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Devenir un LION


Me voilà naviguant sur les gouffres amers, première fois de ma vie que je prends le bateau sans pouvoir regarder la mer. J'dois avouer que j'me vois pas aveugle pour le reste de ma vie, et pas de plaisanteries fines sur le verbe « voir » j'vous prie. Les derniers événements sont pas des plus sympathiques mais j'dois avouer qu'à part ce léger détail au niveau oculaire, j'prend les choses avec bonhomie, une sorte d'habitude sans doute. J'suis presque remis de mes autres blessures, quelques douleurs subsistent de temps à autres au niveau du thorax et j'sens des croûtes encore bien présentes quand j'passe le doigt sur différents endroits de ma peau, mais ça va mieux. Faut dire que j'ai été chouchouté. L'infirmière a été plus qu'attentive à ma remise sur pied. Et j'espère l'avoir remerciée comme il se doit.

Quelques jours avant de partir, y a un gusse qu'est venu me voir, il m'a annoncé tout un tas de conneries pour finalement me remettre trois breloques et un écusson. Promu lieutenant d'élite sur ordre de plus hautes instances. Pas question de refuser cette fois, ça pourrait en gêner plus d'un. Bref, me voilà comme un couillon, avec des responsabilités supplémentaires, un meilleur salaire et une tonne d'emmerdes. Le seul point positif dans tout ce qu'il m'a dit, c'est qu'au vu de mon état, on m'a accordé un mois de permission, que je puisse aller me remettre des événements auprès de ma femme. L'infirmière a dû faire une tête bizarre parce que le type s'est mis à bredouiller pile à ce moment-là.

Le bateau dans lequel on m'a casé appartient à un marchand d'East Blue plutôt riche. Un gros navire plein à craquer qui file vers Cocoyashi. J'passe le plus clair de mon temps à vagabonder sur le pont en espérant apercevoir quelque chose, mais bon, j'y vois pas grand chose, alors j'fais ce que j'sais faire de mieux, j'entame la conversation avec tout ce qui passe à côté. Et je leur souris. Les hommes , les femmes, les enfants, les marins, les femmes et tout ce qui a vraisemblablement une langue et un cerveau. J'ai appris plein de trucs comme ça, plein de trucs un peu inutiles surtout. Que le capitaine était cocu, que sa femme s'envoyait en l'air dès qu'il partait en mer, que le cuistot avait une certaine tendance à taquiner la bouteille, que le contenu des cales était pas forcément déclaré aux douanes, et que les filles qu'on pouvait croiser savaient faire des choses assez dingues...

« Et vous savez quoi, paraîtrait même qu'on transporte des choses un peu secrètes.
-Des choses secrètes ? C'est à dire ? Illégal ?
-Oh, j'en sais foutrement rien, j'pense pas. Le cap'tain évite de se fourrer dans des affaires trop compliquées, j'pense qu'il s'agit plus de transactions qu'on préfère garder secrète pour éviter que ça s'ébruite.
-C'est généralement le but d'un secret en effet.
-Certains chuchotent qu'il s'agirait d'une arme antique...
-Haha, ils sont bien naïfs vos copains. Une arme antique sur un navire protégé par une si petite garnison. J'aimerais bien voir ça.
-Mais vous pourriez pas avec votre vue qui...
-C'était une façon de parler mon gars. Si vraiment il y avait transaction d'arme antique, j'suis persuadé qu'on serait sous protection d'un amiral et de quelques cuirassés. M'enfin, si ça chuchote comme ça c'est qu'il doit effectivement y avoir quelque chose. »

Voilà, des babillages plus ou moins intéressants. Ça m'occupe. Parce que bon, le voyage est plutôt banal, d'une triste lenteur comme on pourrait s'y attendre d'un bâtiment aussi grand. J'ai aussi discuté avec les hommes qui s'occupent de la protection dudit navire. Des gars fiables et bien entraînés, une vingtaine d'hommes de la Marine. Le marchand, Amédée qu'il s'appelle, a en plus engagé un chasseur de primes, converti au mercenariat pour gagner sa croûte de façon un peu plus régulière. Un gars plutôt sympa, quoiqu'un peu imbu de sa personne, mais qui a une conversation souvent plus intéressante que la plupart des marins.

