Le Code a écrit: Article 1 : Le noyau essentiel de la piraterie est l'équipage. Celui-ci est, pour le pirate, son foyer, sa famille, son territoire. Toute personne s'engageant dans un équipage devient un flibustier et s'engagera à défendre ses compagnons au péril de sa vie. A contrario, s’il quitte l'équipage, il perd automatiquement son statut de pirate et n’est donc plus soumis au Code.
Et quand on ne parvient pas à trouver un équipage qui nous convienne, on fait comme moi. On cherche. Et en attendant de trouver, comme il faut bien vivre, on mène une vie de pirate solitaire. Oui, ça existe, mais c’est rare. Moins sûr, moins rentable, moins agréable. Mais c’est beaucoup mieux que de se retrouver avec n’importe lequel de ces gars irrespectueux de ma Loi. Et quand on a la bonne technique, on s’en sort bien.
L’avantage d’une chaloupe bien carénée sur un petit navire marchand en fin de vie, c’est sa vitesse. L’avantage d’avoir parcouru la mer par tous les temps, sur tous les types d’embarcations, c’est qu’on peut aisément rattraper – ou distancer, le cas échéant – un bateau dodu manœuvré par un marin d’eau douce qui n’a eu suffisamment d’argent que pour se payer une telle ruine.
Et ce qui est bien avec ce type de marchands, c’est qu’ils paniquent pour un rien. Ainsi, cela fait quelques miles nautiques que je les ai repérés et que je les ai pris en chasse. Assis à l’arrière de mon esquif, serein, je tiens la barre d’une main souple pour mieux épouser les petits creux d’une mer très calme. Le vent est là, accompagné de rafales dérangeantes pour un voilier d’envergure supérieure à la mienne. Ma voile à corne et mon foc m’ont permis de me placer au près pour prendre en chasse ma proie. Et si le marchand veut espérer aller plus vite que moi, il devra se mettre dos au vent, c’est-à-dire se diriger dans ma direction. Quel dommage, pauvre marin, de n’avoir que des voiles carrées sous la main !
Le vent, une donnée vitale en pleine mer. Si vous l’ignorez, vous vous perdrez. Si vous le méconnaissez, vous vous égarerez. Mais si vous savez l’optimiser… alors vous pourrez prétendre à avancer.
Chaque minute qui passe me rapproche donc de mes joyeux lurons, actuels détenteurs de ma capacité à vivre durant les prochaines semaines. C’est vrai, quoi, je n’ai pas choisi d’être pirate pour peiner à me nourrir ! Bon, je n’ai pas choisi d’être pirate, certes. Mais autant en profiter. Et les occasions sont là, c’est moi qui vous le dit.
Je sais qu’ils s’agitent déjà, se demandant quelle est cette chaloupe qui vogue droit sur eux, sans couleur ni fanion destiné à les informer de ses intentions. Ce n’est que moi, mes petits, j’arrive pour vous alléger, peut-être irez-vous plus vite après mon passage ? Ah, mais qu’ils sont lents. Evidemment, peureux, froussards et tocards, ils ont rapidement décidé de tenter de s’éloigner de leur destinée, empruntant la direction opposée à moi. Au près, donc. Avec une voile carrée. Mais quelle bande de boulets…
Comment voulez-vous que des types pareils parviennent à établir un commerce convenable qui fera d’eux des marchands respectables ? Une sortie en mer et ils se font piller, ça ne m’étonne pas qu’après ça ils n’aient pas de quoi se payer un vrai navire. Mais bon, je ne vais pas râler, c’est mon gagne-pain quotidien. Une petite distraction, pour moi.
En me rapprochant, j’entends l’agitation à bord, et surtout l’incompréhension générale. Ne voyant qu’un vieil homme, seul, à la barre d’un petit voilier ridicule de quarante pieds de long, le capitaine-marchand se rassure. Peut-être se dit-il que j’ai besoin d’aide. Le voilà qui se penche à la rambarde du pont, laissant le gouvernail immobile et ayant donné l’ordre de remonter les voiles.
Le demeuré.
Il me laisse ainsi m’approcher, jusqu’à toucher son navire et accrocher ma chaloupe à un de ses points d’amarrage. Je lève les yeux, et trois mètres plus haut, accoudé à la balustrade, le voilà qui se penche vers moi et me hèle :
- Hey matelot, besoin d’aide ?
« Matelot »… Non mais où il a vu qu’on appelait les gens des autres navires comme ça ? Mon gaillard, les seuls matelots que je vois, ce sont les quatre pauvres types de ton équipage, qui s’occupent des voiles et des cordages. Moi, à la limite, je suis un marin. Bon, un pirate, certes, mais ça tu ne le sais pas encore.
- Bonjour mon bon Monsieur, puis-je monter ?
Etre pirate, ça n’a jamais empêché d’être poli et courtois.
- Pour sûr, j’vais vous chercher une échelle de corde !
Allez, vas-y donc, moi je m’attèle à te foutre une telle frousse que c’en sera fini de la propreté de ton pantalon. Les quatre matelots sont encore au-dessus de moi, à m’observer nonchalamment, comme s’il s’agissait du plus grand divertissement de l’année. Eh bah mes pauvres, vous n’allez pas être déçus, c’est moi qui vous le dit. Ils me regardent donc ouvrir un sac placé juste à la base du mât, en sortir une toile noire déjà accrochée à la drisse de tête, et la hisser vigoureusement jusqu’en haut.
