur un ordre de sa part, le second signale aux canons de la boucler. Ca sort les fusils, les sabres, et les grappins.
Ca va chier.