« Vous ne m'avez pas dit, Kosma, comment ça s'est passé sur Goa ?
-Que veux-tu que j'te dise l'ami ? Ça s'est entre-tué dans tous les coins. Un vrai carnage, une manière de faire qui me convient pas. J'ai sauvé le plus possible de pauv' types que j'pouvais, mais avec un tel commandant, c'étaient des efforts un peu vains.
-Morneplume ?
-Tout juste, j'comprends pas bien sa façon de penser, mais j'imagine qu'il doit y avoir un raisonnement derrière tant de violence.
-Il combattait pour le bien du peuple, non ?
-Haha, on combat tous pour le bien du peuple, seulement, certains sont plus à même de tirer une balle entre les deux yeux d'un gamin plutôt que de tenter de lui ouvrir les yeux d'abord.
-Vous avez déjà tué un homme ?
-Tu sais, j'ai beau détester ça, il y a des situations qui ne nous laissent pas le choix. Alors c'est dur, mais j'préfère crever un type moi-même plutôt que celui-ci ne se charge d'abattre des dizaines de civils qui n'ont rien demandé d'autre que la paix. »

Il me regarde intensément, j'sens bien qu'il est en accord avec moi, d'une certaine manière, mais j'me doute aussi qu'il doit moins hésiter que moi avant de zigouiller un type. Quand il pense qu'un homme est nocif, il n'y regarde pas à deux fois, il agit. Pas de remords. Alors que j'pars du principe qu'il n'existe pas d'hommes mauvais, seulement des gens perdus. Qu'il faut parfois raisonner d'un bon coup de poing dans la gueule certes, mais le meurtre est une extrémité dont il faut user avec le plus de précautions possibles.

« PAVILLON NOIR ! CA FONCE DROIT SUR NOUS ! »

Oh, oh... Et moi qui suis en permission.
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Le pont assourdissant autour de moi hurlant, tandis que le fracas des canons retentit à divers endroits du navire, brisant la coque et déchirant ce qui se trouve sur le passage des boulets. Hommes et femmes crient, on entend des tirs à droite et à gauche et moi, complètement désorienté au milieu de cet océan de détresse et de mort, j’essaye par tous les moyens à ma disposition de chopper quelqu’un qui pourrait m’dire ce qui se passe exactement. Environ toutes les vingt secondes, j’suis bousculé par quelqu’un, que ce soit un soldat, un civil ou qui que ce soit d’autre sur le bateau, qui prend même pas le temps de faire attention à c’que j’dis. Bon, je n’vois rien et j’ai la formidable impression d’être invisible.

Finalement j’me résout à utiliser les poings, j’arrête un type qui passe à côté de moi d’un direct à l’estomac -enfin, de ce que j’pense être approximativement l’estomac- et je l’oblige à m’emmener jusqu’à la cabine du capitaine.

« Je ne peux pas, ils… ils viennent d’aborder le navire, j’ai jamais combattu de ma vie moi, et la cabine c’est… c’est…
-Tiens, monte sur mon dos, tu m’donnes la direction et tu m’dis si les gens que je rencontre sont des pirates ou pas.
-Euh…
-C’est pas une question gamin, situation d’urgence. »

Et v’là le jeune matelot qui s’agrippe à mon dos. Il voit mal comment un gars de ma carrure va réussir à le porter sans doute, mais je sais qu’en faisant ça tranquillement, j’y arriverai bien. Les premières instructions sont plutôt faciles, il bégaie pas trop et les seuls pirates qui arrivent à ma hauteur ont déjà plus ou moins expiré. J’entends le détachement de Marines qui s’acharne à garder les malfrats hors du navire, sans doute pas bien facile. Au fur et à mesure que j’me rapproche de ma destination, j’me vois forcé d’enjamber de plus en plus de cadavres et l’odeur du sang et de la mort me transperce les narines. Pris d’un élan de panique à l’arrivée d’un pirate intact, mon matelot a sauté de mon dos et s’est enfui à toutes jambes. J’frappe comme je peux, le plus fort possible pour compenser mon manque de précision et j’continue d’avancer dans la masse, beaucoup plus rapidement qu’avant. Mes blessures, qui commençaient tout juste à cicatriser se rouvrent, mes articulations me font mal, je n’entends presque plus les cris tant le bourdonnement à mes oreilles provoqué par l’afflux sanguin se fait fort. Je me force à mouliner de mes deux bras, la plupart du temps dans l’vide, j’vais pas tarder à recevoir un coup mortel, j’le sens bien. Je m’effondre.

