Les côtes de Dead End murmurent des chants grivois et des éclats de voix. On ne distingue encore que très mal les contours de l'île et pourtant, son ambiance de milieu de nuit est palpable. Avec une oreille tendue et un brin d'imagination, on peut deviner les bruits de phalanges fracassant des mâchoires, les bouteilles qui chutent sur le pavé et les rires gras. Bienvenu sur l'île des pirates, bienvenu au royaume du Roi Jack. Chez moi? Sur la surface de l'eau, le canot progresse insidieusement. Les falaises, la ville se révèlent. Je prend la direction des falaises. La discrétion, c'est mon "mot d'ordre"... Je déteste cette expression. Je rame donc, jusqu'à atteindre une crique isolée. Je la connais, elle abrite une grotte petite mais suffisante. J'y cache ma barquette et me retournant vers mon singe, lui intime d'y rester. L'animal lui aussi est célèbre, et me balader avec lui sur mon épaule serait la meilleure façon de me faire reconnaître. Ça ne lui plait pas, rien ne lui plait vraiment jamais. Alors je le laisse gesticuler et je me met en chemin. Je traverse la distance qui me sépare de la ville, par gorges et rocher. Dead End a la topographie parfaite pour ce qu'elle est; une île de vauriens. C'est un gruyère, un grand terrain d'jeu de galeries et de recoins. Cette île ne pourrait pas tenir un siège, mais est propice à la guérilla. Tenter de l'ordonner serait folie, il est impossible de contrôler tout ses accès et sorties. Je l'aime bien cette île. Elle m'avait manquée.
Les rochers sont glissants. Une fine bruine coule du grand clinquant, la progression est piégeuse. Mais les bruits sont de plus en plus proches, maintenant, je distingue même de la musique. La ville se découvre, je pose le panard sur la pavé. Mouillé le pavé. Directement, ça me frappe: ça n'a pas beaucoup changé. Toujours les mêmes silhouettes titubantes, les pas chaloupés et l'odeur d'alcool. De sang aussi. La seule chose qui ne soit pas reconnaissable, c'est moi. Avec mon épaisse barbe, mes vêtements crasseux et ma solitude, j'ai la gueule d'un mendiant. De ceux à qui tu donnes un pièce pour pas les pousser vers une carrière plus audacieuse. J'ai laissé mes jouets derrière moi, le péon de base dirait même que je suis désarmé. Héhé. Traînant mes sandales, je foule les allées. Je sais où je vais, je me souviens du chemin. Tout en évitant les vagues. Un gus s'effondre à coté de moi, le pif en sang. Je fais un pas de côté rapide pour le laisser goûter la fange et continue. Son débiteur de claque ne me remarque même pas. Un drôle de sentiment. Je cherche certes à me faire furtif, pourtant ma réussite me frustre. Dans le fond, je voudrais probablement qu'on me fiche, qu'un oeil s'attarde sur ma carcasse pour faire murmurer: ce serait pas Jack? Mais non, je suis invisible. C'est probablement la faute à ma dégaine de pauvre. Personne n'aime les pauvres. Ils font chier. Parce que, j'imagine, ils sont un rappel mauvais que nous sommes tous plus chance que réussite. Quelque soit ton accomplissement, tu l'as tapé grâce à tes mains, ta tête ou la façon dont on t'as appris à les utiliser. Les mains, la tête, ça se reçoit. Ca ne se gagne pas. Tous les gagnants, si petits qu'ils soient, sont des bolus. Et les pauvres perdant leurs claquent cette vérité: tu aurais pu être moi. Hmm. Où peut-être que c'est juste parce qu'ils puent, qu'on les aime pas. Peut-être.
Mais j'arrive. La porte est là. Massive et de bois. Une porte qu'on respecte, celle de l'Obscur Troquet de Dead End. Celle de mon bar. Je ne la prend pas. Je continue mon chemin pour m'engouffrer dans une ruelle, au premier coin d'la baraque. Les déchets, rassemblés en tas plus ou moins gros, jonchent le sol. De pauvres types plus sales que moi tentent d'y trouver le trésor qui les sortira de la mouise. Ou juste la bavette qui les couvrira de la pluie. Alors que je le dépasse, l'un d'eux m'alpague.
"T'es là pour la soupe? Ils l'ont déjà distribuée" qu'il bave.
Louis, et par son intermédiaire, les Obscurs Troquets continuent donc de nourrir les moins chanceux. Bien, un jour, ça servira. Mais moi je suis chanceux, dans le fond, alors je continue mon ch'min sans lui donner un regard, au type. Vrai qu'il pue. Je m'enfonce encore un peu, jusqu'à arriver à une nouvelle porte, beaucoup moins jolie celle-là. Je saisis la poignée. C'est ouvert. C'est normal. Qui irait rapiner le Corsaire Wrath? J'veux dire, surtout pour lui piquer quoi? Du boudin? De la gnôle. Faut vraiment avoir soif. J'entre.