- Tenez, je vous mets ça en place !
Le capitaine-marchand est revenu, fixe sa trouvaille au pont et déroule l’échelle dont l’extrémité basse tombe au niveau de mon embarcation. Nickel. Pile à ce moment, ma toile noire est totalement hissée et commence à se faire balloter par le vent. Enfermée depuis plusieurs jours dans son sac, elle se déplie avec difficulté. Poussant un juron, j’agite la drisse pour forcer la toile à se libérer.
Le regard des cinq hommes vient se poser dessus, fanion hissé à leur hauteur, étendard noir flottant au gré du vent, drapeau de pillage et de terreur tant réputé ici-bas maintenant. Le capitaine bégaye, les matelots s’affolent, moi je monte rapidement l’échelle pour surgir sur le pont. Le marchand a donné ses ordres, gueulant, beuglant sur son équipage. Eux se jettent à la cale pour récupérer les quelques armes de bord.
Je dégaine mon sabre d’abordage, avance vers l’homme resté seul, tentant en vain de me raisonner. Je pose délicatement la pointe de ma lame sur sa gorge et l’accule dos à la rambarde opposée, saisis un pistolet de l’autre main et le dirige vers l’échelle de pont. Les matelots surgissent dans trois, deux, un, maintenant !
- Chers camarades, je suis Monsieur Ellington, pirate. Un mouvement de plus et votre capitaine est mort. Pas d’employeur, pas de paye. Pas de navigateur, pas de retour au port. De plus, l’un de vous mourra d’une balle bien placée. Envie de parier ?
La phrase fait son effet, ils se regardent, hésitants. D’un mouvement vertical de mon arme à feu, je les invite poliment à déposer leurs effets, et ils s’exécutent.
- Bien ! Vous trois, vous montez là-haut.
Je leur indique d’un geste le poste de vigie, en haut des haubans. Ils y seront serrés, mais c’est le meilleur moyen de les isoler.
- Toi, va me chercher un sac et met les armes dedans. Vous, capitaine, merci de rester sagement comme ça, sous ma lame. Si par malheur l’un de vos matelots s’écarte de mes dires, je vous en tiendrai totalement pour responsable. C’est bien clair ?
- O-oui…
- Oui qui ?
- … Oui Monsieur ?
- Monsieur qui ?
- Monsieur… Ellington ?
- Parfait. Allez-toi, au boulot !
Je motive le dernier matelot encore sur le pont d’un mouvement de pistolet, et il plonge dans la cale pour en ressortir rapidement avec un grand sac de toile. Il y entasse les armes et, à ma demande, les balance dans mon embarcation.
- C’est parfait. Maintenant, va me chercher le carnet de bord. Avec la liste de toute la cargaison.
Ce qui est vraiment agréable avec les navires marchands honnêtes – et bêtes – c’est cette fameuse liste. Un moyen de savoir exactement ce qu’il y a dans la cale sans devoir y descendre. Un vrai luxe quand on est seul et qu’on doit garder le capitaine en joue. Comme dans ce cas précis, en fait.
Le pauvre matelot revient avec le livret et me le tend, ouvert à la bonne page. Je l’examine, tout en grattant le dessous du menton du capitaine avec la pointe de mon sabre pour bien lui rappeler que je ne rigole pas, et que ce n’est pas cette petite lecture qui me fera l’oublier. J’énumère alors à l’homme d’équipage les denrées que je souhaite qu’il transporte jusqu’à ma chaloupe, puis il s’exécute, toujours placé sous la menace d’un pistolet à silex chargé.
J’ai tout mon temps, et heureusement. Il y a quelques petites choses intéressantes : 600.000 berries de rhum, 700.000 berries de sucre, 900.000 berries de tissus, en plus de 2.000.000 de berries en monnaie sonnante et trébuchante. Une valeur totale de cargaison de deux millions et deux cent mille berries donc, revendable moyennant un petit pourboire à deux millions je dirais.
Soit quatre millions de gain. Fort appréciable. J’en suis même très étonné, il est rare de tomber sur une prise aussi bien fournie et aussi facile à appréhender. C’est… très confortable.
Une fois le transfert terminé, j’invite le matelot et le capitaine-marchand à bien vouloir rejoindre leurs camarades en haut des haubans. Je range mon sabre mais continue à les menacer de mon pistolet tandis que je me dirige vers la barre de leur navire. Quelques coups sur les goupilles en bois, je libère la roue de son encastrement et la fait tourner jusqu’au bord du pont, pour la faire basculer à la mer.
- Messieurs, je vous souhaite un agréable retour au port. N’oubliez pas, lorsque je serai hors de portée, d’aller récupérer votre roue. Elle ne flottera pas éternellement !
Je me laisse tomber dans ma chaloupe, défais les amarres, me dégage de leur navire en poussant avec la jambe et borde ma voile pour prendre le vent.
Lorsque je me suis suffisamment éloigné pour qu’ils osent bouger, je les entends rouspéter après moi. D’un regard je les aperçois descendre des haubans aussi rapidement que possible – c’est-à-dire très lentement – et se disputer pour savoir qui va plonger pour aller récupérer la roue. Un bruit d’un homme qui saute dans l’eau, c’est tout ce que j’entends avant de me retrouver hors de leur portée.
Vent au près, ils me perdront bientôt de vue. Direction la terre, revendre le fruit de mon larcin.