***

« Kosma ! »

Des appels répétés me réveillent. J’sais pas combien de temps j’suis resté dans cet état là. Pas très longtemps à entendre les cris qui continuent, un peu étouffés tout de même. J’dois plus être à l’air libre. Le chasseur de primes continue de me parler, et de m’expliquer la situation. J’suis dans la cabine du capitaine, le navire est presque tombé dans les mains des pirates. Seules cette pièce et une cale -dont l’unique accès est une trappe située dans cette même pièce- semblent encore avoir échappé au contrôle des malfrats. Le reste des Marines encore vivant est toujours en train de se battre et ne tiendra plus longtemps. Dans un coin de la pièce, notre bon vieux marchand marche de long en large, il doit être terrorisé.

« Bon, j’ai bien compris. Il n’y aurait aucun moyen d’évacuer le navire ?
-Évacuer le navire ?? Vous êtes fou, et la cargaison ?
-Haha, donc vous êtes près à risquer encore plus votre vie pour votre argent, je ne comprendrai jamais cet esprit.
-Que voulez vous faire lieutenant Kosma ? »

Le chasseur d’ordinaire si sûr de lui semble tout à coup beaucoup moins à l’aise. Je n’irais pas jusqu’à dire lâche, car selon toute probabilité, c’est lui qui m’a tiré d’un très mauvais pas quelques minutes plus tôt. Je réfléchis quelques instants supplémentaires. Si seulement j’avais mes yeux.

« Les types qui se battent là, faites les rentrer et barricadez la cabine. Nous aurons plus de chances si nous gardons quelques forces.
-Bien. Mais nous ne pourrons pas tenir très longtemps. Nous manquons de vivres et ils ne manqueront pas de défoncer les murs.
-Sans nul doute. Amédée ?
-Oui ? Me répond une voix hésitante.
-Amenez-moi dans la cale, je pourrai peut-être y trouver de quoi nous défendre.
-Mais…
-Quoi ?
-M’sieur Kosma, vous ne pensez pas à vous déplacer vu votre état.
-Si je ne me déplace pas, mon état risque de grandement empirer dans les quelques minutes qui viennent. Soyez sympa, ouvrez cette trappe.
-Vous n’y trouverez rien qui…
-Vous avez des choses à cacher ? Je ne suis pas là pour inspecter vos affaires. Et je me doute bien que la cargaison la plus intéressante de ce navire doit se trouver là, juste sous nos pieds.
-Eh bien…
-Votre vie est plus importante que vos secrets, ne me faites pas perdre mon temps, mon ami. »

Me fait bien rire ce gars-là. Le marchand honnête mais pas trop qui a peur de l’inspection détaillée d’un lieutenant d’élite de la Marine. De toute façon, même si on me pose la question, je pourrai répondre que je n’ai rien vu d’illégal. Je m’appuie sur l’épaule du mercenaire qui m’emmène jusqu’au bord de la trappe. Notre ami Amédée s’est enfin décidé à l’ouvrir et j’entends cliqueter le cadenas. Derrière moi, on fait rentrer progressivement les quelques Marines survivants du carnage. Je m’accroche aux barreaux de l’échelle puis je descends jusqu’à ce que je sente le fond de cale. Je devais être dans le noir car j’entends craquer une allumette à côté de moi. Bon, inspectons ça rapidement.
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Il me semble soudain que mon sang coule à flots, et alors que j’tâte vainement mon corps pour tenter d’y déceler une blessure ouverte, on me guide par le bras pour faire le tour de la pièce. J’ai l’impression de me déchirer en deux à chaque fois que je fais un mouvement. De ce que mon guide me fait ressentir, y a pas masse de choses dans cette petite cachette. Principalement des bouteilles, de la nourriture et deux ou trois paquets pas très réglementaire qui doivent transporter quelques cargaisons de drogues ou autres conneries du genre.

« Pas une seule arme ?
-Pas grand chose qui y ressemble.
-Allez me chercher Amédée. Il doit me cacher quelque chose de plus. Pourquoi m’aurait il refusé l’accès de la cale pour quelques bouteilles dont je ne peux vérifier la provenance et des sachets de farine ?
-Je… N’sais pas. J’vois vraiment pas ce qu’il y aurait d’intéressant dans tout ce fatras.
-C’était une question rhétorique, il finira par nous la dire. Je mets ma main à couper que ça pourrait nous être très utile. Allez, pas de temps à perdre. »

J’profite de ce que l’chasseur aille chercher mon marchand préféré pour me poser à terre, contre un des murs de la salle. J’écoute c’qui se passe. Les pirates ont arrêté de tirer à tout va. Ils doivent se dire que couler les bateau pour récupérer la marchandise après, c’est pas une bonne idée. C’est sans doute notre chance. Des quelques voix que j’entends au dessus de ma tête, on n’est plus que quelques rescapés à pas être tombés aux mains de ces types. Soit je m’y connais mal, soit ils ont pas dû faire beaucoup de survivants. Tant pis, me reste plus qu’à trouver un plan pour qu’ils épargnent le reste. C’est à dire environ une demi-douzaine de personnes, peut-être un peu plus.

« Vous m’avez demandé m’sieur Kosma ?
-Mon cher Amédée, j’ai inspecté votre cale dans les moindres recoins. Et je n’y ai pas trouvé le moindre truc intéressant. Nous sommes condamnés. Pour le moment, nous sommes toujours en vie, mais ce n’est qu’une question de minutes.
-Ça fait très mélo dit comme ça. J’me demande bien comment not’ petit marchand va pas chier dans son froc si la personne la plus compétente du navire lui dit qu’il va crever.
-Je vous entends. Du coup vous n’avez rien trouvé ?
-Rien.
-Bien… bien.
-J’aurais dû y trouver quelque chose ?
-Je… Non, bien sûr que non.
-Ce qui m’étonne, c’est que vous m’avez refusé l’accès à la cale dans un premier temps. Bizarre s’il n’y avait rien que je puisse y trouver dans mon état. Vous ne croyez pas ?
-C’était pour ne pas vous faire perdre de temps… Je…
-Je pense plutôt qu’il y a effectivement quelque chose dans cette cale que vous souhaitez cacher au gens de ce navire. Et la raison pour laquelle je ne l’ai pas trouvé, c’est que cette chose ne doit pas sembler bien intéressante au premier abord, quand on ne s’y connaît pas. Et si je pousse mon raisonnement plus loin, il se pourrait que ce soit la seule chose qui puisse nous garder en vie plus de quelques heures. J’me trompe ? »

J’me trompe pas, j’en suis persuadé. Et le silence que ma dernière petite tirade a instauré dans cette atmosphère déjà pleine de tension dément pas mon intuition. Je sais absolument pas ce que c’est, mais on cache ici quelque chose de rare et de potentiellement dangereux. Dangereux pour nous ou pour les pirates, je n’saurais dire vraiment. J’pense que j’aurais abandonné les recherches beaucoup plus rapidement si les conversations diverses avec les marins m’avaient pas fait parvenir des rumeurs sur une cargaison secrète du bateau. Les rumeurs sont souvent fondées sur une base de vérité. Alors ce n’était certainement pas l’arme secrète dont m’avait causé un matelot, mais ça serait certainement utile.

J’me racle la gorge pour signifier au marchand que j’attends. Pas mon habitude de presser les gens mais bon, pas trop le choix. Ce n’est qu’une question de minutes avant que les pirates ne viennent défoncer la porte pour nous achever dans un concert de coups de feu. Ou, s’ils sont plus intelligents que ça, ils pourraient même couler le bateau après l’avoir vidé, sans même risquer leur peau pour nous buter. A priori, ils ne savent pas que toutes les cales ne sont pas disponibles depuis le pont du navire. Sentant qu’Amédée ne se décide toujours pas à parler, je reprends d’un ton calme :

« Si vous avez quelque chose qui puisse nous faire survivre à cette attaque de cinglés des mers, donnez le moi. Je vous rembourserai le prix de votre perte une fois en sécurité. »

Le marchand retient son souffle, puis je l’entends se déplacer dans sa cale. Il farfouille un peu, j’entends divers craquements, des objets qui tombent pendant qu’il cherche ce que je lui ai demandé. Au bout de cinq bonnes minutes, voilà qu’il revient vers moi. J’vois pas sa tronche, mais j’ai aucune peine à l’imaginer. Le teint blafard, toujours réticent, mais qui a trop peur de ce qui se passerait s’il faisait pas ce qu’on lui d’mande. J’peux même sentir son regard se poser sur moi, vérifier une énième fois s’il peut accorder sa confiance à un type qu’est même pas capable de le fixer dans les yeux, faute de savoir où ils se trouvent.

« Ce que je vais vous donner, lieutenant Kosma, est un objet d’un valeur extrême, que je n’aurais vendu qu’à prix d’or, et au plus offrant.
-Qu’est ce que c’est ?
-Vous me promettez de me rembourser ma perte ?
-Dans la limite de mes moyens, je ne suis pas richissime non plus. Qu’est ce que c’est ?
-C’est un fruit du démon. »

Un quoi ? Jamais entendu parler de ce machin. Un fruit, certes, je sais bien ce que c’est, mais pourquoi du démon ? Ça m’dis rien qui vaille. À côté de moi, le chasseur tressaille. Il doit savoir ce que c’est. Amédée me tend un objet de la taille d’une pastèque mais dont la surface est remplie de petites aspérités. J’tâte un peu la surface, mai ça m’rassure pas des masses. Est-ce qu’on a le temps de m’expliquer ce que c’est ? J’en doute. Par contre, j’vais demander comment on s’en sert. Parce qu’à part le balancer sur la gueule des types en face en espérant viser assez bien pour leur faire une grosse bosse, j’vois pas.

« Et donc ? Merci, mais j’en fais quoi ?
-C’est vous qui m’avez demandé de vous apporter ce que je n’voulais pas que vous trouviez.
-Je repose ma question, comment on utilise ce “fruit du démon” ?
-En le bouffant, c’est un fruit…
-Ça parait logique. »

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Cette vie est un hôpital ou chacun veut sauter dans le lit du voisin. Ou quelque chose du même acabit. Quoi qu’il en soit, c’est directement à cette phrase que j’pense quand j’entame la première bouchée du fruit. Que c’est dégueulasse. Franchement, on n’a pas idée de donner un goût aussi infâme à un truc qu’on appelle fruit. Je m’efforce de pas faire le difficile et j’croque un autre bout. Ce qui est formidable avec cette chose, c’est qu’elle n’est pas du tout à la hauteur de mes attentes. J’voulais que ça m’regénère les os que ça ferme mes coupures et que ça m’remette un peu d’pétillant dans la rétine mais non. J’ai toujours autant mal, j’y vois toujours que dalle et j’mange un truc dégueu. Bah. J’me dis que peut-être ça fonctionnera mieux si j’finis de bouffer ce machin du démon.

« Lieutenant ?
-Mh ? Que j’fais en avalant la dernière bouchée, mélange d’amertume et d’acidité, sans la moindre trace de sucre pour relever le goût.
-On pourrait savoir ce que ça fait votre machin ?
-J’en sais foutre rien gamin. C’est à notre ami marchand de nous l’dire.
-Euh…
-Attendez, vous me filez un truc dont vous connaissez même pas les effets ?
-C’est à dire que… Il existe un grand nombre de fruit du démon, qui donnent chacun à la personne qui les mange une sorte de “pouvoir” spécial. J’ai acheté celui-ci à prix fort, mais la personne qui me l’a vendu ne savait pas non plus…
-Donc si ça se trouve, je vais tomber sur un machin complètement naze ?
-J’en doute.
-Vous n’en savez rien, pas vrai ?
-...
-Bon, eh bien, c’est pas grave. Il y a autre chose dont je dois être mis au courant avant d’aller tenter ce pouvoir qui risque de ne pas du tout marcher sur des ennemis qui ne cherchent qu’à me buter ?
-Euh… Je vous conseille d’éviter de tomber à l’eau.
-Comment ça ?
-Il me semble… Enfin, je crois… Je suis presque sûr que les utilisateurs de tels fruits éprouvent, après ingurgitation, une incapacité à nager.
-... »

Je reste sans voix. Pourquoi donc ai-je fait la connerie de bouffer ce truc avant d’en connaître les effets. Si jamais je me retrouve avec un truc qui ne me permettrait pas de venir à bouts des gusses dehors que fait-on ? Bon, ne paniquons pas et tâchons de garder le sourire, ça vaudra mieux. Je demande au chasseur de m’aider à remonter en cabine. Je ne sens toujours aucun changement particulier, j’ai toujours mal partout, et je me sens totalement impuissant. Si de tels pouvoirs existent, comment parvient on à les utiliser ?

Dans l’exiguïté de la cabine, seuls quatre des vingts Marines présents sur le navire pour le protéger sont là. Sur mon ordre. Ils se seraient battus jusqu’à la mort, emportant le plus de pirates avec eux si je ne leur avait pas ordonné de rentrer. Avec nous, une femme. Je ne le sais que depuis que je suis remonté, mais d’après Amédée et le chasseur, elle est là depuis le début. Elle ne parle pas et se terre dans un coin. Quand je suis remonté, je l’ai sentie. Comment ? Je n’en sais rien. J’ai su qu’il y avait quelqu’un là et j’ai demandé à mon pote mercenaire qui c’était. La réponse était trop vague pour que je me fasse une véritable idée. Maintenant je sens juste des relents de frayeur me parvenir de son côté. Chez les Marines, c’est surtout l’odeur du sang qui parvient à mes narines. Je me doute bien que ces nouvelles sensations olfactives sont dues au fruit. Si celui-ci ne me permet que de développer mon odorat, on n’est pas dans la merde.

Quelques minutes passent, pendant que j’analyse chacune des odeurs qui me parviennent. Je secoue la tête pour évacuer tout ça. Elles m’empêchent de réfléchir. J’réunis les Marines restants ainsi que le chasseur de primes. Il m’a toujours pas dit son nom. J’crois que personne le connaît, c’est louche mais j’ai d’autres chats à fouetter. Les cinq gars sont prêts à me suivre. De toute façon, soit ils crèvent en attendant calmement, soit ils tentent leur chance avec moi. On va tenter une percée. L’idée m’est venue en reniflant les odeurs du dehors. Je sens qu’il me reste assez d’énergie pour tenter de sauver les quelques personnes encore vivantes à bord.

« Amédée ?
-Oui ? »

J’le sens hésitant, il doit penser que je vais encore lui demander quelque chose. C’est pas tout à fait exact. Je lui explique en quelques phrases ce qu’on va faire. Puis j’lui dis de descendre dans la cale avec la demoiselle, pour leur sécurité. On placera un truc sur la trappe pour pas qu’un p’tit malin vienne les buter trop facilement quand nous autres soldats auront le dos tourné. Il accepte. Il n’a pas le choix. J’le gratifie d’un large sourire puis je vais m’agenouiller devant la jeune femme pour lui déballer le même type de speech. J’sens son souffle apeuré, elle vient de lever son visage vers moi. J’ai pas le temps de la réconforter comme il se doit, je lui enserre amicalement le bras, toujours en souriant. Un sourire confiant. J’vais nous sortir de ce merdier.

En dix minutes nous voilà prêts, le marchand et la femme sont descendus. On a caché la trappe et nous voilà parés au combat. Dans quelques secondes on va ouvrir la porte et j’vais aller dérouiller du pirate. J’aime pas ça, mais je retiendrai pas mes coups. Alors voyons voir ce que ce nouveau “pouvoir” me permet de faire. J’suis sur les starting-blocs, la porte s’ouvre et j’fonce, prêt à foudroyer le premier troufion passant à ma portée.

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J’suis d’une nature purement contemplative et tout à fait impropre à l'action, cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, j’agis quelquefois avec une rapidité dont je me serais cru moi-même incapable. Et j’me surprends à décocher des crochets et directs particulièrement violents aux pirates sur mon passage, visiblement pris de court par cette attaque venant de nulle part. J’avance comme une furie en direction de tous les gars que j’peux affronter, j’les sens sur mon chemin. Mon poing s’abat à droite et à gauche. L’adrénaline me fait pousser des ailes et atténue ma douleur. D’autant plus que, si mes coups atteignent généralement leur cible sans trop de problèmes, malgré ma cécité, il n’y a rien qui me permette d’éviter ceux des autres. Pour un coup que je donne, j’en encaisse deux. Derrière moi, ma petite troupe de combat s’assure que j’ai bien mis chaque pirate sur lequel j’ai frappé hors d’état de nuire. Et dans le doute ils en remettent généralement un coup.

Progressivement, les pirates que j’affronte sont de plus en plus prêts à me recevoir et j’ai de plus en plus de mal à les battre. Je finis par être stoppé dans mon élan par un groupe de quatre. Ils m’encerclent, et petit à petit se rapproche en donnant des coups. Je ne peux que riposter en filant moi-même quelques attaques plus ou moins efficaces. Merde. J'agrippe le bras du pirate le plus proche de moi, lui fais subir une légère torsion pour me retrouver en position de force. Malheureusement, son partenaire est plus rapide et la poignée de son sabre m’atteint au niveau de la tempe, ce qui me force à lâcher prise. Du monde se joint au petit groupe que nous formons. Deux nouveaux pirates et ma petite troupe se lancent dans la bataille. Me reste plus qu’à prier pour qu’on en ressorte vainqueurs.

Je m’écarte un peu du lieu de l’échauffourée. J’essaie d’analyser notre situation. Selon les effluves qui parviennent à mes naseaux, y a encore un groupe de pirate qui arrive. Remontant des cales. J’me dis qu’il doit bien rester des types sur leur navire, donc ils nous dépassent complètement en nombre. Trouver une solution. Alors que la percée me paraissait quelques minutes plus tôt la solution la plus intelligente, j’me dis quand même que c’était une sacrée connerie. Tant pis, j’improvise, j’vais suivre mon instinct.

Et mon instinct me dit de déchirer la gorge du type qui me fonce dessus.

Le tout se passe en un éclair. D’un bond, je saute sur le type et j’enfonce mes crocs dans sa jugulaire. Son corps tombe, ma mâchoire se relâche et je sens le sang du type me couler le long des babines. Un saut supplémentaire et je déchire l’abdomen du suivant de ma large patte griffue. Il me faut quelques secondes pour me rendre compte que je ne suis pas dans mon état normal. À côté de moi, le combat s’est figé. En une fraction de seconde, il semble que j’ai renversé la situation. On braque des armes sur moi et on fait feu, les balles qui me traversent en me mordant la peau me tirent des rugissements de douleur. D’une rapide extension je saute sur mes agresseurs, mes mâchoires claquent.

« Kosma ? »

La voix du chasseur de primes bourdonne à mes oreilles. Je lève la patte vers lui, rentrant mes griffes pour ne pas le blesser. Il m’agrippe au niveau du poignet et me relève. Je retrouve aussitôt mon esprit et je fais quelques pas. Ce sont bien les pieds du lieutenant d’élite Kosma qui m’aident à avancer, et ce sont bien mes mains qui caressent machinalement mon visage d’où ne peut s’empêcher de pointer cet éternel sourire. Après un court temps d’absence, je me retourne vers mes hommes. Deux des Marines sont tombés au combat. Et à en juger par les exclamations qui se rapprochent, ils ne risquent pas d’être les derniers.

« Qu’est ce qui s’est passé ?
-Un lion, vous vous êtes transformé en lion.
-Non ?
-Sisi. Et selon moi, vous feriez bien de vous retransformer dans les quelques secondes, on a de la compagnie.
-Je sais. »

Cette information est complétée par une volée de tirs dans notre direction. Je sais désormais ce qu’il faut que je fasse. Je n’ai pas encore tout à fait compris comment changer de forme à volonté, mais je sais que je peux le faire, ça m’est amplement suffisant. Les pirates sont presque sur nous, je tourne mon visage dans leur direction.

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Je n’ai plus qu’une idée en tête, me battre pour survivre.
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Je les frappe sans colère et sans haine, comme un boucher. Mes crocs agressent une nuque découverte tandis que mes griffes s’enfoncent dans la chair sans aucune difficulté. Je ne sens autour de moi qu’un amas de proies qui tombent une à une sous mes coups. À peine ai-je vaincu un homme que déjà j’en détruis un second. Il y en a toujours plus. Et malgré ma force féline, je me sens déjà fatigué, usé et mon énergie diminue au fur et à mesure que mes atouts de fauve déchiquettent le monde autour de moi.

C’est ce moment où ma vivacité se relâche que choisit un énorme gourdin pour me percuter le crâne. Mes paupières papillonnent et il me semble apercevoir, juste un instant avant de perdre conscience, des ombres qui se déplacent devant mes yeux à moitié clos.

***

Lorsque je reprends conscience, tout est calme autour de moi. Je suis enfermé dans un endroit sombre, mais je parviens à capter quelques rais de lumière. Il me faut un peu de temps pour comprendre où je suis. Déjà le temps que mes yeux se réadaptent à la vision. Je ne sais pas comment ça se fait, et honnêtement, je m’en fous, mais je vois. Aussi clairement qu’avant Goa. J’ai un mal de crâne à assommer un éléphant, mais je vois, c’est l’essentiel. J’ouvre la bouche et sors un son, mais la douleur est forte et je sens ma trachée comme percée de mille aiguilles.

Une forme bouge à mes côtés. Je ne parviens pas à l’identifier. Je regarde mes propres mains, elles sont attachées par une corde. Contrairement à ce à quoi je m’attendais, les pirates ont fait des prisonniers. Moi et… Un autre. J’essaie d’articuler un mot.

« Qui ? »

J’ai murmuré ça tellement faiblement que je ne suis pas certain que l’autre m’ait entendu. Je réessaye d’attirer son attention. Il finit par se retourner dans ma direction. C’est un petit homme râblé et au crâne chauve, les yeux soulignés par de grosses cernes, il a le nez étrangement tordu et les traces que je remarque m’indiquent qu’il a été cassé. Il souffre de plusieurs entailles et probablement de plusieurs fractures.

« John Marburt, chasseur de primes. »

Je reconnais là la voix du type que j’ai côtoyé pendant toute la traversée, et j’peux enfin mettre un visage et un nom dessus. J’sais pas vraiment ce qui l’a poussé à me dire son patronyme alors qu’il avait refusé les quarante-six premières fois, mais j’vais pas poser la question. J’esquisse juste un sourire pour lui signifier que je l’ai reconnu. Je jette un coup d’oeil une nouvelle fois tout autour. La cale est vide. Seul un escalier qui monte sur une porte d’où jaillissent les quelques particules de lumière qui nous permettent de voir est visible. Nous attendons ainsi, silencieusement, et très longtemps.

Quand la porte s’ouvre enfin, il fait presque nuit. Deux pirates nous agrippent et nous sortent violemment de notre trou. En moins d’une minute, nous voilà balancés comme de vulgaires sacs sur le pont du navire. Et une voix nous crache de relever la tête.

Quand j’aperçois le propriétaire de la voix, je ne peux que me rendre à l’évidence, ses intentions ne sont pas des plus pures. Il appuie son grand corps émacié sur un énorme bâton. Probablement le gourdin qui m’a assommé durant la bataille. Un large sourire déforme son visage poupin. Un gigantesque chapeau complète l’étrange tableau. Il fait claquer sa langue à intervalles réguliers. Ça y est, j’en ai la certitude, c’est un timbré.

« Bon, bon, bon, bon, bon, bon, bon… À qui donc ai-je affaire ? La carte de chasseur de primes du monsieur ici présent nous dit monsieur Marburt. Enchanté monsieur Marburt, mon hospitalité vous convient elle ? Tt Tt Tt Tt. Oui ! Forcément. Passons au gros minet. Lui n’avait pas de papiers sur lui, seulement un pistolet complètement rouillé et sans balles. Qui t’es ?
-Miaou.
-Ce n’est pas très gentil de se foutre de moi. Il faut que je devine ? Alors ? Hum… Je donne ma langue au chat ! »

Il continue à parler tout seul de sa voix aiguë et rieuse, une voix de crécelle qui me vrille les tympans. Je n’écoute qu’à moitié ce qu’il raconte. J’analyse la situation. Aucune chance de s’en sortir dans l’état où je suis. D’après Amédée, je ne peux pas nager et je n’ai plus la force de combattre, et même si je l’avais, ils me submergeraient de nouveau. Me reste donc une solution, traiter avec le barge en essayant de savoir ce qu’il attend de moi. S’il souhaite seulement me vendre comme esclave parce qu’un matou mignon ça rapporte ou s’il a d’autres projets en ce qui me concerne. De même pour John, je voudrais bien savoir ce qu’il lui veut.

« Hum.
-Tt Tt Tt. Ca se décide enfin à parler ? Et qu’est ce que ça dit ? J’espère pas trop de saloperies, sinon, je me verrais contraint de punir le vilain minou.
-Je suis Angus Hadži, fais-je en sortant les deux premiers noms qui me viennent à l’esprit, des souvenirs de Goa.
-Bien, Angus, j’avais besoin d’un toutou, tu es désormais mon animal de compagnie. Quant à toi Johnny Johnny, ton aide va m’être précieuse, ton statut de chasseur de primes devrait me permettre de passer Reverse Mountain sans trop de problèmes. Par ces temps de troubles, il ne vaut mieux pas avoir une tête primée pour emprunter ce chemin, Tt Tt Tt Tt. Vous allez donc montrer patte blanche à ma place. »

À en juger par ce que je venais d’entendre, je ne serais pas rentré chez moi de sitôt. Et me voilà direction Grandline, quel bordel. Heureusement, le taré n’avait pas l’air d’avoir envie que sa nouvelle attraction bestiale ne crève, j’allais probablement être soigné, et c’était plutôt une bonne chose.

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